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Les lions de Manara.

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

A Ramallah, où l’ère post-Arafat a déjà commencé, c’est moins la succession du vieux raïs qui inquiète l’homme de la rue qu’un horizon politique désespérément bouché


De notre envoyé spécial, Jean-Paul Mari

Ils sont quatre, impassibles. L’un est assis, sa montre au poignet; l’autre, couché; le troisième, prêt à bondir; le quatrième, toujours debout. Ils sont sales, griffés, tagués, peinturlurés de rouge, vert ou noir, recouverts de noms, de portraits et de posters. Quatre lions de pierre blanche, plantés dos à dos, en cercle, sur la place Manara. Comme les quatre familles qui les ont fait ériger là, pour surveiller le centre-ville de Ramallah. Au milieu, une colonne, façon Trafalgar Square, et au-dessus une structure en tubes métalliques, sculpture-fusée, si laide que Yasser Arafat a failli s’étrangler en la découvrant et qu’il l’a fait refaire cinq fois d’affilée.
Quand Israël a investi la ville, les combattants se sont battus en tournant autour des lions, un des animaux a perdu sa queue, l’autre a pris une balle dans l’épaule et tous sont couverts de cicatrices. Ce matin, l’ensemble disparaît sous les affiches avec photos des combattants, shahids dont le point commun est qu’ils sont tous morts. Les lions de Manara sont devenus le point de rendez-vous des militants, des amoureux, des représentants et de tous ceux qui se cherchent. On s’attend de préférence devant le lion assis, celui qui porte son étrange montre à la patte. Mahmoud Abu Hashhash est là, à l’heure. Il est jeune, 33 ans, poète et animateur culturel, il vient de passer un an à Londres où il a vécu, rivé à internet en comptant chaque mort dans les territoires.
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A son retour, il a retrouvé sa ville natale de Ramallah, toujours aussi belle, mais peuplée de gens épuisés par quatre ans d’Intifada et la Mouqataa, siège de l’Autorité palestinienne, occupée par un Arafat exsangue, prisonnier virtuel d’un monceau de ruines. Jusqu’au jour où le vieux leader, malade, a dû être évacué. «Ici il est clair pour tout le monde qu’Arafat ne reviendra jamais», dit Mahmoud. Autour de nous, l’embouteillage, le bruit des klaxons, l’odeur sucrée des épices et les cris des marchands; le square est un énorme bazar, magasins de vêtements, d’électroménager ou de téléphones portables, d’étals à même le sol de légumes, de montres ou d’outillage. Et partout la foule, dense et affairée, visages pâles et traits tirés d’hommes et femmes à jeun depuis l’aube à cause du ramadan. Tous apparemment aussi impassibles que leurs lions de pierre.
Depuis l’Intifada, la rue de Ramallah s’est durcie, paraît moins européenne qu’avant, plus conservatrice. Elle en a assez de parler pour se plaindre, les commerçants réfugiés de Jénine ou de Naplouse ont apporté leur austérité, la ville est devenue une «cité d’hommes» et toutes les femmes, sauf les chrétiennes, marchent désormais voilées. Et la rue est triste comme Mahmoud, quand il a vu Arafat s’en aller, leader privé de son keffieh d’anthologie, corps maigre et visage émacié, un bonnet sur la tête, en pyjama, vieillard malade qui embrassait les mains de ses docteurs… un déclin plus qu’une fin héroïque. «Le révolutionnaire historique meurt dans son lit», dit Mahmoud. Depuis, les spéculations sur son état de santé, le partage de la succession et le lieu des obsèques le laissent de marbre. «Plus sa maladie dure, plus les hommes politiques disposent de temps», ils en ont besoin pour se réunir, gagner en crédibilité, montrer qu’ils contrôlent la situation et surtout éviter que sa mort éventuelle ne déclenche la colère, des émeutes et un nouveau bain de sang.
Personne ici n’a oublié les obsèques de Faiçal Husseini, le 1er juin 2001, quand la foule, immense, a marché drapeau vert à la main sur Jérusalem, en prenant d’assaut tous les barrages israéliens. Après trente-cinq ans de pouvoir, Abou Ammar, l’icône au keffieh, fait partie de l’identité de chaque Palestinien, synonyme de résistance et d’obstination à exister, de dernier bastion. «C’était un homme fort, le dernier. Nous n’avons pas confiance dans les autres. Tout est fini», dit rapidement un homme qui traverse le square. Oui, Ramallah est profondément triste qu’Arafat meure chaque jour un peu plus. Même si personne n’a oublié les critiques des dernières années, ce pouvoir absolu entre les mains d’un seul homme.
Dans son bunker de Ramallah, Arafat restait accessible à tous mais tout devait passer par lui seul. Derrière la force identitaire, l’œuvre historique et le génie politique à survivre, le ton montait depuis deux ans contre l’autoritarisme, le népotisme, la corruption comme un abcès, ce décalage entre une méthode de pouvoir archaïque et cette capitale de Palestine, peuplée d’une classe moyenne, de cadres modernes, d’intellectuels et de returnees venus des Etats-Unis. Avec une question: que se serait-il passé s’il avait abandonné le pouvoir plus tôt? «C’était un symbole, dit Mahmoud. Moi, j’en ai assez des icônes et des hommes exceptionnels. Assez des symboles!» Mahmoud, le poète militant, enfouit sa tristesse pour regarder «l’ère post-Arafat», la fin d’un style, d’une méthode de pouvoir. Une époque qu’il espère différente, politiquement normalisée, où il pourrait manifester sans entraves, critiquer les dirigeants et les remettre en question sans avoir à affronter un monument de l’histoire de la lutte depuis 1969.
Il va être 5 heures de l’après-midi, l’heure de la rupture du jeûne du ramadan approche, celle où le jour et la nuit se confondent. Les commerçants ferment boutique, les conducteurs accélèrent, les hommes nerveux attendent de pouvoir fumer. Un ministre palestinien passe, pressé, au ras du « lion prêt à bondir ». L’officiel est en colère, contre les Israéliens qui ont décidé d’enterrer Arafat avant sa mort, contre les médias de Londres, Paris ou du Qatar qui acceptent de se faire imposer leurs titres par Tel-Aviv. Pour le ministre, Abou Ammar est toujours vivant. Point. Seule sa maladie reste étrange. Il énonce les trois possibilités médicales de son état: cancer, infection ou intoxication. Les médecins français ont éliminé le cancer mais ne disent mot sur l’infection. Du coup, il n’écarte pas l’intoxication, l’empoisonnement alimentaire, médicamenteux ou… volontaire. On veut en savoir plus sur les obsèques et les négociations, il s’en va, bougonnant d’une sainte colère: «N’oubliez pas. Arafat est vivant!»
Il fait déjà nuit. Une heure à peine plus tard, les magasins rallument leurs vitrines et les hommes entourent les lions, visages fatigués sous les néons, mais repus, un café et une cigarette à la main. A deux pas de Manara, dans un café littéraire au parfum d’Europe, l’écrivain chrétien Hassan Khader, éditeur de la revue «Al Carmel», n’est pas préoccupé par l’agonie du vieux leader, la succession et le transfert des pouvoirs à la vieille garde. Pour le reste… «Tout est entre les mains du plus fort, Israël.» Jérusalem peut décider d’aider les nouveaux dirigeants à offrir quelque chose au peuple, à desserrer l’étreinte – sécurité, libérations de prisonniers, fin des bouclages ou facilités de circulation –, ou au contraire continuer les assassinats ciblés, provoquant les éternelles déclarations de haine et les attentats vengeurs. «Alors ressurgiront les vieilles questions inutiles: qui a commencé, qui doit d’abord s’arrêter, qui est bon ou mauvais? Un cercle infernal.»
Ces dernières années, beaucoup ici ont remis en question Arafat et sa gestion en dents de scie de l’Intifada: «L’Intifada était-elle faite pour augmenter notre puissance de négociation ou pour sortir du cadre de négociation? Aujourd’hui encore nous n’avons pas de réponse.» Sur la méthode, les attentats suicides, beaucoup de Palestiniens veulent changer de direction et revenir au strictement politique. Même s’il n’y a pas de porte de sortie immédiate: «Bush réélu, Sharon toujours aussi brutal, des Israéliens qui veulent garder la terre, – 58% de la Cisjordanie –, et ne savent pas quoi faire des Palestiniens qui l’habitent…» Ramallah est pessimiste, convaincue que le cercle de la violence va continuer: «Et ce n’est pas la mort d’Arafat qui changera l’horizon politique.» Dehors, il fait un noir d’encre et la nuit est froide. Sur le square, plus d’hommes et plus de lumière. Les lions de Manara ont l’air de se sentir très seuls.

Jean-Paul Mari


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