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«Les talibans me tueront un jour, j’en suis persuadé»

publié le 18/04/2015 | par Luc Mathieu

En quittant l’Afghanistan l’an dernier, la France a laissé derrière elle les habitants qui l’avaient soutenue. Ils se retrouvent aujourd’hui pris pour cibles par des extrémistes qui ont de nouveau le champ libre.


Les deux lettres sont à en-tête et dûment tamponnées. La première est signée de Qari Marjan, chef taliban d’Uzbin, la vallée où dix soldats français ont été tués en août 2008. La seconde du général Jean-Pierre Palasset, en poste en Afghanistan jusqu’en avril 2012. Gul Mohammed (1) les conserve dans une pochette en plastique où sont dessinées des fleurs rouge et bleu. Il ne les sort que rarement. Il sait qu’elles décideront de son avenir.

Dans la première, déposée une nuit devant sa porte, les talibans le menacent dans leur style habituel de lui «trancher la gorge pour avoir travaillé comme espion des Français et avoir assuré leur propagande». «Tu ne seras pas pardonné pour tes crimes», ajoutent-ils. Dans la seconde, le général français le félicite «pour ses belles qualités intrinsèques et son profond professionnalisme». Il le remercie également d’avoir «fait preuve de la plus grande des collaborations» avec l’armée française, qu’il a aidée depuis 2009 en organisant des rencontres avec les notables du district de Surobi, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Kaboul.

Traîtres. Ces deux lettres, Gul Mohammed les a ajoutées à son dossier de demande de visa pour la France rempli l’an dernier. Il n’a pas eu de nouvelles depuis. «J’avais compris que ceux qui avaient travaillé avec les militaires français et qui étaient menacés pourraient se réfugier en France. Mais peut-être votre gouvernement n’a-t-il pas encore voté cette loi ?» demande-t-il dans la petite salle d’un restaurant de Surobi.

Le gouvernement français n’a voté aucune loi ou promulgué aucune directive. L’obtention ou non d’un visa est laissée à l’appréciation d’un comité interministériel qui reçoit les dossiers sélectionnés par l’armée et l’ambassade de France à Kaboul. Depuis l’an dernier, 147 visas ont été accordés, en comptant ceux délivrés aux membres des familles. «Nous continuons à examiner les demandes au cas par cas mais le processus de sélection est quasiment achevé», explique-t-on à l’ambassade à Kaboul.

Aucune administration, même pas l’Otan, n’a comptabilisé le nombre exact d’Afghans employés par l’armée française depuis son arrivée dans le pays, en 2002. Ils sont au minimum plusieurs centaines à avoir travaillé dans le district de Surobi et dans les provinces de Kapisa, du Wardak (ouest), du Logar (centre), de Kandahar (sud) et de Nangahar (est). Ils étaient traducteurs, gardes de sécurité, cuisiniers, manutentionnaires, etc. Certains étaient payés directement par la France, d’autres par des sous-traitants afghans.

Aux yeux des talibans, ils incarnent les pires des traîtres, tout autant méprisables que les «infidèles», les soldats étrangers. Alors que l’Otan accélère son retrait, et que le plus grand flou demeure sur la présence ou non d’une force américaine après la fin 2014, ils sont devenus leurs principales cibles, au même titre que les employés du gouvernement afghan. Durant les six premiers mois de 2013, les Nations unies ont comptabilisé plus de 310 «assassinats ciblés» de civils par les insurgés, soit une augmentation de près de 30% par rapport à l’année précédente.

Mohibullah, 28 ans, est sur la liste talibane des hommes à abattre. Ils le lui rappellent une ou deux fois par semaine en lui envoyant des SMS ou en lui téléphonant. «Ils me disent juste que je suis un espion, qu’ils vont me tuer et ils raccrochent», explique-t-il. Son tort est de travailler pour Radio Surobi, un média que l’armée française a utilisé pour faire passer des messages à la population. Un moyen parmi d’autres de gagner «les cœurs et les esprits» des Afghans, espéraient les militaires. Jusqu’à ce qu’ils partent, le 31 juillet 2012.

«Un jour, les Français nous ont dit qu’ils allaient être remplacés par des soldats afghans. Deux semaines plus tard, ils avaient disparu en emportant leur matériel dans des camions. Ils ne sont jamais revenus», dit Mohibullah.
Grenades. Le jeune Afghan, père de quatre enfants, affirme ne pas leur en vouloir. Mais il dit sa peur et son incompréhension. «Les Français se sont bien comportés avec la population. Et ils ont amélioré la sécurité. Mais depuis qu’ils sont partis, elle se dégrade à nouveau. A quoi cela a-t-il servi ?

Pourquoi n’ont-ils pas attendu de gagner avant de s’en aller ? La seule solution pour les gens comme moi, c’est de partir. Les talibans reviennent et ils me tueront un jour ou l’autre, j’en suis persuadé.» En attendant, Mohibullah ne sort plus de Surobi et tente de se faire discret, comme le lui ont conseillé les services secrets afghans, qui ont confirmé la réalité de la menace.
En apparence, rien ne semble pourtant avoir changé à Surobi.

Dans le centre-ville, le bazar et ses dizaines d’échoppes collées les unes aux autres restent bondés. Les restaurants qui dominent la rivière de Kaboul servent toujours des poissons frits, la spécialité locale. Les voitures continuent de s’arrêter devant les étals de vendeurs de grenades, ces fruits récoltés dans la province voisine de Kapisa. Mais les talibans se font pressants. A leur manière, faite d’embuscades et d’incursions, ils se rapprochent de cette ville stratégique car située sur la route entre Kaboul et Jalalabad (est), comme s’ils voulaient la prendre en étau.

Ces dernières semaines, ils ont tiré sur le bureau d’enregistrement des électeurs situé en plein centre et attaqué le barrage, tuant l’un des policiers qui le gardaient. Ils coupent aussi régulièrement la route de Jalalabad. Ils surgissent par groupes de dix ou quinze, arrêtent les voitures et les camions, vérifient les identités et kidnappent ceux qui leur semblent suspects. Leurs embuscades nocturnes durent moins d’une demi-heure. Ils disparaissent ensuite à moto, avant que l’armée afghane n’ait le temps d’intervenir.

Propagande. «C’est bien simple, hormis dans le centre-ville et les abords du poste de police, nous ne sommes plus en sécurité», explique Gul Mohammed en pointant les champs de blé de l’autre côté du lac de Naghlu. Plus loin, à quelques kilomètres, débute la province de Kapisa. Là-bas, dans ces vallées de Tagab, d’Alassaï, de Spee et de Bedraou qui remontent vers le nord et l’est du pays, la France a perdu cinquante-quatre soldats en cinq ans de présence.

Le gouvernement afghan ne contrôle rien, les talibans ont imposé leur ordre et menacent de l’étendre dans les districts voisins.
Meizam se rend de moins en moins en Kapisa. Médecin, il travaille pour le gouvernement dans des cliniques de Tagab, équipées entre autres par la France.

Lorsque les soldats français ont quitté la province, en novembre 2012, il a dû lui aussi partir. «Je ne pouvais plus habiter à Tagab. Les talibans m’avaient souvent vu avec eux, c’est suffisant pour faire de moi un espion. Je veux bien mourir mais pas comme ça, pas comme ils me tueraient, pas comme un chien qu’on abat», affirme-t-il dans un restaurant de Surobi. Il continue à aller à Tagab pour voir ses patients, mais il ne s’attarde pas.
«Les talibans sont partout, personne ne peut s’opposer à eux», explique son collègue Homayoun.

Dans cette région pachtoune et pachaï particulièrement conservatrice, les insurgés ont instauré un gouvernement officieux avec des responsables pour les opérations militaires, l’éducation, la santé ou la justice. Les numéros des mollahs faisant office de juges sont placardés dans les épiceries. «Il suffit de les appeler en cas de problème. Ils donnent rendez-vous dans un verger ou une mosquée et rendent leur décision en quelques heures, quelques jours au maximum», dit Homayoun.

Mieux vaut ne pas s’opposer à leur sentence. Les talibans ont leur propre prison, dans la vallée de Bedraou. C’est une maison afghane classique, aux murs en pisé et au toit plat. «Il y a quinze à vingt détenus en permanence. Ils sont souvent battus à coups de bâton ou de câble», décrit Homayoun.
Circulant sans entrave, les talibans recrutent facilement dans les vallées de Kapisa. Ils visent surtout les familles où plusieurs fils chôment. «L’un d’eux les rejoint et la famille ne subit plus de pression», explique Meizam. La propagande est rodée. Les discours appelant à la lutte contre les infidèles sont délivrés dans les mosquées, après la prière du vendredi.

Sûrs d’eux, les talibans promettent depuis quelques mois «une victoire rapide». Selon plusieurs habitants de Tagab interrogés par Libération, une délégation de talibans venue du Pakistan est arrivée fin novembre dans la province avec un message émanant de la choura de Quetta, l’organe de direction du mouvement. «2014 est proche. Soyez vigilants et préparez-vous au combat. Nous ferons chuter le gouvernement et prendrons Kaboul très bientôt», ont dit les émissaires talibans.

«Entraînés». «Le pire, c’est qu’ils vont le faire, soupire Mirza Mohammed, membre de la choura de Surobi, une assemblée de notables qui fait office de conseil municipal. Ils n’ont jamais été aussi bien équipés et entraînés. Et il ne faut pas compter sur l’armée afghane pour les repousser. Au moins, les soldats français allaient combattre dans les villages. Les Afghans ne font que tirer depuis leurs bases sans sortir. Ils ne tuent personne hormis des civils.» L’édile sort un ordinateur de sa sacoche et fait défiler une série de photos.

On le voit, tout sourire, aux côtés de Jean de Ponton d’Amécourt, ex-ambassadeur à Kaboul, de plusieurs généraux français, d’un colonel de gendarmerie, de gradés américains. Mirza se dit capable, pour l’instant, d’assurer sa sécurité et affirme qu’il ne veut pas de visa. «Non, ce que je voudrais, c’est venir en France rencontrer vos parlementaires. Il faut leur expliquer ce qui se passe ici. Si rien n’est fait, tout recommencera, les talibans reviendront au pouvoir et Al-Qaeda se réinstallera. Cette guerre n’aura servi à rien.»

(1) A la demande des intéressés, les noms ont été modifiés.

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