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Les possédés de Faaïté

publié le 06/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Février 1990 : »Papeete. Affaire des bûchers de Faaïté : lourdes sentences pour vingt-quatre inculpés. » Dans une île française des Tuamotou, quelques humains très catholiques vivent heureux jusqu’au jour où un faux prophète vient leur annoncer la fin du monde. Alors, ils dressent le bûcher. Ils veulent anéantir le démon et ils brûlent leurs proches.


C’est une matrone épaisse et pieuse, comme on en voit, le dimanche, le chapeau à fleurs sur la tête et la bible à la main, dans toutes les églises de Polynésie. Rassurante : « J’ai eu un message. C’était au fond de moi même. Il fallait aller jusqu’à l’île de Faaité porter cette « merveille ». Je devais aller là-bas porter la prière !  » Elle tire son chignon en arrière, ajuste ses lunettes d’écailles dorées et appuie contre la barre sa silhouette massive, drapée dans une robe à calicots jaunes et fleuris. Massive et impressionnante :  » J’ai eu une vision. Une trombe d’eau menacait d’engloutir Faaité. Il fallait prier pour que cela ne se produise pas.  »
Ils ont beaucoup prié. Tous : Sylvia, aujourd’hui simple témoin devant la cour d’assises de Papeete ; les six victimes et les vingt six inculpés habitant le même îlot, membres de la même communauté, parfois de la même famille.
Les chefs d’inculpation sont terribles : sept accusations de coups mortels, quatorze de meurtres, une accusation de complicité parricide et une autre de parricide. La plupart des inculpés sont jeunes, aucun d’entre eux n’a été comdamné auparavant, tous ont été reconnus responsables de leurs actes, tous ont reconnu les faits. Etrange procès où tout le monde se connait, où victimes et bourreaux ont grandi ensemble. A la veille de l’ouverture du tribunal,les neuf inculpés laissés en liberté jouaient avec les enfants des disparus sur le même terrain de football et tous les habitants de l’île ont pris le même bateau de pêche pour faire le voyage jusqu’à Tahiti. Pourtant, le dossier est formel : il y a eu coups, tortures, meurtres, assassinats, des hommes et des femmes brulés vifs et des familles en deuil. Il a fallu plus de deux ans d’instruction, une reconstitution des faits sur les lieux, de longues semaines d’expertises psychiatriques pour en arriver aux assises. Il y a un président-embarrassé-, un procureur-sans états d’âme-, une partie civile-silencieuse-,une nuée d’avocats – sûrs que la justice des hommes doit se déclarer incompétente ou prononcer l’acquittement général- et des jurés tahitiens, dépassés, génés, paralysés, qui se demandent, à travers ce procès, ce que le monde entier va penser des hommes de polynésie et de leurs moeurs.
Et les accusés ? Qu’ont-t-ils fait, avant de se retrouver, courbés et silencieux, dans ce box trop pettit pour eux ? Qu’ont-t-ils fait pendant deux ans dans leurs cellules ? « Ils n’ont cessé de se receuillir, dit l’aumonier de la prison. Ils ont prié, pour le repos des morts et le pardon des vivants. »
Ils ont beaucoup prié et pourtant le simple nom de Faaité jette désormais, en polynésie, comme un frisson d’horreur au paradis. Dans la chaleur du tribunal de tahiti, Sylvia parle sans regret, les 26 inculpés se taisent et le président, le procureur et les avocats s’essoufflent à courir après le Diable et le Bon Dieu. Alors, ils s’accrochent aux faits et aux hommes. Et ils replongent dans la nuit de Faaité.
Cette nuit-là, Tavita a porté sa mère sur son dos. Le jeune homme l’a baignée dans le lagon et elle a fermé les yeux après un bref frisson. Alors, il l’a ramenée jusqu’au centre du village et il l’a déposée doucement devant l’église, au sommet du bucher. Quand les flammes ont attaqué le corps, Tavita a crié: « Dégage Satan! », et il a éclaté de rire, heureux comme un enfant. Non, ce n’était pas sa mère qui se consumait; ce n’était que son enveloppe et à l’intérieur, il y avait celui qui en avait pris possession: « le Diable a pris ma maman! ». Le Diable qui voulait engloutir l’île et ses habitants. On ne le laisserait pas faire, on le chasserait.
Cette nuit-là, dans la maison familiale, Moé le grand frère, vomissait sans discontinuer, écoeuré par une pestilence inconnue, « une épouvantable odeur de pourriture », se rappelle Moé. Insupportable, il avait beau prier, cracher, se laver à grande eau, elle ne le quittait pas et lui soulevait le coeur et l’âme: « C’était bien l’odeur du démon. » A l’autre bout de l’île, Mareko, un Marquisien doux et timide, luttait en vain contre « le froid et les piquants » qui lui transperçaient le corps. Alors, il a hurlé: « A l’aide. J’ai sept personnes en moi. Je n’en peux plus. »
C’était une nuit de bruit et de lueur. Les flammes illuminaient le ciel de l’atoll de Faaite, il faisait encore plus chaud que d’habitude mais les hommes tremblaient de tous leurs membres. Les uns couraient l’île à la recherche du démon, les autres se cachaient, par peur d’être possédés ou d’être pris pour des possédés et, dans la grande maison près du débarcadère, ceux que l’on préparait à l’exorcisme suppliaient de leurs mains jointes une grande statue de la Vierge: « Et délivrez-nous du mal… ».
On a chassé le Malin et on l’a trouvé six fois, dans le corps du voisin, de l’ami ou du parent. Faaite a tué et brûlé six chrétiens au nom de Dieu. C’était il y a plus de deux ans, entre le 2 et le 4 septembre 1987. L’île avait la tête à l’envers. Elle a pris le mal pour le bien.
C’était pourtant un petit paradis catholique, une réussite missionnaire, la Polynésie française comme on ose à peine la rêver. Un lagon cerclé de corail avec une eau si verte qu’elle teinte le coton des nuages et le souffle des alizés pour rafraîchir une île d’un kilomètre de long sur trois cents mètres de large. Il y a du poisson à profusion, des noix de coco et de l’eau de pluie, de grosses fleurs blanches sur les frangipaniers et toujours quelques colliers de coquillages pour recevoir l’étranger. Au coeur des Tuamotu, à 500 kilomètres de Tahiti, sans piste d’atterrissage et à trois heures de vedette de l’île la plus proche, Faaite s’ennuie religieusement, bien à l’abri des moîteurs de Papeete la corrompue.
D’emblée, une grande croix près du débarcadère et une date (1849) souligne que l’évangélisation de l’île a commencé ici. Au bout des 68 maisons du village, l’église a des airs de mission, des bancs de bois usés par quatorze messes hebdomadaires et une cordelette qui tombe du clocher à hauteur d’homme pour appeler l’île à la prière. Dès cinq heures du matin, les 150 âmes de Faaite sortent des ténèbres par le tout religieux. Et le Père Nicolas n’aime pas beaucoup que l’on soit en retard à l’office. Aussi solide que sa foi, d’origine polonaise, le missionnaire du Sacré-Coeur passe sa vie dans les bateaux rapides, à slalomer entre les cyclones et la dizaine d’îles dont il a la charge.
Pour palier son insconstance obligée, le dernier père des Tuamotu impose à ses ouailles un train de missionnaire. A Faaite, la moitié des habitants sont des enfants. Ils se lèvent à l’aube pour la messe, ont droit à quelques heures d’enseignement laïque à l’école et filent aussitôt avaler cinq heures de catéchisme avant le dîner et la messe du soir. Le père n’hésite pas à punir une leçon mal apprise d’un coup de canne, à montrer du doigt en pleine messe celui qui a raté confesse, voire à refuser la communion, terrible punition, au malheureux qui vit dans le péché. La fête est religieuse, le catéchisme obligatoire et l’évangélisation se fait à coups de trique. A Faaite, on l’aime, on le respecte et on le craint. Ici le prêtre est le père, le protecteur, l’envoyé de Dieu sur terre, celui qui a reçu la force, le pouvoir: le « Mana ».
Catholique ou protestante, l’Eglise reste toute puissante en Polynésie. Un siècle et demi plus tôt, elle a balayé les idoles. Aujourd’hui à Tahiti son intervention peut débloquer n’importe quel conflit syndical ou mettre fin à de violentes émeutes. Plus loin, dans les îles, là où seule la foi fonde la vie, elle est l’autorité. Il faut avoir l’esprit sain et solide pour demeurer en paix dans un paradis perdu au milieu de l’océan. Sous leurs pieds, les hommes de Faaite n’ont que le ventre du lagon et une bande de sable d’un mètre d’épaisseur où ils doivent enraciner leur existence. Devant, derrière et de chaque côté, il y a cet infini liquide qui renvoie à eux-mêmes ceux qui ne voyagent pas.
Qu’est-ce qui empêche un cyclone de raser ce radeau de sable? Qu’est-ce qui arrête ce raz de marée annoncé par les prophètes? Pour ne pas fuir, pour ne pas céder à la frousse métaphysique, il faut avoir le Mana avec soi. A coups de cloche, deux fois par jour, l’église de Faaite dit à la poignée d’humains de l’atoll qu’ils ne sont pas seuls tant qu’ils restent en paix avec Dieu. L’île est sous haute perfusion spirituelle.
Venues de la mer, trois femmes vont décaper l’île de son vernis rationnel et mettre la peur à nu. L’une d’elles, Sylvia, va jouer le rôle de la grande prêtresse, servie par les deux autres, ses fidèles. C’est une forte femme, dotée d’une grande ferveur et de pas mal d’audace. Elle ment: « Je viens au nom de l’évêque », et on l’embrasse; elle ajoute « je suis envoyée par le Renouveau Charismatique », et on la serre encore un peu plus fort contre soi. Le Renouveau Charismatique s’ouvre à la louange, à l’obéissance à l’Esprit Saint et aux prières en groupe conduites par des bergers. Reconnu par l’Eglise catholique, contre-offensive de choix contre la montée des sectes, le mouvement charismatique offre une pratique conviviale de la religion. On se tient par les mains, on prie les malades et on guérit.
Fini la pratique rèche du Père Nicolas. On accepte les dons de prophétie, les visions et le don de parler dans des langues inconnues. « Ce fut un tournant dans ma vie de prêtre, dit le Père Hubert Coppenrath, responsable du Renouveau. La motivation est profonde et j’ai vu beaucoup de conversions. » A Tahiti, Sylvia , secrétaire au service d’hygiène dentaire de l’hôpital, s’est rendue célèbre par ses transes, ses visions et ses extases. Excessif. Le Père Hubert lui a sèchement fait remarquer qu’il ne fallait pas confondre Dieu et les esprits, et il l’a mise en garde contre la superstition, ces « péchés contre la foi ». Il lui a intimé l’ordre de ne plus diriger la prière. Du coup, la brebis égarée se fait missionnaire et elle décide d’aller évangéliser les îles. Avec elle, la prière est forte! Sylvia se lève, tremble de tous ses membres, écarquille les yeux et souffle « je vois Jésus et Marie qui s’approchent. Et ils me disent… ».
Au début, les gens de Faaite sont réticents. Ce n’est pas comme ça que l’on prie. Sylvia n’officie pas face à une bible ouverte, elle ne présente pas la parole de Dieu, elle est la parole. Et puis, elle commence à intriguer, avec cette façon de ressentir les péchés des autres, de hurler et de cracher du sang. « Il y a quelqu’un près de la porte qui a péché dans le passé. L’adultère! C’est très mauvais ». Et l’homme visé recule sous le choc. L’adultère, un vol, une mauvaise pensée; l’atoll commence à gratter son inconscient collectif. Ici on vit l’un sur l’autre, on cohabite; alors on a appris à taire les petits péchés du village. Sylvia exhume les fautes et les étale au grand jour de la rédemption.
Et voilà qu’elle commence à guérir. Les maladies sont aussi bénignes que les péchés. Qu’importe! Sylvia commence à fasciner. « L’enfant que tu portes sera une fille », prédit la grande prêtresse. C’est une fille et on l’appelle Sylvia. Les prières succèdent aux prières. Maintenant, la femme de foi creuse les entrailles spirituelles de la population. « Voici les âmes des arrière-grands parents… Je vois ton grand père mort, il s’asseoit sur le trône. » Faut pas toucher aux esprits des ancêtres dans ces îles. Ici, quand un enfant est malade, on voit parfois le père aller la nuit dans un cimetière déterrer le cadavre de l’aïeul réputé méchant et l’arroser de pétrole, le retourner face contre terre, ou le brûler pour que son esprit mauvais finisse par quitter son enveloppe corporelle, pour qu’il cesse de nuire.
« Voici les âmes des ancêtres… », siffle Sylvia. Elle révèle à la fois la présence de Dieu sur l’île et l’arrivée du Malin. Faaite retrouve l’émerveillement originel et l’angoisse primitive. « Je vois une trombe d’eau qui engloutit l’île. Tout va disparaître ». Sylvia est la parole de Dieu, on a péché, il faut donc extraire le mal avant l’apocalypse. On n’est pas loin de la secte. Le Père Nicolas n’est pas là, le maire est en voyage à Papeete et le mutoï (policier) est au premier rang des fidèles à côté du catéchiste. Faaite est pris d’une panique métaphysique. Il faut prier, prier et prier encore. « On passait dans chaque famille, deux heures de prière à chaque fois, jusqu’à quatre maisons par jour », raconte un pénitent. L’autel est dressé dans l’obscurité, on allume des bougies, Sylvia a des visions affreuses ou merveilleuses, un homme se confesse en murmurant des choses en langue inconnue, et les autres forment une chaîne humaine; huit à dix heures par jour, plus des messes, sans prendre le temps de manger ou de dormir. Moe le pêcheur n’était pas là, il ramassait les nacres perlières sur un autre atoll. On lui envoie un message « Viens vite! La prière est si belle ». Il accourt. « En deux jours, je me sentais mou, comme un nouveau-né. Sans force et sans mémoire ».
Quand les femmes quittent Faaite, trois semaines plus tard, l’île est sous influence. La griffe du démon, c’est la peur, et tout l’atoll en porte la marque. Sylvia s’en va et sept jeunes l’accompagnent jusqu’à l’île voisine. Là-bas, la grande prêtresse leur transmet le pouvoir de guérison. La maladie, c’est le mal; la santé, c’est le salut. Ici, celui qui sait guérir possède la foi. Il a la force, le pouvoir, le Mana. Quand les jeunes reviennent le Ier septembre, le catéchiste impressionné se rappelle « qu’ils avaient du soleil dans les yeux ». Ils sont les Elus, Sylvia les a nommés. Prions.
Moe le pêcheur se retrouve à l’église. Les Elus sont là et annoncent « quelque chose de terrible ». Tautu le vieil épileptique se lève et il annonce « Je suis Jésus ». Tout le monde sait que le vieux Tautu a toujours eu la tête un peu fragile. La veille, on l’a vu se promener vêtu de l’aube et de l’étole du curé. Moe lui pose la main sur l’épaule et le vieux se rassoit en silence. Moe est mal à l’aise. « Je commençais à sentir cette odeur de pourriture… ». Il essaye de se concentrer et voit des monstres danser devant ses yeux. Les jeunes Elus sont tendus. Dans le village, l’un d’eux s’est planté devant un paralytique et il a ordonné « Je suis Lazare. Lève-toi et marche! ». Rien ne s’est passé.
Sylvia leur a donné le Mana et les malades ne guérissent pas? Il y a du démon dans l’air. Dans l’église, les jeunes prennent la place réservée aux prêtres. Sur son banc, Harrys Ioane sursaute. Il est le maire-adjoint, la dernière once d’autorité présente à Faaite. Et il se tourne vers le catéchiste, trace ultime d’un pouvoir spirituel légitime. « Catéchiste, ne te laisse pas faire ». Les jeunes grondent, Harrys Ioane les brave. « Hosannah! Au plus haut des cieux. Il faut prier le Saint Esprit ». C’en est trop. Les Elus se jettent sur lui « Tu es possédé, démon. » On l’entraîne hors de l’église, on le bouscule. Moe le pêcheur a la nausée. « C’était la première fois que je voyais un possédé. » Le vieux Tautu arrive en hurlant. A la main, il tient le chat qu’il vient d’étrangler, celui d’Harrys Ioane.
Moe commence à transpirer à grosses gouttes. On conduit le vieux Tautu et le maire-adjoint vers la mer pour un bain purificateur. Cette nuit-là, on va beaucoup prier pour exorciser Harrys Ioane avant de le battre le lendemain matin. Prier ou frapper, l’eau du lagon ou le feu du bûcher: l’important c’est de le libérer de l’emprise de Satan. La peur est si épaisse qu’on mélange les restes de foi chrétienne, l’enseignement de Sylvia et les anciennes pratiques magiques. Le vieux Tautu lui enfonce la croix d’un chapelet dans les yeux. Rien n’y fait. Son visage est tuméfié. « Regardez! Ce sont des cornes qui lui poussent ». Cet homme-là a bien le diable dans le ventre. Alors on le retourne et on lui frappe le dos. Si le Diable ne veut pas sortir, alors on va l’extirper. « Ils enfonçaient des cierges dans la bouche. J’ai tenu moi-même un morceau de bois dans sa gorge. J’étais sûr que le démon était là », raconte Moe le pêcheur. On avise le plus fort de la bande. « Toi, tu peux faire partir le diable. Tiens son cou et serre. ». L’autre a serré très fort et longtemps. Harrys Ioane ne se débat plus. Il est mort. Pas question de l’enterrer. Son esprit mauvais resterait là parmi les vivants, à jamais. « On est allé chercher une corde pour l’attacher, pour ne pas qu’il vole. »
Devant l’église, tout le monde entasse des morceaux de bois, des pneus et le linge d’Harrys Ioane. On envoie les enfants ramasser de la bourre de cocotier. « Brûlons-le avant minuit. Sinon tout est fini », crie François. Il ne reste rien de François le prêcheur, au visage doux et à la barbe évangélique. Celui qui enseignait le catéchisme aux enfants et aux vieille dames de l’île. Il ne reste que François, déchaîné, le premier Elu de l’île. « Si j’étais resté avec eux, je serais probablement en prison aujourd’hui », avoue Eugène, le policier. Quand on a commencé à frapper Henri, le policier n’était qu’un parmi les Elus de Sylvia. Un cri venu de sa maison l’a ramené au réel. Son fils de 2 ans et demi s’est blessé au visage en jouant sur un mur de corail. Eugène le policier l’a conduit tout ensanglanté vers l’infirmerie de l’île voisine. L’enfant est resté handicapé, fermé et très agressif, soupire Eugène. Mais en l’éloignant de Faaite, loin de Dieu et du Diable, le fils du Mutoï l’a sauvé de la loi des hommes de Papeete.
« Tautu, Tautu! » Dans le village, une femme hurle le nom de celui qui la possède. D’autres déjà ont crié le nom de Tautu le démon. Tautu est jeté dans le feu puis retiré et attaché à un poteau. Au petit matin, à Papeete, le Père Hubert reçoit un étrange appel du catéchiste. « Tautu est attaché, faut-il le relacher? ». Le père Hubert a le hoquet. « Bien sûr. S’il n’est pas dangereux. D’ailleurs, il n’est pas possédé, seulement un peu fou ». Sauvé? Non. Une petite fille de 21 mois n’a jamais parlé. Elle balbutie « A Tutu ». En paumoutou, cela veut dire « brûler ». Miracle! Dieu a parlé par sa bouche. Le premier gazouillis de l’enfant sera mortel. On jette Tautu dans le feu, vivant. « Il a beaucoup crié de douleur, pendant deux minutes environ », dira un des inculpés. Moe le pêcheur n’a rien vu. Il est prostré, chez lui. Ecrasé par cette odeur de pourriture. « Ma mère avait les yeux fixes et elle délirait. Mon frère Tavita est venu la chercher. J’ai dit « bonne chance maman », après je ne sais plus ». Après ? Le fils a transporté sa mère sur le dos vers le lagon et le bûcher. Puis il est revenu réconforter son frêre Moe :  » Il ne faut pas regretter qu’on ait brulé notre mère. Je t’en prie ! Tiens bon ! Regarde moi, accroches toi, ne ferme pas les yeux et tu seras sauvé.. » Moé fait des efforts désespérés : « Je voyais le visage de mon frêre se déformer. Des moustaches rouges lui poussaient. Et j’entendais ma mère morte qui pleurait. Et puis il y avait cette odeur.. »
Dehors, le village a perdu la tête. Tout devient signe de possession. Le vieux Pai a détourné le regard, on l’a pendu à l’arbre du village. Sa femme folle de douleur menace les jeunes élus: au feu le démon! Elle est brûlée vive. On réveille un homme en pleine nuit et il a les yeux fous de terreur. Possédé! On le traîne pendant deux cents mètres avec une corde: il en meurt. Au feu.
Mareko le Marquisien a survécu, lui. Pourtant, il a senti le froid et les piquants. « Ils m’ont frappé et traîné au lagon pour boire de l’eau de mer. Ma gorge brûlait! ». Les autres fouillent sa bouche avec les doigts, Mareko crache du sang. « Regarde! Voilà le sang de Satan! » Alors il a hurlé: « J’ai sept personnes en moi. Et elles veulent sortir. » Qui? On le frappe encore. « J’avais des étoiles plein les yeux et j’ai vu apparaître des noms. Inconsciemment. » Il donne sept noms comme l’ont fait les autres victimes. On lui fait boire de l’eau bénite. La gorge lui brûle tellement qu’il demande lui-même aux inquisiteurs de recommencer les extractions. De 21 heures à quatre heures du matin. Ces nuits-là étaient des nuits de folie. Pas une goutte d’alcool, pas de drogue. Seulement des consciences à vif et un tourment unique: « où le démon va-t-il encore apparaître? ».
Faaite a fini par appeler à l’aide. « Envoyez-nous un prêtre demain. Pas un diacre. Et renvoyez-nous notre maire. » « Si le Père Hubert n’était pas arrivé, je serais mort brûlé », souffle Mareko. Quand le prêtre et le maire arrivent sur l’île, ils trouvent une population terrorisée et les jeunes élus épuisés, vidés par trois jours sans sommeil de chasse au démon:  » – On a brûlé des gens. Six personnes.
– Pourquoi avez-vous fait ça?
– Il le fallait, sinon l’île aurait été engloutie. »
Le prêtre les a réunis à l’église et leur a dit que tout cela était insensé. A la sortie, le médecin des îles a fait une tournée, sa seringue injectable à la main avec des doses massives de tranquillisant. Ils ont beaucoup dormi puis ils ont tremblé toute une journée et il a fallu trois jours de plus pour tous les confesser. « J’ai essayé de comprendre, je n’y suis pas arrivé », dit Michel Teata, le maire. Il n’était pas Faaite et ne croit pas au démon. Il sait seulement que son frère a brûlé sa première soeur, qu’un neveu a brûlé la seconde, que son beau-frère est mort et que son frère William est en prison pour meurtre et complicité de parricide.
« On a inversé les choses, on a pris le mal pour le bien. Une chose était sur nous, comme une sorte de prière. Elle s’est dissipée dès l’arrivée du prêtre », a dit François, l’un des élus meneurs. « Personne n’est coupable, dit Mareko le survivant. Les femmes ont donné le Mana et cela a tourné la tête aux jeunes. » « Aujourd’hui nous avons honte. Nous avons fait une faute. Il faut la payer. Nous sommes prêts à rester en prison », disent les 26 inculpés.
Dans les îles , après Faaité, on assure avoir bien d’autres choses encore. Aujourd’hui, dans une autre atoll paumé des Tuamotou, les villageois affirment avoir été réveillé en pleine nuit par  » une boule de lumière bleue, venue de Faaité et qui frappé l’eau du lagon. L’atoll tremblait, des géants marchaient au fond de l’eau et …on a vu des morts remonter à la surface !  »
A Papeete, on a parlé de démence mystique collective ou de retour au paganisme universel, celui que chaque homme porte au fond de lui. Reste la peur à nu et l’échec de deux églises, celle un peu trop rèche du Père Nicolas et l’autre du Père Hubert qui guérit par la prière. Ici, il y a désormais deux croix, la grande près du débarcadère (1849) et une autre en bois devant l’église, là où on a brûlé les possédés de Faaite.
Un vendredi matin, sur la jetée, une goélette est venue chercher les passagers pour le procès. Inculpés et victimes, tous se sont embrassés en pleurant. Voilà plus de deux ans qu’ils continuaient à vivre ensemble sur leur atoll d’un kilomètre, perdu au milieu de l’Océan. Le retour des jeunes était la seule chose qu’ils attendaient du procès. Le reste? Quand le bateau est parti, l’île était vide. Ici, on a déjà décidé qu’il était vital d’oublier. A défaut de comprendre.
« Bourreaux ? Victimes ? Meneurs ou menés ? N’essayez pas de les distinguer, a demandé un des avocats de la défense. N’essayez pas de les opposer : ils ne sont qu’un !  » On ne l’a pas écouté. Le procureur, lui non plus, n’a pas convaincu avec ses histoires de conflits fonciers, d’adultères ou de rivalités politiques. Mais il a su faire revenir les fantômes des morts. Il les a brandi en martelant une question sans réponse : « Qui est coupable de leur douleur ? Qui va payer ?  » La défense a demandé l’acquittement général, le procureur a interpellé les jurés polynésiens de cette île francaise du bout du monde :  » Attention ! Un acquittement serait interprétée comme une provocation. Quelle image serait alors celle de ce pays ?  » Il y avait trop d’horreur et trop de morts. Le peuple Maori avait trop honte de cette folie barbare à l’odeur de souffre. Il fallait des coupables.
Le verdict fut terrible : 14 et 10 ans de prison pour Francois, Paul et Léonard, les trois « meneurs » ; 8 à 5 ans de réclusion pour huit autres inculpés et 4 ans avec sursis pour une dizaine d’autres. Pas un homme de Faaité n’a été acquitté. « je trouve ces peines très lourdes.. » a dit Monseigneur Michel Coppenrath, l’archevêque de polynésie francaise.
Sylvia ne sera pas inquiétée. La grande prêtresse n’a jamais appelée directement à la violence et elle n’était pas sur l’île pendant la tragédie. « Elle a appris aux gens de Faaité à fabriquer un fusil et des cartouches. Et puis elle est partie » a dit un témoin. Le droit canon l’aurait fait condammner; le droit pénal est impuissant.
-« Sylvia ! Est ce que vous ne regrettez pas d’être allée à Faaité ?  » a demandé le Président du tribunal.
« – Non. » a répondu la trés pieuse.
Alors, un des inculpés s’est lévé. Un de ceux qui n’avaient rien dit depuis le début, qui gardaient la tête basse et priaient en silence. Et il a demandé, avec un effort douloureux : « Dis moi. Pourquoi as-tu fait celà à notre île ?  »
-Je vais te répondre. Je n’ai pas fait de mal à ton île, a dit Sylvia d’une voix douce, presque rassurante… Je vous ai aimé comme des frêres et soeurs ».

Jean-Paul Mari


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