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Lutteurs d’espoir

publié le 22/05/2007 | par benoit Heimermann

Alentours, le quartier respire la poussière et collectionne les embouteillages. Le nord-ouest de la cité sans fin est vivant mais pauvre. De l’autre côté de la rue, un lycée à “ l’anglaise ”, avec uniformes et cravates assortis, tente de donner le change, mais la principale prison de la ville, pièce de béton indéfinissable, rappelle à la réalité un peu plus loin. Entre les deux, le centre sportif a poussé comme par miracle, au sommet d’une avenue en pente, il y a tout juste quinze ans. Une manière de laboratoire. Une succursale dédiée à la lutte. Les 3X8 du tombé et des retournements, tous âges et catégories confondus. Une demi-douzaine de dortoirs, des lits superposés, une mini-cantine, des vestiaires proprets, une poignées de poids et haltères et une série de cordes lisses suspendues aux cintres d’un gymnase aux dimensions d’un hall de gare.
Et surtout deux tapis. Usés et fatigués. Sur lesquels se succèdent en cadences un concentré de champions de Turquie, de lauréats internationaux, de vainqueurs en devenir, tous pareillement chargés d’entretenir la flamme, le mouvement adéquat, l’attitude irréprochable. Ces clefs, ces prises, ces corps à corps virils et silencieux, ces entrelacs de bras et de jambes, ces boules de nerfs et de muscles qui, tous, n’ont d’autre obsession que de renverser, de bousculer, de terrasser. Ici, c’est l’infiniment travaillé qui l’emporte. L’épure du comportement, la posture souveraine. Des figures dépouillées mille fois répétées, des jetés en cascade, des renversements comme s’il en pleuvait.
Une marque de fabrique. Au même titre que les loukoums tarabiscotés, les chapelets de buis ou les pipes de narguilé. Mais surtout une réputation établie. Sur les soixante quatre médailles olympiques récoltées par la Turquie depuis les origines, cinquante-cinq l’ont été par ses lutteurs ! Et l’on ne vous parle pas des championnats d’Europe ou du Monde, eux aussi, colonisés à grande échelle. Comme si le corps turc aimait à batailler plus qu’un autre. A s’arc-bouter, à se défendre.
Une question d’assises commentent les intéressés. Au propre comme au figuré. Le lutteur turc est bien campé sur ses bases et tout autant le sport qu’il pratique. Des siècles que cela dure. Pas une fête familiale, naissance, mariage, circoncision qui, là bas, sur les lointains plateaux d’Anatolie ou de Taurus, n’invite quelques combattants à mesurer leur degré de force et de virilité. Certes les antiques Janissaires, gardes rapprochés des omnipotents Sultans, ne sévissent plus que dans les livres d’image, mais leurs lointains descendants miment toujours leurs répertoires. Chaque année à Edirne dans le cadre des Yagli Gures, leurs foires d’empoigne mi-folkloriques mi-païennes s’éternisent quatre jours durant.
Lancez le mot lutte au beau milieu d’une conversation dans un café de Beyoglu ou Fatih, sur les hauteurs d’Istanbul, et vous récolterez invariablement une moisson d’anecdotes plus ou moins avérées ou fumantes. Celle, par exemple, du combattant qui déchirait les marmites de fontes comme d’autres les feuilles de papier. Et celle du poids lourd qui de la simple extrémité de son pouce était capable d’effacer le dessin d’une pièce de monnaie. Ou l’incroyable destin du célébrissime Yousouf qui, non content d’engloutir des poulaillers entiers et de ne jamais fréquenter un bain, fit carrière jusqu’à Londres et New York où, au début du siècle dernier, on l’acoquinât du définitif surnom de “ Terrible turc ”. Ou la performance d’Ahmet Kirecci, poilu comme un ours, fort comme un taureau, qui, aux Jeux olympiques de 1948, en plus de son adversaire, arracha du sol le tapis auquel celui-ci s’accrochait désespérément !
Sans attendre la fin de ces histoires de lutteurs à dormir debout, les gamins du Bayrampasa sont partis partager leur douche, enfiler leur vestes et déguster leurs boulettes de viande. Si on ne les sent guère concernés par les exploits de leurs glorieux antécédents, leurs origines ne mentent pas. Nevzat Kös, épaules carrées et regard amical, arbitre international et patron du centre : “ La plupart viennent de milieu modeste. Souvent du centre du pays. Ils sont recrutés par nos observateurs qui fréquentent régulièrement les vingt centres régionaux. Nous les gardons souvent ici en pension. Leurs parents sont rassurés de les savoir sous notre protection. Ils vont à l’école, sont logés, nourris et, en plus, nous leur garantissons un minimum d’argent de poche… ”
La tradition donc, mais surtout la méthode. Si la lutte turque a longtemps vécu sur ses acquis, elle a su prendre le train de la modernité en marche et adapter ses légendes aux réalités de la compétition internationale. Cent soixante lutteurs, onze entraîneurs, six titres de champion de Turquie, trois titres de Champion d’Europe des clubs : le meilleur atelier de formation du pays préfère exhiber ses coupes et ses compétences plutôt que d’utiliser une fois encore l’argument du patrimoine ancestral. Ali Ozen, moustache en croc de boucher et avant bras de la même famille, tout juste retiré de la compétition et formateur en devenir : “ Il y a sûrement une question de gène, une émulation née des habitudes, mais cela n’explique pas tout. La lutte turque a su aussi développer une technique bien à elle, pas si simple à imposer puisque pas mal de pays, Russie, Bulgarie, Iran, Etats Unis, sont, depuis une quinzaine d’années, à un niveau tout à fait comparable au notre. ”
Imbattables ou presque dans les années 40 et 50, les envoyés très spéciaux d’Istanbul ou d’Ankara ont subi de très sérieux revers dans les années 70-80. Pire qu’un passage à vide : une véritable traversée du désert. Notée par Patrice Mourier, entraîneur en chef de l’équipe de France : “ Longtemps, les Turcs ont brillé en libre, eux qui misaient surtout sur la force. Mais des montagnes de muscles il en existe partout. Ce qui fait la différence, c’est souvent la technique. Et là, les Turcs bossent beaucoup. Leur ‘’arraché à rebours’’ [soulevé instantané de très grande amplitude, NDLR] est une merveille. On dit d’ailleurs la ‘’technique turque’’. Et puis, ils se sont concentrés sur la ‘’gréco-romaine’’ qui demandent peut être plus de finesse que la ‘’libre’’. ”
Un point de vue extérieur argumenté, mais néanmoins incomplet. Les lutteurs turcs ont, certes, peaufiné leurs fondamentaux, aiguisé leur technique, ils ont aussi profité d’un contexte éminemment favorable. Politique et économique. Située en bonne place dans le vestiaire des entraîneurs du Bayrampasa, une photographie dit cela. Qui représentent une poignés de lauréats hilares, mais surtout leur soutien prioritaire : Mustafa Erdogan, propre frère de l’actuel premier ministre, vice-président du club dans son ensemble et président de la section lutte tout particulièrement. Un fan. Et un pourvoyeur d’argent frais par la même occasion. En même temps que le municipalité ou les vingt et quelques sponsors liés à bonne marche du centre.
Ghani Ialouz, médaille d’argent pour la France à Atlanta en 1996 et grand connaisseur de la lutte turque : “ Ils ont les bases, ils ont la culture, mais il ont surtout mis au point une bonne politique de recrutement et de formation. En Turquie, la lutte est vraiment prise au sérieux. C’est un vrai enjeu, une bonne vitrine, et les moyens sont là pour aider les meilleurs éléments. ” Seref Eroglu, médaille d’argent à Athènes en 60 kg par exemple, ou l’incomparable Hamza Yerlikaya, double champion olympique (1996-2000), sept fois champion d’Europe, monstre sacré de la spécialité, dans un pays qui s’y entend pourtant en matière de fiers à bras et de briseurs de chaîne.
C’est de l’autre côté du Bosphore, dans le quartier asiatique de la ville que le lutteur majuscule a installé son Q.G. Au centre national d’entraînement, l’équivalent de notre INSEP national. Mais son parcours, son curriculum passent par le Bayrampasa. Lui aussi s’est entraîné sur le tapis usé du centre obligatoire. Lui aussi a fait, au préalable, le voyage depuis sa lointaine Anatolie natale. Comme son père, lutteur de bonne valeur avant qu’il ne trouve en usine de quoi survivre dans la capitale. Une montée en neige on ne peu plus classique. Des ficelles que l’on copie et des recettes que l’on assimilent. Beaucoup d’humilité et autant de sacrifices. Ialouz : “ C’est vraiment un gars très abordable. Malgré ses succès, malgré son palmarès, il possède la réserve du provincial et cet acharnement au travail que l’on ne trouve que chez les meilleurs. ”
Sacré champion du monde à 17 ans, toujours sur la brèche dix ans plus tard, encore sacré meilleur européen, il y a quinze jours en Bulgarie, l’exception confirme : “ A Athènes j’étais détruit psychologiquement. Je devais sans cesse perdre du poids. Jusqu’à douze kilos avant une compétition. Depuis, je suis passé dans la catégorie supérieure (96 kg). C’est une nouvelle carrière qui débute pour moi. ”
Retour à Bayrampasa. Un caporal aux cheveux blanc et à la moustache drue martèle ses ordres comme un malade. Les seniors s’exécutent. Une heure que leurs torses nus dégoulinent de sueur. Les deux plus fatigués font mine de quitter la salle, mais sont immédiatement rappelé à l’ordre. Il est question de nouvelles prises et de nouveaux règlements. Le caporal insiste. Assez pour que ses élèves bombent une fois de plus leur torse. Oui, “ fort comme un Turc ! ” tel que le suggérait François 1er affublé d’une armure offerte par Soliman. “ Fort comme un Turc ! ”, hier et pour l’éternité.


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