Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Les nuits de Sadr City

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Refuge des chiites du Sud chassés par la pauvreté, cette ville qui fut le
cauchemar de Saddam Hussein est aujourd’hui l’un des bastions de Moqtada al-Sadr. Notre envoyé spécial Jean-Paul Mari y a mesuré la colère, la peur et les rêves messianiques des habitants


Cette nuit, Sadr City retient son souffle. Un peu plus encore que les
nuits précédentes. Peut-être à cause de cette tempête de poussière qui
occupe tout l’espace. Le ciel a disparu, remplacé par le halo
crépusculaire de quelques ampoules électriques, le point rouge d’une
antenne radio et la lumière verte d’une mosquée qui tremble, lointaine,
comme un phare dans la tourmente. Dans la cour de l’hôpital Al-Thaura, la
torche d’un gardien balaie une haie d’eucalyptus sombres, de palmiers
empesés et des familles de gros rats qui courent le long des caniveaux. Il
fait chaud, on dort mal, on respire mal, et Sadr City étouffe. Déjà, avant
la tombée de la nuit, les gens se pressaient pour rentrer chez eux. Avec
l’obscurité, les rues sont devenues désertes. Peu après ont éclaté les
premières détonations, quelques coups de feu puis une explosion lourde
renvoyée par l’écho, première embuscade des combattants de l’Armée du
Mahdi contre une patrouille américaine. Dehors, des ombres passent, vêtues
de noir, par groupes de quatre ou cinq, glissent le long des murs et
prennent position au coin des rues. Il est 1 heure du matin, la nuit est
suspendue.
C’est là, juste devant l’hôpital, qu’un médecin a pris une balle de sniper
américain dans l’épaule. Envie de tabac : il est sorti frapper au rideau
de fer du petit marchand d’en face, mais l’obscurité ne protège pas des
lunettes de vision nocturne. Le médecin a survécu, pas le marchand qui a
reçu une dizaine de balles en pleine poitrine. Dans la salle de garde, les
internes fument sans discontinuer, boivent du thé, feuillettent un précis
d’anatomie, jouent aux dominos ou regardent les informations sur Al-Jazira
ou Al-Arabia : « Quatre soldats irakiens abattus par la guérilla à
Mossoul, quatre Américains tués, accrochages à Kerbala et Nadjaf, Moqtada
menace les policiers qui coopèrent avec l’occupant… » Rien de vraiment
nouveau. Le médecin-chef des urgences, 24 ans, en profite pour aller
dormir deux heures, roulé en boule sur un lit de mousse malgré le vacarme
de l’air conditionné. Pauvres toubibs ! Ici, ils sont jeunes, expédiés dès
la fin de leurs études dans cet abattoir de banlieue. Jeunes mais déjà
épuisés. Hier soir, ils ont commencé par recevoir 6 blessés, touchés par
des éclats d’obus de tank, un jeune de 20 ans mort sur la table
d’opération, l’autre de 65 ans sauvé de justesse. La nuit dernière, 12
blessés, 4 morts, et des familles en colère, pistolet au poing, qui ont
menacé le chirurgien, tenu pour responsable des décès. Puis le dernier
blessé, un gosse, une balle en plein ventre, amené livide, trop tard…
« Depuis vingt-quatre heures, ce ne sont plus de simples accrochages, mais
de véritables combats », dit le médecin-chef. Le général américain Kimmitt
parlera, lui, d’une « insurrection limitée » à coups de lance-roquette et
d’obus de mortier.
Elle a commencé par un prêche lors de la prière du vendredi à la mosquée
de Sadr City. Le cheikh est la copie conforme de Moqtada al-Sadr, leader
des extrémistes chiites, encerclé à Nadjaf avec son Armée du Mahdi dont le
gros des troupes vient d’ici, de Sadr City. En privé, le cheikh Al-Daradji
est un jeune homme rond, doux, lunettes et turban, qui peut parler
politique pendant des heures, critiquer la loi sur le voile en France ou
Zinedine Zidane, « un musulman qui a abandonné son pays ». Là, debout sur
sa tribune, il répète les mêmes thèmes, mais avec le poing levé et la voix
qui gronde : « C’est une croisade contre l’islam. Il faut défendre les
lieux saints de Nadjaf et Kerbala ! »
Sur les toits des immeubles environnants, des hommes en noir, cartouchière
sur la poitrine, le doigt sur la détente de leur kalachnikov. Face à lui,
5 000 à 10 000 fidèles, à genoux sur leur tapis, figés pendant trois
heures sous un soleil de plomb. Le discours est plus politique que
religieux, un véritable programme d’action, identique point par point aux
déclarations de Moqtada al-Sadr, l’assiégé. Nadjaf, ligne rouge pour les
Américains, le rejet de l’occupation, les sévices à Abou Ghraib,
l’impunité des tortionnaires, la visite de Rumsfeld « venu les féliciter
», l’appel à un islam conquérant et à la résistance… Tout y passe dans un
flot ininterrompu de paroles. Sauf parfois par une longue litanie,
toujours la même, grave et profonde, grondée par des milliers d’hommes le
poing tendu, des milliers de poitrines : « Ya Allah ! Ya Mohamed ! Ya Ali
! Ya Mehdi ! Dieu, de grâce, soutiens-nous, soutiens ton fils Moqtada
al-Sadr contre le démon ! » Puis plus caverneux encore : « Moqtada !
Moqtada ! Moqtada ! » Le cheikh évoque le « danger mortel » de la
division, allusion aux mouvements chiites qui appellent à la fin de
l’insurrection et au départ des hommes en noir des lieux saints : « Ceux
qui s’attaquent à l’Armée du Mahdi sont des agents des Etats-Unis et
d’Israël ! » A la fin de la prière, on prévient que les tanks américains
entrent dans Sadr City. Les hommes en noir agitent leur RPG, le cheikh est
poussé dans une voiture et la foule se disperse, toujours aussi
disciplinée. Oui, les Américains sont là, une dizaine de Humvee et des
mitrailleuses lourdes, mais en visite d’inspection au commissariat
central. Enfoncé dans son fauteuil, Marouf Omran lui aussi est épuisé. Il
a 48 ans, le grade de colonel, des étoiles plein les épaulettes, mais à
peine 600 policiers pour tenir Sadr City : « Ailleurs, on compte un
policier pour 500 habitants ; moi, j’en ai 1 pour 50 000 habitants. »
Sadr City, un rectangle de 5 kilomètres sur 6, près de 3 millions de
personnes, misérables pour la plupart, de larges avenues tracées au
cordeau par Saddam Hussein pour y envoyer ses tanks, un flot de camions
surchargés, de taxis rouillés et de charrettes à âne, un terre-plein
central recouvert d’ordures, des rues coupées par l’eau noire des égouts
qui débordent, et un vent permanent, poussière épaisse et sale qui rend le
soleil noir et la vie infernale. Sadr City, ville dangereuse où tout se
règle les armes à la main. Tout Sadr City ne suit pas, loin de là, le
parti de Moqtada. Une partie de la population et des commerçants commence
à grogner ouvertement de la loi imposée par ses soudards religieux. Et
certains sont las de leur prétention à diriger toute la cité ou de leur
amateurisme guerrier qui a conduit plusieurs habitants à la morgue ou à
l’hôpital dans une débauche de tirs mal ajustés. Et Sadr City a grincé
quand le nouveau journal de Moqtada a publié la photo d’un « espion »
pendu à un poteau électrique où il est resté vingt-quatre heures. La ville
a beau être pauvre, elle sait faire la différence entre un tribunal et un
procès sommaire.
« Depuis le 4 avril, la ville n’est plus tenable », dit le colonel de
police. Ce jour-là, les Américains ont fermé le journal de Moqtada, l’ont
inculpé du meurtre d’Al-Khoï, fils d’un grand ayatollah, et ont décidé de
l’arrêter ou de le tuer. A Sadr City, l’insurrection immédiate a fait plus
d’une centaine de morts. Moqtada a investi « pour les protéger » les lieux
saints de Nadjaf et Kerbala et le siège a commencé. A Sadr City, les
embuscades incessantes de l’Armée du Mahdi, les incursions des tanks
américains, la destruction du QG par un missile et l’arrestation de trois
religieux dont un très connu, Sayed Amer al-Husseini, ont installé un
climat de guérilla permanente. « Je l’ai dit aux Américains, soupire le
colonel. Chaque fois que vous entrez avec vos tanks dans nos rues, vous
déclenchez la guerre. » Lui ne peut que regarder le spectacle d’un oeil
las et, entre deux combats, essayer de mettre un peu d’ordre dans la
ville. Etrangement, la criminalité ordinaire est plus faible qu’ailleurs.
Aux carrefours, un seul policier en uniforme régule la circulation là où,
dans le centre de Bagdad, les policiers armés en faction doivent faire
attention à ne pas se faire écraser par des automobilistes exaspérés. Sauf
qu’ici les agents reçoivent l’aide de civils sans armes et membres des
partis religieux. Au-dessus du bureau du colonel, trois cadres dorés sont
accrochés, chacun portant l’attestation d’un des trois partis ou
mouvements religieux qui contrôlent la ville. Du coup, l’action du
colonel, couverte notamment par Moqtada al-Sadr et son armée, est moins
sécuritaire que politico-diplomatique. Et quand les insurgés ont envahi
son poste de police, il est parti avec ses hommes en leur abandonnant les
armes. Il n’a pas le choix. Que dire ? Que proposer à une population
chiite qui a vécu trente-cinq ans étouffée, écrasée, réprimée dans le sang
par Saddam Hussein ? Ici, il n’y a pas de travail, plus d’eau potable, peu
ou pas de courant électrique, pas d’université, à peine une petite
vingtaine de collèges, pas de terrains de football, pas de théâtre et même
pas de cafés. Ici, chaque famille a eu un de ses membres arrêté,
emprisonné, torturé ou exécuté. Sous Saddam, il suffisait d’être chiite et
habitant de Sadr City pour être livré aux bourreaux ! « Cette ville est
une victime, dit le colonel. Il est parfois difficile de leur faire
comprendre la vie moderne et ses exigences. »
A l’origine, ici il n’y avait que des chiites venus du Sud. Des tribus
pauvres chassées par l’exode rural vers la capitale Bagdad mais dont le
cordon ombilical était relié à l’Arabie Saoudite et au Golfe, aux grandes
tribus bédouines des Beni Kaab et des Rabiya. Face au nombre, l’ancien
régime leur a donné une terre dans la banlieue de la capitale que Saddam
Hussein a transformée en prison sous surveillance, Saddam City, dans les
années 1980. Puis est venu à Nadjaf, Mohamed al-Sadr, le père de l’actuel
rebelle, Moqtada al-Sadr. Avec lui les chiites ont découvert un homme hors
du commun. Les anciens ont reconnu le religieux sage, authentique, pieux
et visionnaire ; les jeunes ont été fascinés par son charisme de
résistant. Avec lui, l’opposition chiite a trouvé une voix, celle de
l’autorité religieuse qui, petite révolution, a remplacé l’antique lien
tribal. Aujourd’hui, quand Nadjaf s’émeut, le coeur de Sadr City bat à
grands coups. Et quand Moqtada, le fils du grand Mohamed al-Sadr, appelle
de Nadjaf à la résistance et au martyre, ce sont des milliers d’enfants
des rues qui s’habillent de noir pour le rejoindre et mourir avec lui. Il
est le dernier des Al-Sadr depuis que son père et ses deux frères ont été
assassinés, dans leur voiture, en sortant de la mosquée, à coups de
rafales de kalachnikov par les tueurs de Saddam Hussein, le 19 février
1999. Jour funeste pour l’ensemble de la communauté. Jour d’insurrection
généralisée dans le pays chiite et à Sadr City. « Notre imam était mort…
On n’avait plus peur de rien », dit Naïm al-Kabee. L’ingénieur est un
homme d’affaires qui revend des moteurs de camions Man, Renault ou
Mercedes dans tout l’Irak. Lui aussi a été arrêté, en 1991, juste après
la guerre du Golfe, quand les chiites se sont insurgés en croyant que les
Américains allaient les aider à abattre Saddam. Il a été arrêté six mois
et torturé un mois entier, à l’électricité, suspendu par les poignets,
frappé à grands coups de câbles électriques, mais il a survécu. En 1999,
après le choc de l’assassinat de Mohamed al-Sadr, il est à nouveau dans la
rue, prêt à mourir. « Pendant deux jours, on a contrôlé la ville ! », dit
l’ingénieur. Saddam brisera le soulèvement, à sa manière : à coups de
chars, d’obus, d’hélicoptères et d’avions de combat. Qu’importe ! Sadr
City n’a jamais oublié le grand Mohamed al-Sadr dont les portraits géants,
à côté de celui de son Moqtada, truffent les carrefours et l’entrée de
toutes les mosquées. A la chute du tyran et à la libération, l’ingénieur a
cru venue l’heure de gloire des chiites. Il a rejoint le mouvement du fils
du grand homme et Sadr City l’a nommé membre d’un conseil municipal
autoproclamé. Depuis, les Américains ont dissous le conseil, lancé un
mandat contre Moqtada et arrêté plusieurs cheikhs de son entourage. Et il
y a trois jours, vers 9 heures du soir, en rentrant de la mosquée, son
cousin a été abattu du ciel par un tir d’hélicoptère : « Il ne nous reste
plus que Moqtada, le fils de notre grand imam, famille sacrée, notre lien
spirituel à Dieu. Moqtada… et l’Armée du Mahdi. »
Le Mahdi. Combien de divisions ? Trois ou quatre mille combattants à
peine. Quand on leur parle milice, ils répondent qu’ils sont une « armée
de croyants », sans bureaux de recrutement, sans casernes ni généraux. La
milice de Moqtada tire son nom d’Al-Mahdi Al-Montzar, le « Mahdi caché »,
disparu en 907, le douzième imam de la lignée d’Ali, selon la tradition
des chiites. Pour eux, le Mahdi n’est pas mort, il est simplement « entré
dans un tunnel » un jour. Et il resurgira à la fin des temps,
« quand le monde sera recouvert par l’obscurité ». Alors il réunira ses
partisans et par l’épée écrasera ses ennemis pour établir le pouvoir du
véritable islam et « comblera la terre de justice et d’équité », récite
Abou Hassan. Comme tous les chiites, Abou Hassan, membre de l’Armée du
Mahdi y croit dur comme fer. A 38 ans, c’est un homme calme qui parle
d’une voix très douce, même si les yeux très noirs et brillants empêchent
de douter de sa détermination. Musicien et compositeur, il a vécu toute sa
vie dans la misère, obligé de se louer comme maçon, serveur ou vendeur de
rue, toujours caché, pour échapper aux Moukhabarat de l’ancien dictateur.
Aujourd’hui il a rejoint l’Armée du Mahdi. « Voilà trente ans, le grand
Mohamed al-Sadr avait tout prévu ! », dit le musicien. Tout Sadr City se
raconte ces histoires de Mahdi caché, les étendards qu’il brandira, blanc
et jaune, couverts de chiffres, nom en langage codé de Dieu. Et quand on
lui demande si Moqtada est le Mahdi, il sourit et glisse : « Vous posez la
même question que les enquêteurs d’Abou Ghraib à nos prisonniers ! » Non,
Moqtada n’est pas le Mahdi pour Abou Hassan et les chiites. D’ailleurs,
tout l’Irak sait que le chef rebelle n’est pas très savant en matière
d’islam. Il est d’abord un leader politique. Mais il est aussi le fils de
l’imam, le grand Mohamed al-Sadr, le dernier de la famille sacrée. « Celui
qui sera le pont, la clé de la porte qui mènera à la venue du Mehdi. » Les
soldats de Sadr City sont sûrement des « gueux » et Moqtada al-Sadr est
peut-être ce que les Américains appellent un « voyou » ; reste qu’avec le
mythe du Mahdi les forces de la coalition n’affrontent pas seulement un
voyou, chef d’une milice de gueux. Et c’est en son nom, chaque nuit, à
Nadjaf, Kerbala ou Sadr City que des commandos d’hommes en noir attaquent
les patrouilles américaines, à la kalachnikov au RPG ou au mortier lourd.
Au petit matin, à l’hôpital de Sadr City, le médecin-chef, les yeux
bouffis de fatigue, s’est étiré de plaisir en voyant le jour poindre dans
la salle des urgences. Il a allumé une dernière cigarette et jeté un coup
d’oeil rapide sur la liste des blessés et des morts : « Bon… Finalement,
la nuit a été plutôt calme, non ? »

Jean-Paul Mari


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES