Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage
 Asie• Inde

Les nouveaux nababs

publié le 31/03/2007 | par Olivier Weber

Aux abords de New Delhi, la ville nouvelle de Gurgaon a des allures de laboratoire de la future Inde : ingénieurs, informaticiens, hommes d’affaires relancent la machine indienne. Les maharajas high-tech ont désormais pris le pouvoir.


En venant des faubourgs de New Delhi, au-delà des taudis et des rues encombrées, le visiteur a du mal à en croire ses yeux : brusquement, la ville nouvelle de Gurgaon étale ses richesses avec insolence. Une vitrine du miracle indien. Une excroissance du laboratoire du monde. Là, des « malls », temples du commerce à l’américaine où l’on vient autant pour acheter que pour se montrer ; ici, une tour luxueuse où se sont regroupés les joailliers aux incroyables bijoux – jusqu’à plusieurs millions d’euros ; plus loin des bureaux ultramodernes où l’on converse avec Dallas, New York, Londres et Berlin ; encore plus loin, les bureaux d’Alcatel et de Nokia, qui ont décentralisé ici certains de leurs services. Et des publicités pour résidences avec piscine, tennis, Internet dans les chambres, centre de méditation dans le hall d’entrée.

Gurgaon est une antichambre atypique de New Delhi. Elle est surtout le symbole de cette « Inde qui brille », comme aiment le souligner les boys de Manmohan Singh, le Premier ministre. Le pouls d’un pays qui pourrait devenir, selon Goldman Sachs, la troisième puissance économique mondiale en 2040, derrière la Chine et les Etats-Unis. Avec, dix ans plus tard, en 2050, un PNB cinq fois plus important que celui du Japon.

Dans l’appendice verdoyant de Gurgaon, ingénieurs, informaticiens, hommes d’affaires et autres nababs relancent la machine indienne, innovent, commercent avec la diaspora aux quatre coins de la planète. Et créent une classe d’Indiens qui entend tirer toute la société par le haut. C’est ainsi qu’est née Daksh. En 2000, avec deux amis, Pavan Vaish, ingénieur formé à Calcutta puis à Stanford, en Californie, lance cette société d’informatique après quelques années d’enseignement dans une école de montagne, aux sources du Gange. Premier client : Amazon. Puis la folie, le « boom dot com ». Six ans plus tard, un chiffre d’affaires de 60 millions de dollars et 10 000 employés, dont 7 500 pour les call centers, les centres d’appels téléphoniques.

Près du bureau de Pavan Vaish, de jeunes diplômés répondent vingt-quatre heures sur vingt-quatre à des clients de New York, Dallas ou Birmingham. Si les autres call centers oeuvrent pour Airbus, Alcatel, Adidas, Citibank, Singapore Airlines, chez Daksh on préfère rester discret. Ordre d’IBM, qui a racheté la start-up. Au bout du couloir s’étale la fierté de Pavan Vaish : 200 personnes dans une grande salle ultramoderne à la moquette grise. Des « équipes motivées », âgées en moyenne de 23 ans, débauchées par les concurrents au bout de deux ans. « Et pourtant nous donnons les meilleurs salaires de tous les centres d’appel ! » lance l’ingénieur. La consigne : parler sans accent aux clients anglais ou américains, les renseigner sur leur carte bancaire ou leur ordinateur, le tout après une formation d’un mois et demi. Comme Ashish Dingra, employé modèle du mois, aussi fiable qu’un répondeur automatique, poli, concis, rapide (la durée moyenne des réponses a été ramenée de dix à sept minutes).

L’ambiance est celle d’une jeune entreprise californienne. Mais on craint aussi la concurrence : dans le call center, gardé par des vigiles, les disquettes et téléphones portables sont bannis. Avec interdiction d’échanger les mots de passe des ordinateurs ou d’évoquer avec les autres employés les « questions confidentielles des clients ». Nouveau maharaja des sociétés de services, Pavan Vaish aime afficher son leitmotiv : « Vous ne pouvez pas être normal et travailler ici… »

Au café Coffee Day, ce soir-là, les Gurus donnent un petit concert acoustique. Ce sont des ingénieurs et employés à catogan des call centers qui viennent le week-end chanter des airs de rock et de folk. Ici, les nababs de Gurgaon se croisent et se toisent, comme au Metropolitan Hall voisin, le plus connu de la cité modèle, ou le restaurant branché Odyssey, à 20 euros le repas, un pactole en Inde. « Pour faire fortune dans ce pays, il faut passer par ces boîtes, les start-up et les call centers, dit Ahmed Warsi, chanteur du groupe et employé d’un centre d’appels. Il suffit d’être diplômé de n’importe quoi, une garantie d’éducation. Certains ingénieurs sont payés jusqu’à 500 000 roupies par mois [10 000 euros] ! Ici, à 25 ans, les jeunes de Gurgaon sont déjà propriétaires de leur appartement. » A ses côtés, son frère, producteur de concerts, ajoute : « Gurgaon, comme d’autres nouvelles villes en Inde, est devenue un cerveau à grande échelle. »

Drôle d’atmosphère que celle qui règne dans ce royaume des maharajas high-tech. Une ambiance de jeunes entrepreneurs à l’américaine sortis d’un campus, avec stress garanti pour répondre à la demande indienne. Il est vrai que l’indice Sensex de la Bourse de Bombay a bondi de 148 % en cinq ans quand le Dow Jones américain stagne à 6 % sur la même période.

Ce mélange de stress et de détente, les managers indiens viennent l’éprouver sur les greens du golf dernier cri de Gurgaon. Maisons en pierre au confort de club anglais, Jacuzzis mondains, piscine dessinée à l’antique, rouleaux de gazon importés de la côte Est américaine. Les 2 000 membres qui s’y pressent jusqu’à 23 heures, à 90 % hauts cadres et PDG d’entreprise, doivent s’acquitter d’une cotisation de 800 000 roupies pour cinq ans, soit 16 000 euros. « Sur ce green se nouent une bonne partie des affaires de Gurgaon et de New Delhi », assure Rama Chawla, directrice du golf. A 200 000 euros en moyenne, les appartements en construction à l’orée du parc s’arrachent comme des petits pains : 200 en dix jours. De quoi convaincre l’homme d’affaires Sunil Jasuga, président de BPO Metrics, de quitter New Delhi et d’installer là sa jeune entreprise pour être plus près du golf et d’une ville high-tech, aux côtés d’Ericsson ou de Honda. Plus loin, Rohini Bhowmick, tunique blanche et yeux en amande, vend des colliers d’émeraudes et des bagues de rubis à cette nouvelle gentry dans une bijouterie qui pourrait rivaliser avec les vitrines de la place Vendôme à Paris. « Gurgaon, s’enthousiasme-t-elle, c’est une ville vibrante, pleine d’énergie, cosmopolite, et surtout amicale. » Sa clientèle : beaucoup de jeunes de 20 à 35 ans. Tous ont déjà fait fortune.

« Ce boom économique est bon pour tous, affirme Vijay Batra, fan de Gurgaon, consultant auprès de ces nouveaux nababs et auteur de plusieurs livres de management. Des îlots de prospérité comme Gurgaon, vous en verrez bientôt plein ! Cette réussite des entreprises va transformer peu à peu la politique et la bureaucratie. Un nouveau cycle économique de trente ans a commencé, fort de l’éducation indienne et d’une jeunesse de plusieurs centaines de millions d’individus. La réussite indienne, plus assurée que celle de la Chine, car le pays ne dépend pas d’une dictature, entraîne une grande créativité. Elle repose sur ces nouveaux entrepreneurs, mais aussi sur une classe moyenne de 200 millions de personnes. »

A Bangalore, dans le sud du pays – 6 millions d’habitants et 160 000 ingénieurs -, la même frénésie étreint les entrepreneurs. Posée sur un plateau à 1 000 mètres d’altitude, généreuse en parcs, en larges avenues, Bangalore, autre symbole de l’Inde moderne, est une ville à la fois sereine et trépidante. Avec ses sociétés de services, ses boîtes informatiques, sa médecine de pointe, c’est surtout la ville phare du high-tech indien, qui exporte 23 milliards de dollars par an pour 1,5 million de personnes actives. Ses facs qui forment d’innombrables ingénieurs et techniciens offrent des débouchés… bien souvent à l’étranger, tant les diplômés sont recherchés par les entreprises américaines, allemandes ou canadiennes. Ses bars branchés et restaurants à la mode évoquent là encore la Californie. Et son Electronic City, à la sortie de Bangalore, après une longue route constamment embouteillée par les voitures climatisées des cadres, est surnommée la Silicon Valley indienne.

Dirigeant d’Infosys avec deux autres associés, Mohandas Pai, 47 ans, barbe fournie et voix de stentor, pourrait se targuer d’une belle success story. La plus célèbre des entreprises indiennes de services informatiques dans le monde a été créée voilà vingt-cinq ans avec 250 dollars dans une chambre de la ville de Poona par sept amis ingénieurs en informatique. Aujourd’hui, son chiffre d’affaires est de 2 milliards de dollars. Il a doublé tous les deux ans depuis 1999. Infosys, qui vaut désormais 20 milliards de dollars et dont 8 % du capital appartient au personnel, emploie 52 000 personnes dans le monde.

Mohandas Pai a pourtant la réussite modeste. Comme Narayana Murthy, le « mentor en chef d’Infosys », ancien ingénieur informaticien à l’aéroport Charles-de-Gaulle, il propose une vision de l’Inde moderne, une extrapolation des méthodes d’Infosys à appliquer au pays tout entier. « C’est un mélange de facteurs, dit-il dans un vaste bureau toujours ouvert qui donne sur un parc paisible. Il requiert une éducation poussée ; la méritocratie ; l’ambition d’atteindre le marché mondial et non seulement indien ; un consensus culturel au niveau national, malgré la diversité des peuples ; et une conscience sociale. » Nabab, certes, mais d’abord entrepreneur du peuple, selon le surnom donné par le Financial Times à Narayana Murthy.

Le joyau d’Infosys est un peu plus loin, à deux pas des bureaux de Mohandas Pai : le campus de la société. Sur 80 hectares, des bâtiments ultramodernes jouxtent des terrains de jeux, avec un hôtel de 500 chambres pour les invités, une réplique de l’opéra de Sydney, un bâtiment en forme de pyramide, un supermarché et des ingénieurs et étudiants du monde entier, dont plusieurs Français de Polytechnique, venus échanger et profiter des méthodes d’Infosys. « De quoi puiser de nouvelles recrues dans cette incroyable pépinière », commente Muthya Ravindra, docteur en physique et directeur du site, qui présente l’endroit comme « le plus grand campus d’entreprise au monde ». Une autre oasis de l’inventivité vient de voir le jour à Mysore, une ville à moins de 200 kilomètres au sud-ouest de Bangalore : un campus prêt à accueillir 11 000 ingénieurs et techniciens. « Nous plantons les graines du futur », s’enorgueillit Muthya Ravindra.

Comme les associés d’Infosys, Kiran Mazumdar-Shaw, 53 ans, zoologiste de formation, a démarré modestement. Dans un garage, plus précisément, après des débuts dans… la bière, première femme maître brasseur en Inde. Aujourd’hui, sa société de biotechnologie, Biocon – 200 millions de dollars de chiffre d’affaires et une marge bénéficiaire de 30 % – produit des médicaments, invente des molécules et exporte dans le monde entier, à 70 % vers les Etats-Unis et l’Europe. Entre-temps, Kiran Mazumdar-Shaw, élue reine de la biotech par The Economist, est devenue la femme la plus riche de l’Inde. Peu de signes ostentatoires, pourtant. « Pas de jet privé, pas de grandes fêtes, assure son frère, Ravi Mazumdar, professeur en ingénierie à l’université de Waterloo, au Canada. Son seul luxe, c’est une Mercedes. Et l’éducation de ses enfants… »

Kiran Mazumdar-Shaw se sent simplement investie d’une mission : aider les gens de toutes conditions à se procurer des médicaments, en particulier des génériques. Et créer une assurance-maladie pour tous à hauteur de 4 euros par an. « Le secret de « l’Inde qui brille », pour reprendre le slogan en cours, c’est qu’ici on va plus vite et on est moins cher qu’ailleurs, assure-t-elle dans son quartier général ultramoderne d’Electronic City. Faire de l’argent, c’est bien, mais penser en même temps aux autres, c’est mieux. En Inde, cette philosophie est profondément ancrée dans notre culture », avoue-t-elle. Sa fondation aide ainsi plus de 100 000 personnes autour de Bangalore.

Les nouveaux nababs indiens ont aussi de l’imagination à revendre. Dans une petite villa de Bangalore, un couple de médecins formés en Inde et à Yale, aux Etats-Unis, ont inventé la télémédecine : diagnostiquer à distance les fractures des malades qui arrivent dans les hôpitaux des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et de Singapour par l’envoi des radios par mail. Quatre-vingts radiologistes les assistent. Avec sa femme Sunita, cardiologue, et son armée de radiologues, le docteur Arjun Kalyanpur analyse 400 scanners par jour. Il a même inventé un système de radio en trois dimensions qui analyse les tissus souples et les coronaires. « Aux Etats-Unis, les radios, c’est souvent deux ou trois jours d’attente. Avec Teleradiology, les hôpitaux américains disposent de la réponse en une heure. Et même la nuit ! Nous avons l’avantage du décalage horaire pour nous… » La marge d’erreur est de moins de 0,2 %, inférieure à la norme américaine, qui est de 3 %, pour un coût de 40 à 70 dollars par radio, bien inférieur aux tarifs occidentaux. A l’extérieur de la villa qui abrite les téléradiologues, un panneau ironise : « Silicon Valley indienne : la réalité virtuelle. »

Une réalité soutenue par un haut fonctionnaire qui ne craint pas de fustiger la bureaucratie : directeur de la STPI, l’organisme public qui encourage les entreprises à s’installer à Bangalore, B. V. Naidu estime que Bangalore va essaimer dans toute l’Inde. « Avant 2010, le chiffre d’affaires des hautes technologies va quintupler », assure cet adepte de la décentralisation, qui a réussi à attirer des milliers d’entreprises dans la région. Son rêve : qu’une technocratie intelligente balaie définitivement la bureaucratie…

Azim Premzi, lui, n’arrête pas d’innover, quand il ne grimpe pas dans les montagnes du Karnataka, la région qui abrite Bangalore, pour se ressourcer. Ancien étudiant de Stanford, fondateur de Wipro, au chiffre d’affaires de 1,4 milliard de dollars, il est à 61 ans l’un des gourous de l’informatique indienne. L’un des hommes les plus fortunés de la planète aussi, avec une cassette de 5,9 milliards d’euros. Time l’a désigné comme l’une des 100 personnalités les plus influentes du monde. Modestie affichée d’abord : costume simple, élocution sans emphase. Seule concession : il a accepté de troquer sa vieille Ford Escort pour une Toyota Corolla. Originaire du Gujarat, fils d’un fabricant d’huile de cuisine et de savons, il a su transformer la petite usine familiale dès le début des années 90 en fleuron du business à l’indienne, devenu la troisième entreprise au monde en termes de recherche et développement. Elle dispose de 400 clients, en majorité des multinationales.

« L’Inde n’est qu’aux débuts de sa renaissance, explique-t-il. Et cette expansion de la haute technologie est en train de créer des emplois indirects, à raison de 3 pour 1, avec une croissance de 30 % par an. Mais la recette première, ce sont d’abord les valeurs humaines, en Inde comme partout chez Wipro, où il existe un esprit maison : l’envie de gagner, le respect de l’autre et l’intégrité morale. Il va falloir que les structures suivent ! Pour 1 000 places d’étudiants de MBA, il y a 400 000 demandes… Vous verrez, l’Inde deviendra bientôt un modèle pour les pays du Sud », dit-il, convaincu.

Fabrique d’inventeurs, fief des nouveaux tycoons d’Asie tendance cool, Bangalore est à l’image de l’Inde, qui se veut désormais le laboratoire du globe, quand la Chine n’en est que l’atelier. De New Delhi à Bombay et à Madras, beaucoup croient au rêve d’Azim Premzi. Ou à celui de Mohandas Pai, d’Infosys : « L’Inde qui innove peut changer le monde. » Plus qu’un rêve, un défi auquel s’attellent déjà la grande compagnie India Inc. et ses visionnaires.
Le système des castes

Le système des castes est fondamental dans le fonctionnement de la société indienne. D’origine religieuse, il divise la population en quatre varna (castes), les prêtres (brahmanes), les guerriers (kshatriya), les commerçants (vaishy) et les serviteurs (shudra). En dehors du système des castes, on trouve les parias ou intouchables, surnommés encore les dalit (opprimés).

La notion – et le degré – de pureté différencie les castes, définies dès la naissance. Un brahmane (un « dieu sur terre ») est ainsi considéré comme plus pur qu’un commerçant. Les parias, eux, sont les plus « impurs » du système socio-religieux. A noter que ce système est loin d’être immuable et se renouvelle sans cesse. Depuis son indépendance en 1947, l’Inde, devenue la plus grande démocratie du monde, a su amalgamer le dynamisme des castes avec des partis d’intouchables en pleine ascension dans le nord du pays. Verdict de Christophe Jaffrelot, directeur du Ceri (Centre d’études et de recherches internationales) et spécialiste du sous-continent indien, à propos de la montée des basses castes : « C’est une véritable révolution silencieuse, unique en son genre. » O. W.

© le point 06/07/06


COPYRIGHT LE POINT-TOUS DROITS RESERVES