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Les forcats de l’or noir

publié le 18/03/2008 | par sylvain tesson

Les ressources de pétrole sont en voie d’épuisement. Certains
experts ne donnent pas vingt ans d’existence aux gisements connus. Dans
ce contexte de pénurie annoncée, les réserves de la mer Caspienne,
longtemps négligées, sont un trésor. Les grandes puissances se sont
ruées au festin des hydrocarbures caspiens à la chute de l’URSS. Pour
les compagnies pétrolières, une seule obsession : vers où et comment
faire sortir le pétrole de ce chaudron enclavé au milieu d’une Asie
trop centrale ? De l’Aral au Kurdistan en passant par le Caucase :
enquête sur les nouvelles routes de l’or noir des steppes.


Sur cette piste, le risque est de percuter une épave de bateau. Le
camion Oural roule sur le fond découvert de l’Aral. Au début de l’ère
brejnévienne, les Soviétiques ont vidé cette mer au trois-quarts pour
irriguer le coton de la république d’Ouzbékistan. Le chauffeur fixe des
yeux le faisceau de ses phares. Il y a six mois, son collègue a percuté
une ancre. Dans les années soixante, avant le reflux, les bateaux de
pêche voguaient trente mètres au-dessus. Ce soir, dans la benne du
camion : sept ouvriers ouzbeks qui rejoignent la tour de forage d’une
station gazière. Autrefois les sémaphores marins éclairaient la nuit,
aujourd’hui ce sont les torchères. Non contents d’avoir vidé la mer,
les hommes en forent le socle violé.
L’exploitation du gaz de l’Aral illustre le nouveau destin de l’Asie
ex-soviétique, devenue « pipelinistan ». Depuis la chute du Soyouz, la
région excite les convoitises énergétiques. Gazoduc et oléoduc strient
les steppes le long des antiques axes caravaniers. Là où la soie
circulait sur le dos des chameaux de Bactriane, passent à présent l’or
noir et l’or gris charriés par les tubes d’acier.
Sur le flanc occidental de l’Aral, un gazoduc file plein nord,
parallèle à la falaise du Tchink. Les ressacs envolés n’en lèchent plus
le pied. Un autre tube biseaute le plateau de l’Oustiourt entre Aral et
Caspienne. Les deux tuyaux fusent en Russie. Là, les ressources seront
dispatchées vers les marchés mondiaux. Vladimir Poutine (Gazpoutine
dans la presse ukrainienne) tire du gaz et du pétrole de quoi
réinstaller la Russie sur l’échiquier du monde. Karimov, patron de
l’Ouzbékistan s’en sert pour acheter sa tranquillité. Tant que la bonde
restera ouverte, aucune puissance ne s’intéressera à ses affaires
internes. Le gaz est le meilleur écran qui se puisse tirer sur les
turpitudes. À Jasliq, en plein milieu de l’Oustiourt, chuinte un
compresseur. À côté s’élève une prison politique. Le sort des
wahhabites du Mouvement Islamique Ouzbek importe moins que la bonne
marche de l’installation gazière.
Station de gaz, près de la baie de Chylaboulak : une tour de forage
s’élève dans le ciel chauffé à blanc. Le rivage de l’Aral est proche. À
l’horizon, une bande de sable surnage de l’eau couleur lapis : l’île
Renaissance. Les biologistes de Staline y cultivaient des souches
d’anthrax nécessaires à l’édification du socialisme. Zafar, ingénieur
de Boukhara, grimpe au sommet de la tour : « la foreuse a atteint 2700
mètres de fond. Encore deux semaines et on arrivera au gaz ». Les
sismologues prospectent sans relâche le fond de la cuvette aralienne et
le plateau de l’Oustiourt. Les équipes d’ouvriers vivent dans des
wagons de métal. L’été, 47°C. L’hiver, -30. Régime de travail : trois
semaines dans la station puis quinze jours de repos en ville. La
colonne de forage grince. La structure métallique date d’Andropov. Les
piles d’acier tordu sont maculées de boue. La rouille perce les marches
des escaliers d’accès. Des équipes de soudeurs bricolent des
raccordements au pied du derrick. Ils travaillent à genoux sur des
tapis de coquillages orphelins de leur mer. Tout à l’heure, avant de
passer à table, ils se laveront les mains avec de la soude caustique.
Déglingue soviétique.
« Les chinois investissent dans la région, vous reconnaîtrez facilement
leurs stations : elles poussent vite et le matériel est neuf » explique
Zafar. Il a terminé son inspection. Il est midi, l’heure de se jeter
cinquante grammes de vodka Cristal à 45°. Le pétrole du moujik.

Cinq cents kilomètres à l’ouest, sur les bords de la Caspienne, au
Kazakhstan, le champ de Zhétibaï témoigne de l’ancien temps. Ici on
exploite le pétrole depuis cinq ou six décennies. Des têtes de cheval
dodelinent. Ces pompes métalliques maintiennent la pression dans les
vieux gisements. Elles rappellent que les réserves de pétrole ne sont
pas éternelles. Les experts pessimistes situent l’oil peak dans une
vingtaine d’années…

Dans ce contexte de crise, les Occidentaux se sont intéressés à la
Caspienne dès la chute de l’URSS. Moscou avait délaissé ces gisements :
trop âpres à exploiter, trop proches du monde libre. La Sibérie offrait
des réserves loin des regards occidentaux. Mais l’accroissement de la
consommation mondiale d’énergie (près de 3% chaque année) et
l’éveil des monstres chinois et indiens ont changé la donne. Toutes les
ressources sont devenues bonnes à prendre. En 1991, on reconsidéra les
champs off shore de la Caspienne. On lança des campagnes de
réévaluation. Ce que l’on trouva dépassa toute espérance.
Le potentiel du gisement off-shore de Kashagan, au nord de la mer, à
quarante kilomètres des côtes kazakhes est de 38 milliards de barils.
Kashagan pourrait pourvoir quotidiennement plus d’1/80e de la
consommation mondiale qui s’élève à 80 millions de barils par jour.
« Ce gisement sous-exploité par les Russes constitue la plus grosse
surprise depuis les découvertes des champs pétrolifères d’Alaska dans
les années soixante-dix » explique l’un des nombreux expatriés
européens d’Atyrau.
Cette Las Vegas des steppes était autrefois un ancien fortin de
Cosaques posé sur les bords de l’Oural, à la frontière de l’Europe et
de l’Asie. Elle brille des mille feux du renouveau pétrolier. Des
businessmen allemands signent des contrats avec des prestataires
kazakhs qui roulent en hummer mais passent le week-end dans la yourte
familiale. Les toits sont hérissés de grues, les trottoirs en sont
couverts.
À Kashagan, le pétrole est sulfureux et la mer englacée à partir du
mois de janvier. Le consortium qui a signé les droits d’exploitation
avec le président kazakh Nursultan Nazerbaiev a nommé la compagnie AGIP
opérateur du chantier. Pour exploiter le site, les Italiens se sont
lancés dans un chantier futuriste. Ils ont englouti des milliers de
mètres cubes de rocs pour faire jaillir des eaux une île. Une ceinture
de récifs artificiels la protège des assauts des icebergs. « Plus de
six cents hommes employés au fonctionnement des trente-six puits
foreront le jus à 4000 mètres de fond » explique l’ingénieur Anastasia
P. dans le Sikorski qui assure des liaisons permanentes entre la
plate-forme et Atyrau. Le brut convoyé par des tubes sous-marins
rejoindra le réseau de pipelines russes qui traverse le Caucase et la
Tchétchénie vers les rivages de la mer Noire.

En 1994, les compagnies occidentales signèrent avec le président de
l’Azerbaïdjan « le contrat du siècle ». Huit milliards de dollars
étaient investis pour obtenir le droit de forer un champ
d’hydrocarbures peu exploité, au large de Bakou : le gisement
Azéri-Chirag-Gunashli.
Problème crucial : évacuer le brut et le gaz. Éternel écueil d’un
Turkestan enclavé. La tragédie de l’Asie centrale c’est son adjectif.
La question obsédait déjà Pierre le Grand. De nombreux convives se
pressèrent à la table caspienne en 1991. Tous désiraient tirer à eux la
manne énergétique. Les Chinois étaient prêts à financer un tube de
12000 kilomètres à travers le Kazakhstan, la Dzoungarie et le Sinkiang.
Le brut aurait suivi la trace des moines nestoriens et des jésuites du
XVIIe siècle jusqu’à la côte pacifique. Les Américains penchèrent pour
un pipeline traversant l’Afghanistan des Talibans. La compagnie
américaine UNOCAL et les services pakistanais virent leurs espoirs
s’évaporer dans le nuage du 11 septembre. Les Iraniens oeuvrèrent pour
un tube nord-sud vers le Golfe Persique. Mais frappé de la marque
infâmante d’État voyou, l’Iran ravala ses prétentions. Les Russes
sentant s’effriter leur influence dans leur limes consolidèrent le
réseau d’acheminement nord caucasien.
Initié sous Bill Clinton, soutenu par l’administration Bush, le projet
du Bakou-Tbilissi-Ceyhan triompha. Ce pipeline mis en service au
printemps 2006 après trois années de travaux convoie les ressources
caspiennes de Bakou jusqu’à la Méditerranée à travers l’Azerbaïdjan, la
Géorgie et la Turquie sur une distance de 1762 kilomètres. Ce corridor
de l’énergie (l’expression est de Georges Bush) coûta 4 milliards de
dollars à une dizaine de groupes pétroliers occidentaux dont la British
Pétroleum, désignée comme maître d’oeuvre. En juin 2006, le président
du Kazakhstan déclara que les réserves de Kashagan pourraient un jour
être greffées dans ce nouveau serpent d’acier. Ainsi dans un avenir
proche, la quasi-totalité des réserves caspiennes basculera dans le
camp de l’ouest.

Bakou a vu naître l’épopée du brut. En contrebas de la mosquée
Bibiheybat, des derricks éreintés, plantés dans des flaques d’huiles
aux reflets de pyrite racontent l’époque où Nobel et Rothschild, se
partageaient les concessions. Dans Bakou leurs villas abritent encore
le siège des compagnies. Sur les hauteurs de la ville, le filon de gaz
naturel qui alimentait la flamme vénérée par les Zoroastriens fut vendu
par un prêtre hindou à la Bakou Oil Company. Les intérêts pétroliers
sont des Titans plus puissants que les dieux ! Un siècle plus tard,
Bakou sent la fièvre pétrolière la gagner à nouveau. Symbole de la
reviviscence : le terminal de Sangachal, point de départ du BTC rutile
dans les montagnes pelées. Dans l’air, l’activité, comme l’odeur de
brut est palpable. L’Azerbaïdjan connaît une croissance supérieure à
15%.
Dans son bureau de la Villa Petrolea, à Bakou, David Woodward,
l’élégant président de BP insiste sur le caractère pionnier du BTC.
« Il s’agit du plus grand défi technique du XXIe siècle. Nous avons
fait passer un intestin d’acier à travers le Caucase et l’Anatolie. En
trois ans, nous avons soudé des centaines de milliers de sections. Nous
avons franchi des cols à plus de 2500 mètres, des marécages et des
milliers de cours d’eau. Le tube est entièrement enterré. C’est un
pipeline invisible. »
Le Britannique ne s’étend pas trop sur les incidences politiques du
tube. Le BTC est pourtant une arme pour l’Occident. Il contourne le
réseau de pipelines russes en place entre Bakou et Novorossisk. Il
empêche la fuite des réserves vers les marchés chinois ou iraniens. Il
affermit la position des Américains au nord de l’Iran, scelle un lien
physique entre l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, inaugure un axe
d’amitié est-ouest contrecarrant la traditionnelle entente
Moscou-Erevan-Téhéran. Il stabilise la macédoine caucasienne, ouvre à
l’Azerbaïdjan et à la Géorgie, la porte du bloc atlantique. Il allège
la noria des cinquante mille bateaux dans les eaux du Bosphore et
réduit le risque d’une marée noire à Istanbul. Il protège les anciennes
républiques du Soyouz, des caprices de la Russie. Avec lui, Tbilissi ne
connaîtra plus des hivers semblables à celui de 2005 au cours duquel
Moscou avait coupé le gaz. Ce tuyau draine dans son sillage autant
d’hydrocarbures que de bouleversements. Le BTC est un coup de sabre
dans l’équilibre stratégique des régions caucaso-capsiennes.

Côté géorgien, l’oléoduc traverse des parages hasardeux. Impossible de
le longer sans croiser les miliciens. Des barrages jalonnent les pistes
dans la région de Tsalka. Les soldats, Ossète du sud ou natifs de
Colchide sont armés de kalachnikov. Sur les brelages, des poignards
commandos russes. Mais l’uniforme, les méthodes et les véhicules sont
américains. Les agents du Security Strategic Pipeline Departement
illustrent la nouvelle réalité caucasienne : pénétration des intérêts
américains, déclin de l’influence russe. Washington investirait cent
millions de dollars annuels pour sécuriser le tuyau.
Marcel G, responsable BP de la sécurité, confirme qu’« ils ont des
raisons d’être inquiets : le tube strie la plaine azérie à quelques
dizaines de kilomètres de l’Iran, passe au sud de l’Ossétie et de la
Tchétchénie, au nord du Nagorno-Karabakh et, malgré une immense boucle
à travers l’Anatolie, frôle le Kurdistan turc ! ».

Sur l’itinéraire du tuyau, spectacle permanent du choc des
civilisations. Ici des babouchkas géorgiennes binent un carré de choux,
là un bouvier kurde rassemble ses bêtes, ailleurs, un moine géorgien
récolte le miel d’une ruche : sous leurs pieds, à un mètre cinquante de
profondeur, le tube charrie quotidiennement à 2 mètres par seconde, un
million de barils d’huile à haute pression destiné à la marche du monde
occidental. Si le baril atteint à nouveau 80 dollars, c’est 80 millions
de dollars qui leur passeront tous les jours sous le nez.
Pour parer aux critiques, BP finance des programmes de développement
dans un couloir de deux kilomètres de part et d’autres du BTC. Hors de
ce corridor de la générosité, point de salut. À l’intérieur : pompes à
eau installées, écoles restaurées, cliniques équipées, conduites d’eau
creusées, contrôles vétérinaires. L’une des raisons qui pousse la
compagnie à aider les villages de faire comprendre aux populations les
bénéfices du BTC. Si elles adoptent le tube, elles le protègeront.
En Turquie des ouvriers s’activent encore à reconstituer les sols. Les
hommes recouvrent la tranchée d’un filet biodégradable qui retient la
terre. Des botanistes replantent ensuite les semences, cultivées hors
sol pendant la durée des travaux. Ainsi les paysans retrouvent-ils une
terre parfaitement cultivable. « Les archéologues avaient même le
pouvoir de faire dévier le cours du BTC en cas de découverte majeure »,
insiste David Woodward, soucieux de faire de son chantier un modèle. En
Géorgie, ils sont intervenus souvent. On ne laboure pas une antique
colonie hellénistique et le deuxième plus vieux royaume chrétien du
monde impunément.
Seul vrai marque de la présence du tube : les patrouilles de
surveillance à cheval. Les cavaliers portent des tenues orange, des
casques de chantier estampillés BP ou BTC mais montent sur des selles à
décoration traditionnelles et fouettent la croupe de leurs Kabardines
avec des cravaches turques au manche vernissé.
Les stations de pompage qui émaillent les 1762 kilomètres contrôlent la
pression du pipe. Elles couronnent les crêtes des reliefs. Sous les
ciels d’acier avec les parois argentées des cuves, elles ont des airs
de cités spatiales. L’alerte est donnée aux services de sécurité en cas
de hot tapping. « Les Tchétchènes sont les spécialistes de cette
activité. La nuit, ils creusent, installent une valve sur le tube et
prélèvent quelques dizaines de barils » se lamente un ingénieur turc.
En Turquie, le gouvernement a décidé de renforcer les punitions contre
le pillage du brut. Le pétrole est trop précieux pour en laisser
s’envoler quelques gouttes.
Le BTC fut l’aubaine de la Turquie. À l’heure où la machine
d’intégration à l’Europe s’enraye et où, d’Istanbul à Van, les
religieux gagnent du terrain, Ankara rêve de devenir le pourvoyeur
énergétique de l’Union européenne. Si l’UE refuse la Turquie, du moins
aura-t-elle toujours besoin de son pétrole ! Le 13 juillet 2006, le
premier tanker chargé de brut caspien quittait le terminal de Ceyhan,
salué par tous les gouvernements du monde européen, heureux d’assister
à l’ouverture d’un nouveau canal d’approvisionnement. La multiplicité
des sources d’exportation du brut est une garantie de la stabilité du
marché pétrolier.

Au même instant, sur une plage voisine, des biologistes financés par la
compagnie pétrolière turque, la Botas, relâchaient sur le sable des
tortues écloses la veille en laboratoire. Les petites bêtes, au prix
d’efforts inouïs, battaient le sable de leur nageoire pour atteindre
l’océan. Pour elles, comme pour le serpent d’acier du BTC, atteindre la
mer libre requiert une considérable dépense d’énergie. Mais pendant
combien d’années le pipeline occidental crachera-t-il son or à plein
rendement ? Au rythme de la consommation effrénée de l’humanité, moins
de temps que ne vivra une seule des tortues de Ceyhan !


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