Les Russes dans le bourbier
Reportage avec les rebelles tchétchènes
Dans sa masure de bois à l’orée de Grozny endeuillée, le poète au regard las a perdu le goût des vers. Sa main ne court plus sur les pages jaunies. Son inspiration marque le pas. Affairé à puiser davantage dans ses maigres réserves de vivres entassées au fond d’un cabanon que dans les amers trésors de son âme, Moussa Ahmedov laisse sa plume en berne. « Les Russes ont voulu détruire notre culture, et c’est là le pire des crimes » déplore-t-il en désignant au loin la bibliothèque incendiée, vidée de ses richesses, au coeur d’une ville en ruines. Mais si la guerre n’est pas sa muse, la paix sera son égérie. Demain, il écrira le drame de la Tchétchénie, petite république du Caucase livrée aux affres de la reconquête russe. Dans ce roman qu’il annonce épique, les personnages ne manqueront pas. Les fautes partagées non plus. Celles d’un général tchétchène, prompt à clamer l’indépendance sans ménager le suzerain russe. Celles d’un maître du Kremlin qui aurait pu s’épargner un tel bourbier, et le spectre d’une longue guerre de partisans.
Car l’équation de l’irrédentisme tchétchène s’avère complexe. D’un côté, une armée qui tente de mettre au pas une république sécessionniste et de balayer ce que le Kremlin appelle des « parades de souveraineté ». Sans précautions aucunes. Massacres, villes bombardées, exactions sur des civils accompagnent depuis décembre 1994 la « pacification » en Tchétchénie, lourde de 30.000 morts et que l’on compare d’ores et déjà en Russie à la guerre d’Afghanistan.
De l’autre côté, une foule de maquisards en armes, dont les slogans furent relayés avec audace à Grozny par plusieurs milliers de manifestants, au pied du palais présidentiel dévasté. Avant que les troupes russes ne les chassent manu militari. Il n’empêche: soutenus par une majorité de Tchétchènes, les irrédentistes volent d’escarmouches en embuscades. Sur la route sinueuse qui mène à Alleroy, huit combattants cachés dans les bois suffisent à mettre en déroute un convoi d’une quarantaine de chars. Malheur aux soldats égarés. Il se trouvera toujours un combattant sur son chemin, ivre de tchir, la vengeance des Tchétchènes.
Telle est du moins la sentence proférée par l’auteur de la prise d’otages de Boudenovsk, en juin, le commandant Chamil Bassaïev, qui parade avec une fausse nonchalance, entouré d’une meute de commandos séparatistes, à trois cents cinquante mètres des cinq chars russes plantés à l’entrée de Kurtchaloy. « Pour négocier avec les Russes d’égal à égal, il faut d’abord les faire saigner ». Jeune et impétueux seigneur de la guerre, il promet encore une armée de cercueils à la Russie et une extension du conflit à tout le Caucase du nord, avant de se replier sous les applaudissements de la foule des villageois et de ses hommes, les « loups tchétchènes » du détachement abkhaze.
« Que Dieu m’oublie si j’oublie les Tchétchènes! » jurait au XVIIIè siècle le général Souvorov aux ordres de la tsarine Catherine II. Deux cents ans plus tard, les Tchétchènes, soumis par le glaive impérial en 1859, n’ont pas oublié la sanglante conquête impériale du Caucase. Le départ des résistants pour le front s’accompagne ainsi de récits ancestraux, nourris par une haine déjà séculaire. On évoque pêle-mêle dans un souffle psalmodié l’imam Chamil, Avar du Daghestan qui conduisit sous son oriflamme la révolte contre les Russes au siècle dernier, et quelques dictons montagnards, dont celui-ci: « dans le Caucase, on ne remet son couteau au fourreau qu’après l’avoir teinté de sang ». Toute la guerre n’est que signes, codes, représailles. Et la menace vaut ce qu’elle annonce. « On négocie avec les Russes de la ligne de front de jour en jour, annonce Ali, un « da », vieux sage au calot brodé d’une bourgade tenue par les indépendantistes. S’ils attaquent, ils savent qu’il y aura un jour ou l’autre vengeance sur leur poste ».
C’est une guerre à la fois subtile et vénale que mènent ainsi Russes et indépendantistes, mélange de stratégie conventionnelle et de guérilla. Pour la mesurer, il suffit de franchir le check-point de Tsotsen-Iourt, aux abords du fief indépendantiste qui occupe grosso modo le sud de la République. Sur la route, des soldats russes, soudards en campagne, rackettent les chauffeurs de voiture. Le butin? Vodka et cigarettes feront l’affaire. Un deuxième classe mendie du pain, que lui tend volontiers un passager frappé par la compassion en ces temps de ramadan. « Voyez-vous, ils nous occupent en envoyant des chars mais en oubliant le pain » persifle Moussa, mécanicien de son état.
En fin d’après-midi, les soldats sont saouls du tribut récolté -vodka et de bière. Le racket s’intensifie. Les récalcitrants sont abattus sans sommation, tels ces deux motocyclistes sur la route de Gudermes. Plus loin, un sergent au rire gras hurle des insultes à tout-venant. A l’ombre des tanks russes, il ne fait pas bon oublier sa quote-part de l’octroi. Qu’il soit exigé par soldats ou par les bandits.
Car Grozny la nuit, Dresde du Caucase, est livrée aux hordes de pillards. Soumises à une vingtaine d’attques en deux mois, plusieurs organisations humanitaires ont été dévalisées et deux employés ont été exécutés. A quatre heures de l’après-midi, trois heures avant le couvre-feu, les survivants de cette capitale des cendres se calfeutrent chez eux. Telle maisonnée au portail emporté par la mitraille se ferme par des morceaux de tôle. Telle autre, aux murs béants calfeutrés par des briques, ne peut encore accueillir ses hôtes, contraints de dormir dans un conteneur de chantier. Puis un silence trop court, trop lourd, enveloppe la ville. Alors, à l’approche du crépuscule, quelques fusils claquent, puis d’autres. C’est le signal de la guerre secrète. Plus de vingt attaques par nuit, proclame-t-on officiellement -banditisme ou vendetta, peu importe. Car nul ne sait s’il s’agit de commandos tchétchènes qui parviennent à infiltrer les vestiges de la ville ou de Russes à la gâchette facile.
Au dernier check-point avant les fiefs des indépendantistes, les soldats russes affichent quelque nervosité. Il s’y vend paraît-il des fusils-mitrailleurs à 1000 F pièce par des officier soucieux d’arrondir sa maigre solde. Au-delà du no man’s land, au premier poste tchétchène, les armes de la sécession abondent. Tranchées et fortifications en béton assurent la défense de Tsotsen-Iourt, bourgade de 11.000 habitants aux mains des irrédentistes. A tout moment, la « ville libre », encerclée par les tanks de Moscou, peut être investie. Alors, nuit et jour, les volontaires se relaient dans la boue des tranchées, au-delà du cimetière, creusée de vingt-sept nouvelles tombes. « On tiendra. Seul un retrait des Russes et l’indépendance totale peuvent nous satisfaire » déclare dans son Q.G. aux vitres disjointes le commandant Apti, en bonnet d’astrakan, devant deux joueurs d’échecs armés jusqu’aux dents.
Trois heures plus tard, à la nuit tombante, deux salves d’artillerie pleuvent sur le bourg. La demeure d’Omar, professeur de littérature russe, est secouée de soubresauts. « Les tsars nous ont broyé, Staline nous a déporté, et Eltsine prend le relais » grince dans sa cave plongée dans l’obscurité le chef de clan. A quelques maisons de là, on relève deux morts et une dizaine de blessés. Le commandant Apti est atteint au ventre de trois éclats. Mais cet homme-clé de la négociation avec l’adversaire ne souffre pas l’attente dans l’hôpital de la résistance: le lendemain, il est sur pied et, titubant, se rend au check-point voisin pour négocier une nouvelle pause dans ces foudres célestes. Bons princes, les Russes s’excusent. Avant que deux autres salves ne secouent le jour suivant la baronnie d’Apti. L’ennemi du coin a tenu parole: les tirs cette fois-ci proviennent de trois autres postes éloignés. « Ils veulent diluer la lourdeur des représailles » tranche un patriarche, tandis que les voisins de rue courent aux abris, matelas sous le bras. Mais la guerre s’abreuvera d’un nouveau fiel, celui des proches des victimes à l’âme revancharde.
Voilà bien la force de l’irrédentisme tchétchène, forgé dans la tradition orale des combats d’hier et de la haine d’aujourd’hui. « Pour chaque homme qui meurt, deux Russes tomberont » annonce dans sa demeure vermoulue Saïd, un chauffeur de tracteur au chômage qui, loin de son sovkhoze délabré, entretient un jardin restreint en guise de toute richesse. Sa femme, ex-ouvrière dans une sucrerie, déplore le prix que paient les civils.
Otages, ils le sont depuis les prémices de la guerre, en décembre 1994, lorsque les canons russes défigurèrent le paysage de Grozny afin de mater la rébellion du général Djokhar Doudaïev. Ses partisans le savent: ils ne peuvent survire, adeptes de la stratégie de Mao et de Giap, qu’au sein de la population. Laquelle fournit obligeamment le gîte et le couvert, dans l’attente de jours meilleurs et la crainte des représailles.
Au-delà de la route, sur les flancs blanchis du Caucase, les maquis révèlent leur fortune. Des caches innombrables abritent les combattants. Un hangar a subi un récent bombardement: des caciques rebelles s’y réunissaient secrétement, avant de subir la loi de la trahison. A Geldigen, Nizran, préposé municipal engoncé dans un manteau rapiécé, assure la garde de la douche publique, chauffée au gaz, et dont la fréquentation constitue un singulier baromètre de la guerre. Par beau temps, on ne se lave pas: les sorties d’avion dissuadent toute velléité de propreté. En revanche, par ciel nuageux, signe d’accalmie, les clients se ruent par dizaines aux bains-douches, qu’éclairent des lampes à pétrole tremblotantes.
Plus loin, une fumée noire surgit du sol. Legs d’un bombardement? Non pas. Ce sont les raffineries de la résistance, grosses citernes concoctées par d’ingénieux techniciens et qui, sises sur des nappes de pétrole, distillent un carburant sommaire -suffisant pour ravitailler les voitures des combattants. Ainsi la famille Issaïev raffine-t-elle dans un jardin enneigé, au bord d’une piste boueuse, 400 litres d’essence par jour, vendue à 90 centimes le litre.
Et c’est là un autre des secrets du maquis. Ces innombrables citernes d’or noir permettent une grande liberté de manoeuvre et l’autonomisation de la guerre. Les vivres? Point de peur de disette à l’horizon. « Dans les champs, on travaille deux fois plus qu’avant » assure un enseignant. Une nuée d’artisans pratiquent l’art de la récupération et excellent dans la réparation -Lada pour les combattants, BMW et Mercedes pour les commerçants et les mafieux. Les armes? Récupérées sur l’ennemi. Ou convoyées par des sentiers détournés depuis le Daghestan voisin. Les stocks laissés par l’armée russe lors de sa retraite en 1991-1992 furent, il est vrai, pléthoriques: une centaine de blindés et 150 pièces d’artillerie. Nusran, qui fut avant-guerre riche commerçant, a acheté un dérisoire pistolet à 3500 F pour contrer une hypothétique avancée ennemie. Son père, roi du troc en long manteau, a échangé deux vaches contre deux fusils-mitrailleurs, avec assez de munitions pour tenir un siège.
Pour l’effort de guerre, les chefs de teps- les clans, 130 au total, dont 28 notablement influents- fournissent leur obole. Les riches parrains de la mafia tchétchène de Moscou aussi, tel Arbi, chapeau noir et dents en or, trafiquant de retour au pays accueilli comme le fils prodige et dont la maison familiale, neuve et cossue, se grêle d’éclats d’obus. Le pactole est géré par les différents chefs de guerre, au gré des vallées et des « villes libres ». Dans sa casemate, le commandant Saïd, pansu comme un notable, ne parle que de gazavat, la guerre sainte. « Si les combats continuent, l’Islam gagnera tout le Caucase » promet Ruslan, technicien de 26 ans, qui arbore barbe et calot comme un fidèle soldat de Dieu. Tandis qu’un autre hiérarque avoue la présence de nouveaux prétoriens islamistes, qui accourent du Pakistan, d’Egypte, d’Iran ou d’ailleurs, placés sous la férule du Cairote Ibn El Hatap. Deux Américains ont même rejoint ces rangs fervents.
Mais les volontaires de la guerre sainte ne composent qu’une maigre unité. Et leurs prêches enflammés ne suscitent guère d’échos parmi les Tchétchènes, dont le prosélytisme demeure tempéré par trois facteurs: le conservatisme politique de la résistance, dont les chefs redoutent l’exégèse radicale du Coran; le poids des das, sages peu portés sur le fondamentalisme; et l’influence des confréries religieuses -nashqibandis, soufis et tariqats- traditionnellement modérées.
Ainsi le Kremlin a t-il beau chercher une porte de sortie honorable: sur la terre tchétchène, nulle relâche. A Grozny, nombre d’officiels plaident désormais pour la solution politique.
A une journée de route de Grozny, dans un petit village de montagne bombardé la veille, non loin de la cache où se lamentent douze prisonniers russes de la force Omon, le général Aslan Maskhadov ne dit pas autre chose. C’est lui qui dirige la résistance militaire, avec les agents du FSB, l’ex-KGB, à ses trousses. Des commandos tchétchène encadrent sans répit cet ex-colonel de l’armée rouge au visage émacié, qui réconforte indistinctement grognards et gradés, et qui connaît son ennemi sur le bout des doigts, là-bas, en contrebas, dans la plaine. « Nous sommes prêts à porter le feu en Russie même et à détruire plusieurs objectifs économiques » assure le chef de la troupe irrédentiste. Avant de souhaiter l’ouverture de négociations sur l’avenir du pays. Au prix de trois conditions: le retrait préalable des troupes russes, le droit pour le peuple tchétchène d’assurer sa défense et la souveraineté de la république.
Par un dosage qui varie de jour en jour entre guerre frontale et embuscades, Maskhadov parvient à contrer l’armée de toutes les Russies. Mais la porte demeure ouverte. Le Kremlin semble l’avoir compris: le bourbier tchétchène ne peut être réglé par le choix des armes.
Pour en sortir, encore faut-il pouvoir compter sur des protégés sûrs. Or le clan pro-russe de Grozny, enlevé par le chef de l’État Dokou Zavgaïev, prend quelque distance à l’égard du maître, craignant le châtiment réservé aux collaborateurs. Il n’y a guère que le vice-premier ministre Abdullah Bougaïev, apparatchik bon teint, pour oser encore répondre lorsque tonnent les canons à l’orient de Grozny: « oh, il ne s’agit que d’entraînement militaire… ». Nul doute que le pouvoir central a multiplié les erreurs dans sa logique de reconquête, soufflent d’autres officiels. Avant l’intervention, le séparatiste Doudaïev se trouvait au plus bas de sa popularité, menacée per les luttes de clan et fragilisé par ses tendances pro-mafia. Quelques mois de plus, avancent tant les « gouvernementaux » que les rebelles, et « Duki » -son surnom- tombait de son piédestal. Ce sont les canons et les chars russes qui ont l’ont remis en selle, fort d’une auréole de héros, fut-ce à l’ombre des maquis. « La Russie pratique le terrorisme d’État et l’Occident des droits de l’homme se ferme les yeux » déplore Issa, qui dirige la station de télévision indépendantiste -un vieil émetteur, un écran et trois magnétoscopes posés sur la table d’une villa- quelque part au sud de la Tchétchénie. « Plus il y aura de morts, plus il aura de résistants. Nous avons les armes, le pétrole, l’argent et les hommes ».
Guerre longue pour les partisans de Tchétchénie, où pour l’heure nul n’est gagnant. Guerre lasse pour les civils. Car, processus de paix ou pas, amorce de retrait de chars russes ou non, le conflit tchétchène peut perdurer pendant des lustres. Même si Boris Eltsine clame urbi et orbi, résumant crûment le dilemme du Kremlin: « Si on retire nos troupes de toute la Tchétchénie, c’est le carnage. Si on ne les retire pas, ce n’est pas la peine que je me présente aux élections ». Voilà au moins un constat qui brille par sa franchise. « Quel gâchis! commente l’ancien dissident Sergueï Kovalev, qui vient de démissionner de son poste de conseiller en droits de l’homme auprès de Boris Eltsine. C’est la barbarie de la force et du mensonge qui a mené à ça. Eltsine désormais veut régler le problème avant les élections. En bien ou en mal ».
Dans Grozny vidée de ses derniers insurgés, matée par les miliciens et les soldats russes, la professeur d’anglais Chamila subit le sort des recluses. Lui suffit-il de regretter son passé d’heureuse citadine? Sa voisine Irina, Russe blonde au mari alcoolique qui survit dans un taudis, promet des jours terribles à ses frères de sang s’ils demeurent plus avant dans cette ville en ruines. Dans ce Caucase où Prométhée lui aussi fut enchaîné, la Tchétchène et la Russe n’aspirent qu’à la paix -un compromis sur une souveraineté contrôlée ferait l’affaire. Et si l’on cite Pouchkine, officier du tsar qui redoutait une destinée confuse de l’empire russe à la conquête de ses marches, c’est pour mieux exorciser le mauvais sort, à la lueur d’une chandelle.
Sur la barrière de la rue aux maisonnées de bois, à deux pas de la tanière du poète attristé et de la résidence de Chamila, la main d’un survivant, ironie du désespoir, a inscrit à la peinture pour mieux défier le règne des canons et le diktat des pillards: « Ici vivent des gens ». La barrière est noire, comme Grozny assombrie par les décombres et la fumée des chars. La peinture est blanche, comme la neige alentour, les linceuls des dernières victimes et le visage apeuré des deux voisines cloîtrées.
Olivier Weber
©Le Point- Février 1996
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