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Les meilleurs ennemis du monde.

publié le 01/06/2012 | par benoit Heimermann

Ils sont différents mais inséparables. Depuis plus de trente ans Ilie Nastase et Ion Tiriac tricotent ensemble l’une des plus belle histoire du tennis mondial


Un chien et un chat placés nez à nez ne se comporteraient pas de différente façon.
Le premier : “ Tu as davantage partagé mon lit que celui de toutes tes femmes réunies. ” Le second : “ Les biches tu les chasses, moi je les drague. ” Ils sont placés côte à côte dans un restaurant huppé de Bucarest, une impressionnante truite recouverte d’une gangue de gros sel trône au milieu de la table, et la valse continue. Pas toujours très raffinée, ni sophistiquée.

Le premier : “ Tu es fou, réellement fou. ”
Le second : “ Je vais te tuer, là, pour de bon. ”

Oubliez Laurel et Hardy, Astérix et Obélix, Don Quichotte et Sancho Panza : Ion Tiriac et Ilie Nastase dépassent en surenchères tous les couples conflictuels de la création. Depuis que leurs destins se sont croisés un jour de 1959, sur un court improbable de Cluj, au Nord-Ouest de la Roumanie, les deux tennismen les plus foldingues de l’histoire n’ont eu de cesse de s’adorer et de s’exécrer dans de semblables proportions.

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Mieux, dix saisons durant, au tournant des années 60 et 70, à une époque où le jeu de tennis abandonnait tout juste ses oripeaux amateurs pour arborer un plastron professionnel plus tapageur, cet incroyable tandem pris un malin plaisir à semer la zizanie sur le circuit mondial tout entier. Comment qualifier autrement le guet-apens tendu, par exemple, à la prestigieuse équipe américaine (Smith-Gorman-van Dillen) sur la terre battue du stade Progressul, en 1972, dans le cadre supposé bucolique de la Coupe Davis ? Les cris d’orfraie lancés par un public chauffé à blanc ? Et les pressions exercées sur un corps arbitral à la solde ?

Trente-neuf ans plus tard, en ce même lieu, sous les même marronniers ébouriffés, l’ambiance est nettement plus sage. Le modeste open de Bucarest débute à peine. Ils sont là tous les deux renversés dans les canapés du carré VIP. L’organisation de l’épreuve leur appartient de conserve, mais la distribution des rôles ne fait aucun doute.

Chaussures et ceinture croco, un garde du corps (armé) à portée, Tiriac, 72 ans, régente. Le cheveu en bataille, la chemise grande ouverte, une amie (élancée) à proximité, Nastase, 65 ans, régale. Comme au temps jadis, au gré de la grande comédie des contraires, lorsque le maître et son artiste faisaient obligatoirement cause commune pour mieux épater la galerie.

Sever Dron, leur contemporain, dissident des années Ceausescu, réfugié en France et retourné au pays deux jours après la chute du dictateur : “ Lorsque je jouais avec eux, je m’interdisais de marquer ma préférence. Chacun avait ses qualités. Il se trouve qu’elles sont aux antipodes les unes des autres. Mais c’est, sans doute, ce qui rend leur aventure commune aussi exceptionnelle. ”

Tout commence il y a 52 ans. Tiriac dispute la finale du championnat de Roumanie et Nastase ramasse ses balles. Quelques heures plus tard, l’aîné voit le gamin remporter l’épreuve minime et suggère quelques conseils. Leurs pedigrees diffèrent. Tiriac vient de Brasov et d’une famille de peu. Orphelin à onze ans, il a mangé des pierres. Nastase est né à Bucarest, à l’ombre du stade Progressul, propriété de la Banque Nationale où son père occupe un poste de vigile.

Le tennis ? A cette époque, 4 000 Roumains, tout au plus, s’y adonnent. Le frère d’Ilie, Constantin, entre autres, et deux ou trois de ses copains dont Ion, davantage porté sur le hockey sur glace. Sauf qu’en ces temps de réclusion communiste, le sport des bourgeois est une échappatoire. Et la Coupe Davis un sauf-conduit. Tiriac : “ Pendant des années, en dehors des équipes de foot ou de gym très encadrées, nous étions les seules individualités autorisées à sortir du territoire. ”

Une vie de bohème et de gloire : les deux compères partagent le même lit d’un hôtel borgne à Paris et le même coucous d’un restaurant de deuxième zone au Caire. Ils n’ont que quelques billets en poche, mais des idées plein la tête. L’essentiel est de séduire et de gagner. Leurs passeports sont suspendus à ces seules vérités.

Tiriac organise, Nastase flambe. Le premier atteint difficilement les quarts de finale d’un tournoi du Grand Chelem, le second remporte les Internationaux des Etats Unis et de France. Associés en double, ils étincellent et accumulent trente-neuf succès. L’après tennis entérine la distribution des rôles. Le merveilleux Nastase, n°1 mondial en 1973, dilapide son talent là où le besogneux Tiriac, toujours à la peine, entame une reconversion mirobolante.

On retrouve le nanti au cinquième étage de sa Holding. Dans son bureau infini, sous une photo gigantesque, il égrène son palmarès à lui : un milliard de dollars de chiffre d’affaire et une 937è place au classement des plus grosses fortunes mondiales. A travers le pays, soixante agences bancaires et cinquante succursales automobiles portent son nom. Ses intérêts courent dans les domaines de l’assurance (Asigurari) et de la distribution (Metro). Son empire immobilier recouvre 150 hectares à Bucarest et 535 appartements à Brasov.

Pour expliquer ses réussites à répétition, le polyglotte à la moustache en croc de boucher, confesse un opportunisme de bon aloi : “ Ceausescu a été exécuté le 25 décembre 1989. Dès la semaine suivante, j’ai affrété un avion avec des journalistes allemands, puis contacté le patron de Siemens, un copain, pour qu’il réorganise la distribution de l’électricité à Bucarest. Quelques jours encore et c’est Hans-Dietrich Genscher, ministre des affaires étrangères, que je connais aussi très bien, qui a débloqué 350 millions de Deutsche Marks. ”

Dans l’intervalle, le go-between n’a, de toute évidence, pas été oublié. Ses ennemis parlent de dessous de table ou de rétro-commissions. Lui confesse son aversion pour le régime d’ “ avant ” et son savoir-faire entreprenarial. Certes la crise de ces dernières années (“ J’ai vendu 60 000 voitures en 2007 et seulement 8 000 l’année dernière. ”) a entamé ses acquis. Il a vendu quantité de ses parts (aux Autrichiens, aux Allemands). Mais, derrière ses lunettes fumées mirobolantes, le businessman né n’a visiblement rien perdu de sa superbe.

La villa de dix-sept pièces où il nous accueille maintenant atteste un peu plus de sa singularité. Le jardin est luxuriant, la vue sur le lac imprenable. Les bodyguards, chauffeurs, soubrettes se bousculent. Une Rolls (“ Le même modèle que celui de la Reine d’Angleterre ”) rutile à proximité.

Venu à scooter, Nastase rigole : “ On se croirait dans une ambassade. Tout ça manque un peu d’intimité, non ? ” Lui-même n’habite pas très loin dans une confortable bâtisse de briques rouges. Ses trésors ? Un autographe de Mitterrand, une œuvre signée d’Andy Warhol. Et un petit panthéon personnel encombré de photos embuées de nostalgie. Ali, Pelé, Nixon, Mitchum témoins d’une vie faite de rencontres et de privilèges.
Tiriac insiste : “ L’un et l’autre nous avons beaucoup appris de la vie. C’est le propres des champions lucides : leur talent leur ouvre des portes. A eux d’en tirer avantage. ”

Tour à tour entraîneur ou manager de Panatta, Vilas, Leconte, Becker, Graf ou Ivanisevic, Tiriac n’a cessé d’échanger. Avec le Chancelier Schröder, le Roi Juan Carlos et “ (son) grand ami ” Jean-Luc Lagardère. Au fil des opportunités, il a été président du Comité olympique roumain pendant huit ans, négociateur de droits de télévision pour la fédération internationale de natation, propriétaire des tournois de tennis de Stuttgart, Vienne ou Hanovre. S’il concède que le sport ne constitue aujourd’hui qu’une part infime de ses revenus, il n’en est pas moins le grand ordonnateur du rendez-vous de Madrid que beaucoup jugent digne de rivaliser avec Roland Garros ou Flushing Meadow.

“ Ces deux mecs là sont des phénomènes. Gosse, je les admirais. Ils peuvent me demander ce qu’ils veulent : je serai toujours disposé à leur rendre service. ” C’est Yannick Noah qui parle, installé confortablement dans les salons de Tiriac Air, compagnie fondée par le susnommé en 1997. La veille au soir, la “ personnalité préférée des Français ” assurait, en marge du tournoi de Bucarest, une exhibition sans prétention.

Dans moins d’une heure, avec l’ex-gymnaste Nadia Comaneci et de l’ex-footballeur Gheorghe Hagi, il embarque pour une tournée de deux jours dans six villes de province. L’objet du déplacement ? Revitaliser, tant que faire ce peu, le tennis roumain. Nastase est du voyage mais c’est Tiriac, bien sûr, qui, une fois de plus, est à l’origine du projet.

Pilote passionné, il profite de l’instant pour détailler sa flotte : un Gulfstream G200, un Cesna 560, un Global 5000 et deux hélicoptères. Nastase : “ Il adore épater la galerie avec ses gros jouets ! ”. Lui est plus discret. Moins par nature que par la force des circonstances. S’il a investi dans une usine de pneu, un chantier naval ou une brasserie, s’il a même tenté de conquérir la mairie de Bucarest en 1996, toutes ses aventures ont tourné court. Du bout des lèvre, il l’avoue : même Adidas a choisi, il y a peu, d’interrompre la production de la célèbre chaussure bleue griffée à son nom.

Pas de quoi somatiser.
Tiriac : “ C’est de sa faute, il n’a jamais voulu bosser ! S’il avait eu le courage de Guillermo Vilas, il aurait remporté dix tournois du Grand Chelem. Mais il a préféré faire le pitre. ” Qui s’en plaindrait ? Sûrement pas l’intéressé : “ J’ai remporté 88 tournois et élevé cinq enfants. Dans la joie et la bonne humeur. ” Déjà son mentor a filé vers un nouveau rendez-vous. Arrivé dans les faubourgs de Bucarest, il s’autorise un détours et s’excuse : “ Je dois changer de voiture. ” Un coup d’épate supplémentaire : choisie entre vingt autres merveilles, la Jaguar 1938 qu’il sélectionne avance deux phares gros comme des marmites et des sièges rembourrés comme des fauteuils club.

Derniers adieux, dernières confidences. Son programme pour la semaine à venir ? Une chasse en Alaska : “ Dans mon musée personnel à Brasov, j’ai fait empailler un éléphant, deux girafes, mais il me manque encore un grizzli ! ” Le soir même, un écran de télévision renvoie une image moins glamour de son compère Ilie Nastase.

Au milieu d’une cohorte de gamins hilares, “ burricoulé ” (grand-père) se démène comme il peut. Son survêtement est trop juste, mais pas son sourire, authentique et généreux à la fois.

Par Benoît Heimermann à Bucarest

(octobre 2011)


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