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Lesbos à nouveau seule face au flot de réfugiés

publié le 30/10/2017 | par Maria Malagardis

Depuis cet été, les arrivées de migrants, surtout des femmes et des enfants, sont en hausse dans les îles grecques, tandis que l’Europe durcit sa lutte contre l’immigration clandestine. En attendant d’être relogées, les familles vivent dans des conditions souvent déplorables.


Des réfugiés qui vivent dans les tentes du camp de Moria, sur l’île de Lesbos, le 23 septembre. Photo Giorgos Moutafis pour «Libération»

A20 ans, Joëlle est une survivante. Il y a six mois, le 23 avril, elle s’est retrouvée au milieu de l’immensité de la mer. Seule, en pleine nuit, ballottée par les vagues, ne comptant que sur son gilet de sauvetage alors qu’autour d’elle les voix, de plus en plus lointaines, se taisaient une à une, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le silence absolu d’une obscurité oppressante. Un peu plus tôt, la barque qui devait l’emmener des côtes turques jusqu’aux rivages grecs avait brusquement chaviré, avec 22 adultes et deux enfants à bord.

«Il n’y aura que deux survivants», se souvient la jeune femme, enceinte de huit mois à l’époque. «En réalité, c’est ma fille qui m’a sauvée. C’est pour elle que j’ai tenu toute la nuit dans cette mer noire et froide, jusqu’à ce qu’un bateau me repère le matin», raconte fin septembre cette jeune maman en couvant du regard son bébé, une petite fille baptisée Victoire.

Un prénom qui ne doit évidemment rien au hasard : la fillette est née quelques semaines après le naufrage, sur l’île grecque de Lesbos. Bien loin du pays natal de sa mère, la république démocratique du Congo (RDC) que Joëlle avait brusquement quitté en décembre 2016 alors qu’à Kinshasa, la capitale, la rue s’embrasait pour s’opposer au refus du régime en place d’organiser des élections.

Déjà seule, déjà enceinte, la jeune femme avait alors traversé toute l’Afrique, à pied, à bord de camions… Jusqu’au Maroc d’où elle avait pris un avion pour la Turquie, avant d’embarquer en pleine nuit sur une barque surchargée, pour rejoindre la Grèce.

Un tel périple devrait forcer l’admiration. Il semble au contraire être devenu le repoussoir absolu pour certains dirigeants européens. Car désormais, la lutte contre l’immigration clandestine figurerait en tête des priorités affichées par beaucoup d’entre eux. «Avant la lutte contre le terrorisme ou la pornographie enfantine», dénonce Statewatch, un réseau de vigilance sur les libertés civiles en Europe.

Dans un document rédigé début octobre par l’Estonien Erkki Koort, à la tête du groupe chargé de la sécurité au sein du Conseil de l’Europe, les États membres de l’Union considèrent la lutte contre le trafic d’êtres humains et l’immigration clandestine comme prioritaire. Avec entre autres mesures envisagées, une militarisation accrue des frontières de l’Europe.

Tsunami humain

Ce durcissement paraît d’autant plus aveugle que parmi les naufragés accueillis récemment sur les îles grecques, se trouvent un nombre important de femmes et d’enfants. Depuis cet été, les arrivées sont en effet de nouveau à la hausse, annonçant peut-être la première faille de l’accord très controversé conclu en mars 2016 avec la Turquie pour stopper la venue des réfugiés. Sur les îles grecques, les habitants qui tiennent le compte des arrivées quotidiennes répètent toujours la même phrase : «C’est reparti, comme avant.»

«Avant» ? Une allusion au tsunami humain qui avait déferlé sur les côtes grecques en 2015. Certes, le flux actuel d’arrivées, bien qu’inquiétant, n’est pas comparable. Mais il est tout de même inédit depuis la conclusion de l’accord avec la Turquie il y a dix-huit mois.

En seulement cinq jours au début de la semaine dernière, plus de 700 nouveaux naufragés ont accosté sur les îles grecques. A Lesbos, comme à Chios ou Samos, des tentes ont dû être installées en périphérie des centres d’accueil pour loger ces réfugiés et migrants en surnombre. Des femmes enceintes et des enfants en bas âge sont contraints de dormir à même le sol, dans ces abris précaires dépourvus de chauffage, dénoncent avec force depuis plusieurs jours ONG et associations présentes sur ces îles. Il y a dix jours, une femme a accouché seule sous une tente, dans le camp de Viale à Chios.

La tension est telle qu’elle conduit parfois à des manifestations spontanées, comme il y a dix jours à Chios. Ou à des bagarres en règle, comme celle qui a éclaté la semaine dernière entre réfugiés syriens et afghans à Moria (le camp surpeuplé de Lesbos). Ce soir-là, un réfugié irakien de 55 ans est mort d’un arrêt cardiaque au milieu de ce tumulte et d’un début d’incendie. Excédées par ce climat explosif, une vingtaine de familles afghanes occupent depuis une semaine la place centrale de Mytilène, la capitale de Lesbos, refusant de retourner à Moria.

Grande loterie

Mais qui voudrait y vivre ? Tentes sans chauffage, rares douches crasseuses, présence de serpents, et une surpopulation préoccupante, avec près de 6 000 personnes sur un site prévu pour moins de 2 000 réfugiés. Les femmes ont demandé récemment aux autorités de leur fournir des couches. Pour leurs bébés ? Pas vraiment : plutôt pour pouvoir faire leurs besoins la nuit sans être obligées de se rendre dans des toilettes déglinguées, où elles se font parfois agresser.

Tout en minimisant l’importance de ce déferlement, les autorités grecques ont promis de désengorger quelque peu les îles. «Mais face au flot ininterrompu des arrivées, ces quelques départs sont dérisoires. Et l’hiver arrive, qui rendra la situation encore plus catastrophique», se désole Thanassis Voulgarakis, un activiste qui, depuis Lesbos, mène campagne avec le hashtag #OpenTheIslands pour reloger les réfugiés en Grèce continentale.

Thanassis fait également partie de l’équipe qui gère le camp de Pikpa. A quelques kilomètres de la ville de Mytilène, un ancien centre de vacances pour retraités a été réhabilité et accueille une centaine de réfugiés, uniquement des familles qui ont pu avoir l’autorisation de quitter Moria pour être relogées là-bas. Selon des critères qui tiennent plus de la grande loterie que de l’examen en profondeur des dossiers par les responsables locaux des services d’asile.

Reste qu’à Pikpa, on est soudain bien loin de l’enfer de Moria. Au milieu des conifères, de petits cabanons en bois entourent une aire de jeu où résonnent les rires des enfants. Pourtant, malgré l’apparence d’insouciance, là aussi chacun vit ou survit avec ses angoisses pour l’avenir et ses hantises du passé. Il suffit d’ailleurs de discuter, l’air de rien, avec les enfants. Voici Ranya et Darya, deux jumelles irakiennes de 11 ans. Deux petites filles joyeuses dont l’intelligence force vite le respect. Après avoir fui Mossoul lors d’un périple chaotique, elles sont arrivées à Lesbos en avril 2016 avec leurs parents et sont restées six mois au camp de Moria, où elles ont décidé d’apprendre toutes seules à parler le grec et l’anglais.

Passant d’une langue à l’autre avec une aisance déconcertante, elles évoquaient de jour-là leur peur pendant la traversée depuis la Turquie sur une barque surchargée «au milieu des vagues». Mais aussi la situation déjà tendue à Moria «où les hommes se battaient fréquemment», quand ce n’était pas les flammes qui les forçaient à sortir de leur baraquement en pleine nuit. Pourtant, elles ont vécu pire, ces deux fillettes qui restent marquées par l’arrivée de l’Etat islamique à Mossoul.

De façon un peu précipitée et confuse, elles enchaînent les souvenirs d’exécutions auxquelles elles ont assisté, dont celle d’un de leurs oncles. Elles évoquent aussi cette camarade de classe «mariée de force», malgré son jeune âge, à un combattant de Daech. Et se rappellent avec un dégoût souligné «les barbes sales des jihadistes qui sentaient mauvais».

«Vie passée»

Retourner à Mossoul, désormais libéré ? Fin septembre, les deux fillettes l’excluaient déjà catégoriquement : «Tous nos proches sont morts là-bas et de toute façon, il y aura encore beaucoup de vengeances et de violences avant que Mossoul ne retrouve sa stabilité», explique Darya, l’air soudain grave. Et d’ajouter : «Il y a eu notre vie passée, maintenant il faut l’oublier et recommencer ailleurs une nouvelle vie.»

Aux dernières nouvelles, les jumelles et leur famille ont fini par être relogées dans une maison à Thessalonique, dans le nord de la Grèce. Joëlle et sa petite fille ont réussi à être transférées à Athènes. Un pas de plus à l’intérieur de l’Europe, en attendant la suite. Pendant ce temps, d’autres enfants viennent prendre les places laissées vacantes : ils seraient plus de 1 200 à Moria en cette fin du mois d’octobre, dont 200 mineurs non accompagnés. Pourtant, en dépit des discours xénophobes ou frileux, leur intégration ne semble pas si compliquée.

Ce samedi, jour de la fête nationale grecque, c’est Amir, un Afghan de 11 ans, arrivé il y a un an et demi à Lesbos, qui a été désigné par son école à Athènes pour porter le drapeau grec lors de la cérémonie officielle. Il était considéré comme l’élève «le plus méritant».

Par Maria Malagardis Envoyée spéciale à Lesbos Photos Giorgos Moutafis

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