Libye : le feu du ciel
Les premiers raids français ont été d’une efficacité terrifiante. Ils ont brisé l’avancée des colonnes libyennes vers Benghazi. Le plus difficile reste à faire : éviter l’enlisement, les bavures, et permettre aux insurgés de gagner la bataille au sol
Sanglé dans le cockpit d’un Rafale, on se sent à la fois tout petit et surpuissant. Il est près de minuit, heure H, sur la piste de décollage de la base militaire 113 de Saint-Dizier-Robinson. La nuit est glaciale. En ville, la France du samedi soir traîne dans les cafés ou s’ennuie devant la télé. Aux commandes de son avion de chasse, le pilote français, attaché, casqué, corps immobile, peut à peine bouger ses mains et ses jambes. A main droite, le manche, minuscule, hypersensible ; à main gauche, la manette des gaz qu’il pousse tout doucement en avant pour libérer avec précaution les 15 tonnes de poussée des deux turboréacteurs.
Coup d’oeil sur les ailes de 15 mètres d’envergure qui vibrent de puissance contenue. Poids à vide, 9 100 kilos, trois fois plus lourd avec le carburant et les armes, rayon d’action de 1 853 kilomètres à la vitesse de Mach 1,8, près de deux fois la vitesse du son, capacité à grimper à 17 000 mètres d’altitude… L’appareil polyvalent est à la fois une merveille technologique et un terrible engin porteur de mort.
Dans la nuit, trois autres avions de combat roulent au pas vers le début de la piste. Chaque pilote récite mentalement son ATO, l’Air Task Order, l’ordre de mission exposé par le chef de patrouille pendant les deux heures de briefing. Le plan est une chronologie, minute par minute, de ce qu’il va falloir réaliser
Il a été élaboré, pour vingt-quatre heures, à Stuttgart, le siège du QG américain pour l’Afrique, par les stratèges de la coalition. L’opération porte un nom incongru, Aube de l’Odyssée… Les militaires sont doués pour l’action, pas pour trouver un titre. C’est l’heure. Dans l’obscurité, les deux volcans des réacteurs s’enflamment à l’arrière de l’appareil. Le chasseur est déjà en l’air. Même les yeux fermés, le pilote pourrait décrire le paysage qu’il a survolé pendant les 180 heures de vol d’entraînement annuel. Derrière lui, les lumières de la ville de Saint-Dizier, soulignées par les courbes liquides de la Marne. En virant sur la gauche, au bout de l’aile, la tache brillante sous la lune du lac du Der Chantecoq.
Troyes est au bout du fuselage, Nancy derrière soi. La patrouille grimpe haut dans le ciel, en direction d’un point précis, position et altitude, au-dessus du nord de la France, lieu du rassemblement avec les Mirage 2000 partis de Nancy et Dijon. Autrefois, il fallait se chercher, se trouver, calculer sans cesse le temps et le cap et scruter la nuit. Aujourd’hui, d’une pression sur le pilotage automatique, chaque homme a entré les coordonnées et la patrouille file droit vers le rendez- vous. Le manche, les gaz, la navigation automatique… piloter un Rafale est d’une facilité dérisoire.
La difficulté est ailleurs, dans la capacité de l’homme à intégrer les systèmes d’ordinateur et les écrans lumineux qui cernent le corps du pilote. Sur le pare-brise, un hologramme en couleur inscrit la vitesse, le cap, l’altitude et plus tard la cible. En dessous, la « vision moyenne », un écran donne les informations tactiques. A gauche, une télé, images du capteur des systèmes et, en cas d’attaque de missile, les contre-mesures électroniques. A droite, encore une télé, l’OSF, émetteur laser, spectre optronique, capacité de détecter et de poursuivre un éventuel adversaire. Et sur chaque manette de commande, une bonne douzaine de boutons pour gérer d’un doigt l’ensemble de cette batterie d’ordinateurs clignotants !
Coup d’oeil sur le radar de bord : de petites taches rouges signalent que les autres patrouilles sont au rendez- vous, le chef de mission dirige tout le monde vers la Méditerranée, à une heure vingt. Petit ravitaillement en vol quelque part près de la Corse puis direction l’objectif, la Libye. Mission : attaques au sol, enrayer la progression des milices de Kadhafi, détruire ses blindés, les clouer sur place.
Les pilotes savent qu’avant même la déclaration officielle du président de la République française des avions de reconnaissance sont allés balayer le terrain adverse.
Les images numériques ont été envoyées en temps réel aux centres d’écoute, la carte passée au crible des caméras infrarouges. Les avions espions ont aussi enregistré les fréquences des radars libyens et des missiles guidés sol-air qui peuvent menacer nos avions. Sam 2, Sam 6 et Sam 8 mobiles, voilà le danger. Avant même le départ d’un Sam, si un radar « éclaire », capture, un appareil français, une sonnerie stridente se déclenche ainsi qu’une alerte visuelle sur les écrans. Et il y a urgence à actionner le brouilleur, logé dans le nez de l’appareil, qui va désorienter le système autoguidé du missile qui monte vers l’avion français. Sinon, ne reste qu’à faire exploser la verrière et à actionner le siège éjectable, coudes et genoux repliés pour éviter de se les faire arracher par la coque !
Avant le parachute flottant au-dessus d’un désert hostile. Pour limiter les risques, la coalition a commencé à imposer un no fly zone, une zone d’exclusion aérienne. Un avion Awacs, véritable centrale de surveillance à distance, scrute le ciel libyen. Et une volée de 124 missiles Tomahawk, tirés des sous-marins et des navires britanniques et américains, a pilonné les 31 sites de missiles solair. La médiocre aviation libyenne est hors d’usage, les Sam 2 et Sam 6 sont détruits. Suffisant ? « Non. Ces missiles étaient vieux et décatis», dit un expert militaire. «Restent les Sam 8, des missiles mobiles, le dernier modèle. Ils peuvent frapper un avion jusqu’à 30 kilomètres d’altitude. Ceux-là sont dangereux. »
Eparpillés dans les dunes
Le jour naissant découvre les côtes sableuses de la Libye. En bas, Benghazi, la ville bastion des rebelles. Et les blindés de Kadhafi qui avancent. Encore quelques heures, quelques jours tout au plus, et les combattants seront imbriqués dans les rues d’une cité en guerre. L’aviation, toute cette belle technologie, n’aurait alors plus aucune utilité. On ne bombarde pas miliciens, rebelles en armes et habitants mêlés ! A près de 30 kilomètres de Benghazi, les colonnes de Kadhafi forment des points minuscules dans les dunes du désert. Le leader de la patrouille demande à ses hommes de vérifier leur système d’armement. Chaque pilote sait exactement ce qu’il emporte sous ses ailes, un savant dosage entre les besoins en carburant et ses capacités de frappe.
Arrimés sous l’avion, des réservoirs supplémentaires pour cette très longue mission de 2 400 kilomètres, quatre missiles Mica, pour détruire un éventuel avion ennemi, et un système de bombardement AASM (Armement Air-Sol modulaire). Il y a deux façons au moins pour larguer, les 6 bombes de 250 kilos. Le premier appareil peut « éclairer » la cible au sol par laser, un signal sur lequel le deuxième cale son tir. L’autre méthode utilise les coordonnées GPS récoltées par les avions espions et enregistrées dans le cerveau du chasseur. A 70 kilomètres de la cible, la bombe, autopropulsée, va frapper à coup sûr.
A condition qu’il n’y ait pas eu d’erreur humaine sur la nature militaire de la cible qui tuerait des civils que… l’intervention veut protéger. En bas, le SOUDAN conducteur du char T72 ou du transport de troupes n’entendra jamais le bruit des réacteurs du chasseur qui lui apporte une mort silencieuse.
A bord du Rafale, à 25 000 pieds d’altitude, les pilotes de Saint-Dizier enclenchent leur dispositif de tir. Ce matin-là, entre 5 heures et 7 heures du matin, les raids font monter le désert vers le ciel. Tourelles de tanks décapsulés par le souffle, métal calciné par le feu… 14 chars, 20 véhicules blindés de transport, deux camions lance-roquettes et des dizaines de pick-up sont littéralement pétrifiés.
Eparpillés dans les dunes sales, des dizaines et des dizaines de corpsde soldats gisent, tués sur le coup, dans leur treillis vert du régime. La mission est réussie et l’objectif psychologique atteint. Reste le plus dur, le plus long, la bataille au sol. Et celle-là devra être menée par les rebelles eux-mêmes, les Libyens.
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