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Les Tahitiens rentrent dans la danse

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

Si éloignée de la métropole, la Polynésie « française » a retrouvé ses traditions ma’ohi.


Trouver Hinano avait été facile. A Punaauia, la nuit était tiède, bercée par le crissement des vagues sur la plage, parfois transpercée par les vocalises des coqs qui partout en Polynésie, sans attendre le soleil, chantent à la lune. Et puis soudain, toute langueur avait volé en éclats. Mais le martèlement du to’ere pourrait sans doute fracturer le corail des récifs. Il avait suffit de suivre le fil de la musique, contourner les frangipaniers, franchir la route, s’approcher des tôles qui vibraient au son du tambour. Pieds nus sur le ciment de la cour, un pareu accrochée à ses hanches de fillette, dansait Hinano.

Un jour, disait-elle, elle serait reine. Celle d’un soir de juillet lors des festivités qui ont retrouvé le nom de Heiva, celui que les Polynésiens donnent à la fête. Sur le front de mer de Papeete où s’accrochent les voiliers de ceux qui d’île en île poursuivent leurs rêves, chaque année, s’affrontent les meilleurs chanteurs, danseurs et musiciens. Pour le plaisir et pour la gloire. « Le Heiva, c’est faire perdurer l’état de guerre en temps de paix », John Maere sait combien les apparences peuvent tromper celui qui ne fait que passer ou celui qui reste et ne veut pas regarder. John va d’un monde à l’autre, traduit Molière en tahitien et rédige en français les critiques les plus pointues sur le Heiva qui, assure-t-il, atteint parfois le sublime, « les enfants d’aujourd’hui dansent dix fois mieux que les adultes du début du siècle. Si nos ancêtres les voyaient, ils les adoreraient comme des dieux. » Ou comme des reines. Avec des frémissements d’oiseaux, les mains de Hinano montent au ciel, y tracent des courbes. Esquissés dans l’obscurité, ses mouvements portent une parole, racontent une histoire. Dans les projecteurs du Heiva, des centaines de femmes, déshabillées de fleurs et de lumière, amènent à la perfection la danse seulement balbutiée par l’enfant. Et de leurs gestes suspendus naissent l’eau des rivières, la pirogue qui coupe la vague ou la brise qui froisse les palmes, de leurs hanches qui accompagnent la houle de la musique vient le jeu de la séduction. Et son accomplissement.

De son éventail, la femme du Gouverneur de la Richerie a masqué son visage. Le spectacle de ce upa upa offert à son mari en 1860 sur l’île de Moorea est tout simplement indécent. Les premiers missionnaires et l’administration coloniale française sont bien d’accord. Il en coûte d’ailleurs, sur certaines îles, 50 brasses de route à défricher aux indigènes qui se livrent à ces « bacchanales nuisibles à la santé ». Le tatouage et le port des couronnes de fleurs au temple sont également interdits. Au début du siècle, la danse refait officiellement apparition à l’occasion des célébrations du 14 juillet. Modestement. Les danseuses sont prisonnières des robes missions, héritage de l’évangélisation, qui sauvent la morale et étouffent les corps. Quand ils se dévoilent, les danseuses sont le plus souvent des entraîneuses du Queens’ou du Lafayette, des dancings de Papeete où ne traînent pas les jeunes filles de bonne famille. Il faudra la passion et la poigne d’une institutrice, Madeleine Moua, qui crée la première troupe professionnelle dans les années 50, pour que la danse, qui s’égarait entre patronage et libertinage, soit enfin reconnue. « Les batteurs de to’ere ne doivent pas paraître en savates, ils doivent enlever leurs montres et ne pas mâcher du chewing-gum durant les performances »’ L’exotisme réclamée par les touristes, à qui l’inauguration, en 1961, de l’aéroport international de Faaa a ouvert les portes de la Polynésie, doit être sans failles. D’où la note transmise aux batteurs de to’ere par les responsables des fêtes de juillet qui débute le…29 juin.

C’est la célébration de l’autonomie interne polynésienne – bien qu’elle n’ait pas été signée un 29 juin- qui ouvre le ban. Le président du gouvernement local a choisi cette date qui coïncide avec celle de l’acte d’annexion des Iles de la Société qui devenait, en 1880, une colonie de la République. Gaston Flosse profite ainsi du Heiva pour prolonger de quatre semaines la célébration d’une autonomie dont il fut l’artisan et reste le bénéficiaire…Il a ce talent des Polynésiens à absorber les évènements, les digérer, puis à les transformer. Le 14 juillet à Tahiti se voulait, dans l’esprit des fonctionnaires coloniaux, la célébration du rattachement de la Polynésie à la France, voilà qu’il est le symbole de son détachement… Le cocktail du Haut-commissaire, à qui l’autonomie sans cesse accrue de la Polynésie a retiré bien des pouvoirs lui donnant le temps d’apprendre avec un certain brio la langue tahitienne, n’est plus la soirée à laquelle on se bouscule. Le défilé militaire était le clou du spectacle, il n’est plus que l’intermède d’une fête qui rompt les amarres avec ses origines, qui devient autre. Le Polynésien utilise la technique de l’huître. Dans les archipels qui égrènent sur l’océan de blonds atolls sont installées les fermes perlières où des greffeurs, avec une parfaite précision, forcent un corps étranger dans le gosier des huîtres. Une petite bille, taillée dans un coquillage, que l’animal ne va pas recracher comme le noyau d’une cerise mais neutraliser en l’enrobant de nacre, couche après couche. Des années plus tard, la bille blanche est devenue une perle noire. Si belle que personne ne s’interroge sur les sentiments de l’huître…

Allongée sur le fauteuil, les lèvres serrées et la joue pâle, Michèle affronte la dernière séance avec autant de plaisir qu’un rendez-vous chez le dentiste. Encore quelques gémissements et le bracelet noir que dessine, dans un bourdonnement d’abeille, l’aiguille du tatoueur encerclera bientôt sa cheville. Son séjour à Tahiti s’achève. Michèle est venue avec un mari fonctionnaire, elle repart avec Maeva, un bébé de deux ans et un tatouage ma’ohi de sept centimètres. « Je voulais emporter un souvenir autre que des colliers de coquillages…Si on m’avait dit avant de quitter la France que je me ferai tatouer, j’aurai crié à la folie et puis voilà… » Michèle, comme beaucoup d’autres Popa’a, a succombé à la beauté de ces tatouages polynésiens, donné à son enfant un prénom tahitien, et dans son village de Bretagne gardera sans doute au coeur la nostalgie des îles. Dans un perpétuel jeu de miroirs, le Farani et le Polynésien s’empruntent vêtements et vocabulaire, s’échangent moeurs et coutumes. Le résultat est parfois surprenant comme ces nouveaux lampadaires, que l’on croirait pourtant dérobés aux plus vieilles places parisiennes, plantés comme des hallebardes sur le front de mer. Porter une fleur de tiaré à l’oreille, un pareu aux hanches et un tatouage au bras fait partie d’un rituel auquel s’abandonnent volontiers les Popa’a. Dans un autre recoin du Pacifique, en Nouvelle-Calédonie, les Blancs qui adoptent quelques habitudes de l’île sont considérés comme « encanaqués » et la formule n’est pas un compliment…A Tahiti, le métissage est de mise, mais dans cet échange, qui ne signifie pas toujours un partage ou même une compréhension mutuelle, se dilue un peu de l’âme polynésienne.

Les trois adolescents sont restés perchés sur leur mobylette. Entre l’épicerie chinoise où ils achètent des cigarettes et la grand-mère qui, en attendant le client, évente d’un geste lascif ses quelques poissons suspendus au bord de la route. Ils ont des tee-shirts importés d’Hawaii, si larges qu’ils pourraient abriter une famille entière, et des bermudas dont le fond de culotte arrive aux genoux, hauteur réglementaire pour les rappeurs qu’ils sont. Ils rêvent des vagues d’Honolulu car, précisent-ils, ils sont également sur fers. Des explications fournies dans un français chaotique. Mais leur tahitien n’est pas de meilleur qualité, indique la grand-mère qui suit la conversation. Ils vont au collège de Faaa, le seul de Polynésie à être classé en zone d’éducation prioritaire. « Pour eux, la France reste abstraite. Ils se sentent Polynésiens et sont fiers de l’être » explique Catherine qui, depuis trois ans, est professeur de français dans ce collège qui portera bientôt le nom de Henri Hiro, le grand poète polynésien dont les trois adolescents, toujours sur leur mobylette, ne se souviennent pas avoir lu la moindre ligne. En classe, les élèves s’étonnent des feuilles qui jaunissent, de la neige qui tombe et de ces familles de Farani qui comptent si peu d’enfants. Les filles se sont indignées du comportement d’Emma Bovary, cette ingrate, sans respect pour son mari qui pourtant ne la battait pas… « Hé madame, elle est méchante cette femme! » ont dit les filles à leur professeur. « Elles veulent, comme les garçons, que les histoires soient heureuses. Les textes qui finissent mal créent un malaise. »

Les histoires ont souvent de tristes conclusions, provoquées par des paroles qui se croisent et ne se rencontrent pas. « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi. » constatait Henri Hiro en 1980. 15 ans plus tard, Jacques Chirac, assurait: « Tahiti, c’est la France. » Une affirmation juridique indéniable – en son nom quelques bombes supplémentaires explosèrent dans le basalte de Mururoa- mais qui pour beaucoup de Polynésiens, pas forcément indépendantistes, est aussi saugrenue qu’une tempête de neige sur le lagon. Le Français, même s’il est un ami de longue date, reste un ratere, comme les goélettes il ne fait que passer. Dans certaines îles de Polynésie, on enterre toujours les siens dans son jardin. Mais qu’un étranger vienne à y mourir et son cadavre doit parfois séjourner quelques jours dans la chambre froide d’un hôtel avant que l’on trouve à qui l’expédier. Ne pas disposer d’un cimetière communal n’a jamais posé problème. Pour y enterrer qui? Le ratere ne fait que passer.

Ils sont Ma’ohi, Popa’a, Tinito ou bien joliment panachés, les petits rats de cet Opéra polynésien qu’est le Conservatoire de Papeete. Au son du to’ere et du ukulele, ils courent dans les couloirs, sèment leurs claquettes de plastique, éparpillent les fleurs plantées dans leurs cheveux. Les fillettes sourient, non pas parce qu’il est de mise de faire bonne figure devant le jury mais par plaisir, celui que leur apporte la danse dont elles apprennent, ici, les pas de base et leurs variantes, soit une soixantaine de figures qu’il a fallu répertorier. Les anciens transmettaient oralement leur savoir et leur technique, un siècle d’interdit missionnaire, explique le directeur du Conservatoire, a brouillé les pistes. Le travail de codification se poursuit toujours, non sans quelques accrocs entre les maîtres de danse. L’inscription au Conservatoire ne coûte pas plus cher que le prix de quelques mangues au marché et tous les enfants qui le désirent peuvent y entrer. Pour certains, ce sera leur salut. Par la danse ou la musique, ceux qui sont les plus défavorisés, au fond de la classe, les éternels oubliés, s’offrent enfin la fierté d’être dans la lumière. Des premiers juillets importés de France, les Polynésiens n’étaient que les spectateurs, des juillets d’aujourd’hui, ils sont les princes. Sans doute éphémères. Mais ainsi va le Heiva, source à laquelle se régale l’âme polynésienne.

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