Libye : les nuages noirs de la Révolution
Le spectacle affligeant de la mort du tyran et le choix de la Charia comme projet national jettent une ombre sur la Libye nouvelle
L’effet pervers d’une dictature, quand elle dure trop longtemps, n’est pas seulement de priver de liberté tout un peuple. Au-delà de la répression, de la prison, de la torture et des condamnations à mort, de la privation de la parole publique, de l’interdiction du droit à penser et à s’exprimer, la dictature distille son poison dans l’âme même de ceux qui la subissent. Et quand le tyran tombe, bouffon grotesque et sanglant, il ne suffit pas de proclamer la libération du pays pour obtenir la libération des esprits.
Mouammar Kadhafi a écrasé son pays pendant quarante deux ans. Assez longtemps pour faire naitre et grandir un père, assez longtemps pour faire naitre et grandir son fils. Toute une scolarité acharnée à l’étude de la niaiserie grandiloquente du « Livre vert », la pensée rudimentaire du psychopathe qui se prenait pour le nouveau Nasser. Toute une jeunesse, pour les jeunes révoltés, les plus audacieux, à se réfugier dans le seul manuel autorisé de l’opposition, le coran. Entre les deux, rien, ou pas grand-chose, l’apprentissage de la démocratie n’était jamais au programme. Le résultat s’est fait sentir tout au long de ces huit mois de guerre, dans le discours des combattants, leur attitude sur le terrain, la bataille finale de Syrte, les scènes de boucherie de la mise à mort du tyran et le fond même de la proclamation solennelle d’une nouvelle ère libyenne.
Dimanche dernier, à Benghazi, là où la révolution a commencé, devant des dizaines de milliers de civils noyés dans une marée de drapeaux vert, noir et rouge de la révolution, Moustapha Abdeljalil, président du Conseil National de la Résistance, a ouvert son cœur lors d’un vibrant discours ponctué par les « Allah Akbar ! » d’une foule, civils et combattants, transportée par l’euphorie de la victoire finale. De quoi a-t-il parlé ? De démocratie, de progrès, de bien-être social, d’égalité entre citoyens, hommes ou femmes, d’éducation, d’ouverture au monde, d’élévation de la conscience du peuple ? Non. « En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la charia est légalement nulle et non avenue », a clamé le leader actuel de la Libye révolutionnaire. Et pour mieux se faire comprendre, l’homme d’état a pris comme exemple la loi…sur le divorce et le mariage.
Le tyran Kadhafi, dans son délire moderniste directement inspiré par le malin, avait eu l’audace impie d’autoriser le divorce et d’interdire la polygamie. C’est fini. Pour son discours fondateur d’une « Libye libérée », le président du CNT a choisi de préciser que la polygamie serait désormais rétablie et le divorce, qui en limite l’effet, banni des mœurs et de la loi. Quant au programme économique, il a pris soin d’annoncer l’instauration des « banques islamiques », qui interdisent l’usure, en stricte conformité avec la charia. C’est tout ? Oui. Mais cette amorce de programme de politique générale augure mal d’un pays déterminé à bannir le mot laïcité de son vocabulaire, et à gommer celui de démocratie.
Pour les observateurs présents sur le terrain tout au long de cette crise, il n’y a pas de quoi vraiment être surpris. Face aux policiers de Kadhafi, les manifestants, courageux, n’avaient qu’un slogan à la bouche. Dans les combats, les rebelles n’avaient qu’un mot d’ordre. Et pour se saluer, dire bonjour ou au revoir, s’encourager, monter à l’assaut, se féliciter, montrer leur joie ou exprimer leur douleur d’un deuil, commencer un discours ou le terminer, la même formule magique, immuable : « Allah Akbar ! » La seule image étonnante de la célébration historique de Benghazi est une photo d’un groupe de femmes agitant des drapeaux. « Tiens ! Les voilà. Mais où étaient-elles ? », serait-on tenté de dire.
Tous les reporters qui ont sillonné le pays ont fait le même constat : la Libye, révolutionnaire ou pas, est un monde d’hommes. Les femmes sont absentes du paysage. Elles ne sont pas parmi le peuple en armes bien sûr, ni dans le personnel médical ou celui de la logistique, de la cantine militaire, ni même dans les bureaux de la révolution. Et quand, à la sortie de Beni Walid ou de Syrte encerclées, les reporters s’approchaient d’une voiture de civils sur le chemin de l’exode, il n’était pas rare de se voir interdire l’accès par un combattant musclé et effaré qu’on ose adresser la parole « aux familles » dans la voiture, en clair »aux femmes ». Du coup, les seules libyennes bienvenues dans la manifestation de Benghazi ont pu applaudir le leader du CNT qui leur annonçait… la fin du droit au divorce et le retour de la polygamie. Un grand bond en avant.
Tout au long de ce conflit, les observateurs ont du souvent répondre à la question du danger des intégristes islamiques de Belhadj, proches d’Al Qaïda, il faudra aussi mesurer l’impact sur la société nouvelle de l’Islam modéré des leaders du CNT. Dès la proclamation de la libération, Paris a salué « le courage, l’unité et la dignité » du peuple libyen. Le courage est indiscutable. Seuls, à mains nues et au début sans aide extérieure, sans expérience du combat et sans organisation, des civils, employés, chauffeurs, artisans, commerçants, étudiants, aidés de quelques déserteurs ou de militaires retraités, se sont dressés face aux chars et aux Katibas d’élite de Kadhafi. Et ils en ont payé le prix.
La notion de dignité a été, elle, largement écornée par les images de la victoire finale, dans la banlieue dévastée de Syrte, le fief du tyran. Le convoi de Kadhafi arrêté par des missiles de l’Otan, son escorte en déroute, le dictateur, surnommé « l’ébouriffé » et qui porte bien son surnom, retrouvé terré dans une canalisation d’égout, son révolver plaqué-or à la main, jusqu’ici, la fin du bouffon grotesque collait bien à sa légende. Mais ensuite, il y a cette hystérie, ces dizaines d’hommes qui l’agrippent, l’arrachent du capot d’un pick-up, le jettent à terre, les « Allah Akbar ! » hurlés comme la fin d’une chasse sauvage, le lynchage, le sang qui éclabousse, un, deux coup de feu, une balle en plein front, une autre dans le ventre, et le cadavre brutalisé, dénudé, sali. Une dépouille que les combattants de Misrata emportent chez eux, comme un trophée, exposent nu, sur un matelas jauni jeté par terre, dans un local réfrigéré conçu pour entreposer de la viande de boucherie.
Et le premier ministre libyen, le très civil Mahmoud Djibril, qui affirme « j’ai moi-même vu le cadavre. Je peux témoigner qu’il n’y a pas de contusions sur son visage ou son corps…». Alors que tous les reporters, les témoins et le public qui se pressent devant sa dépouille décrivent un corps couvert d’ecchymoses et de griffures, marqué jusqu’aux pieds, de bleus et de taches de sang, et l’empreinte de la semelle du glorieux combattant qui a écrasé la poitrine du mort avec son godillot. Et c’est devant ce cadavre de vieillard mort qu’on fait défiler, masque sur le nez, la population de Misrata, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui l’insultent, le touchent, se font photographier en faisant le V de la victoire et en réprimant leur envie de vomir.
Bien sûr, il s’agit de Kadhafi, le tyran, le malfaisant, le « satanique ». Mais le même sort sera réservé à son fils Mouatassim, capturé et filmé vivant, puis exposé sur une couverture sale, un gros trou dans la gorge. Combien d’hommes, de soldats des forces loyalistes ont-ils été pris vivants, et aussitôt abattus ? Le sort des prisonniers tombés entre les mains de la rébellion est suffisamment inquiétant pour avoir justifié une mise en garde d’Amnesty International, parlant de mauvais traitement, de tortures, d’une distinction entre prisonniers libyens d’origine arabe et les autres d’origine africaine, soupçonnés d’être des mercenaires. Bref, d’un racisme profond et du mépris absolu du droit des prisonniers de guerre. « Courage, unité, dignité », disait le communiqué.
L’unité nationale, seul rempart contre le spectre de la guerre civile ou d’un pays écartelé, a pu faire illusion tant que le spectre de Kadhafi hantait les esprits. La réalité politique, aujourd’hui, offre un visage différent. Le pays est divisé. La fracture passe d’abord par les régions. Il y a Misrata, ville-martyre, qui a tenu seule, six mois, face à l’armée de Kadhafi, a perdu un homme sur dix, a brisé son siège et enlevé une à une les villes de la côte qui la séparait de Tripoli. Les hommes de Misrata ont débarqué d’un bateau dans le port de la capitale et couru jusqu’à Bab Al Aziziya, le palais de Kadhafi. Et ce sont eux encore qu’on retrouve aux portes de Syrte, sur le front Ouest, acharnés à traquer le tyran dans son dernier bunker.
Sur le front Est, il y avait les troupes venues de Benghazi, capitale de la Cyrénaïque, creuset historique de la révolte. Un long siège de Syrte de plus d’un mois. Et les deux contingents qui ne communiquent pas, s’ignorent, alliés mais méfiants. Et ceux de Zintan, qui se considèrent comme les vrais vainqueurs de Tripoli. Et les combattants berbères du Djebel Nefoussa hostiles à toute allégeance. Et l’armée des hommes de Belhadj l’islamiste, devenu commandant militaire de Tripoli, dont certains rebelles demandent déjà l’arrestation. Et un CNT composite et usé, dont le premier ministre annonce régulièrement sa démission. Et toutes ces armes en circulation dans le pays.
Et ces hommes qui ont pris l’habitude de se faire entendre la kalachnikov au poing. Misrata contre Benghazi, régions contre pouvoir central, chefs de guerre contre politiques, libéraux contre islamistes, autocrates contre démocrates…
Oui, Kadhafi est tombé mais, comme tout bon dictateur, il laisse derrière lui un pays en morceaux. Et pas mal de nuages noirs dans le désert de Libye.
Jean-Paul Mari
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