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Mafia : Les incorruptibles de Naples.

publié le 22/01/2012 | par grands-reporters

Chaque jour, ils sillonnent les ghettos du nord de Naples, où sont
écoulées chaque jour des tonnes de drogue en provenance du monde
entier. Plongée dans le quotidien dantesque de la brigade du Commissaire
Cicerone.


Diffusion du film documentaire « La Brigade » sur France 5, mardi 21 février à 20H35 -Inédit

LUNDI.

« C’est bon, ils ne nous ont pas vus… » Ciro jette un coup d’œil inquiet dans le rétroviseur. Derrière la voiture banalisée de Ciro et Pasquale, une vespa grise vient de virer à droite. Nous sommes à Scampia, quartier maiditde Naples, le premier supermarché de la drogue d’Italie. Échapper au contrôle des dealers, ici, relève de l’exploit.

Il suffit de quitter les quartiers du centre, de remonter sur la colline de Capodimonte et de s’engager sur le corso Secondigliano… et un escadron de guetteurs vous prend en filature. Une frontière invisible, en plein cœur de la ville. Ce lundi, Ciro et Pasquale préparent leur planque à Scampia. Leur Fiat bleue se faufile discrètement entre les tours délabrées du quartier. En tout, l’Anti-Narcotici de Naples ne compte que 29 hommes.

Vingt-neuf « artisans », la fine fleur de la police locale, qui travaillent à l’ancienne : incognito, sans gilet pare-balles, dans les faubourgs les plus dangereux de la ville. Leur mission : faire tomber les trafiquants qui, en quinze ans, ont transformé la capitale de la Campanie en forteresse européenne de la drogue.

Commissariat central, au cœur de Naples.

Toute la matinée, le commissaire Sergio Cicerone, reçoit les rapports de ses équipes sur le terrain. Il est chargé de croiser en permanence ces informations avec celles qu’il obtient par les écoutes téléphoniques. « La tante est arrivée, tu veux que je descende trois paires de jeans ?». L’appel est localisé, le code décrypté – ici une paire de jeans correspond à une dose de crack – et transmis sur-le-champ à Ciro et Pasquale. À 39 ans, Sergio dirige l’une des trois « dream-team » de l’anti-stup napolitain.

Les magistrats antimafia tiennent en haute estime ce jeune commissaire, analyste habile et excellent meneur d’hommes. En septembre 2005, son groupe a même réussi un exploit : capturer Paolo di Lauro, parrain du clan homonyme, maître absolu du marché de la drogue… Le boss qui a inspiré à Roberto Saviano son roman « Gomorra ». Pendant 19 longues années, l’homme était resté inconnu des fichiers de police.

Depuis l’enquête Mains Propres et le déclin de Cosa Nostra, la Campanie est devenue la plaque tournante de la drogue en Europe. « Les clans de la Camorra sont très adaptables et ont su s’implanter en Espagne, en France et en Amérique latine », explique Antonio Laudati, susbsitut du Procureur auprès de la Direction nationale antimafia (DNA). Seule faiblesse des mafieux napolitains : la Camorra est une organisation horizontale, et non pas verticale comme la mafia sicilienne, où la « Coupole » réunit les chefs des principaux clans et dicte la ligne de conduite.

« On compte plus de 400 familles à Naples. Les guerres pour le contrôle du territoire sont permanentes », souligne Laudati. Cela dit, pour l’instant, les conflits entre clans n’ont pas franchement contrarié le « bizinesse » : en 2005, 2618 kilos de drogues diverses ont été saisis en Campanie, un bond de +130 % par rapport à l’année précédente. La région compte aussi 20% de décès liés à l’abus de stupéfiants. En termes de drogue écoulée, seule Amsterdam peut tenir tête à cette nouvelle capitale européenne du crime organisé. Pour combien de temps, encore ?

Naples décroche, de loin, la palme de la guérilla urbaine : en une décennie, les quartiers nord de la ville, Secondigliano e Scampia, sont devenus des zones de non-droit. La dernière guerre des clans, en novembre 2007, y a fait plus de 30 morts en quelques semaines. Le spectre d’un nouveau carnage a poussé le premier Ministre italien Romano Prodi, à brandir la menace d’une intervention de l’armée.

Scampia est un cauchemar urbain : un patchwork de tours immenses aux vitres brisées, ponctué de squares tapissés de seringues, traversé de larges avenues que sillonnent les sentinelles à moto. Un quartier maudit, parsemé de poubelles bondées qui s’embrasent spontanément, car depuis la dernière guerre des clans (en 2003), les éboueurs refusent de passer ici… Dix fois par jour, des héroïnomanes au regard halluciné surgissent des buissons et zigzaguent entre les voitures, des seringues encore piquées dans les bras, sur le cou. Les écoliers du coin n’y font même plus attention. Symbole de la déchéance de Scampia, les « Vele » : quatre tours de trente-cinq étages en forme de voiles, bâties ici en 1983, pour reloger les victimes du tremblement de terre.

Depuis, leurs sous-sols dévastés par vingt ans de squat sont devenus un centre névralgique du trafic : même la police évite de passer dans ces coupe-gorges. Une plaie béante dans la ville, qui respire l’abandon, la misère et le danger.

MARDI.

Ciro et Pasquale, l’inséparable binôme, partent en planque vers 15h. Ils montent au dernier étage d’un immeuble. Pas de chance: la porte de la terrasse est fermée. « Allez, Pasquale, va dégoter les clés chez une mamie ». Pasquale est le caméléon de l’équipe. On le surnomme « O sistemato », le Pointilleux. Il est toujours si parfaitement mis que Ciro dit de lui en rigolant « on dirait qu’il sort du congélo tous les matins ! ».

Avec sa tête de brave gars du coin et son style passe-muraille, Pasquale a réussi l’impossible : une semaine de planque au coeur des Voiles, caméra au poing… Il est si passe-partout qu’un jour, un caïd local, gérant d’une « place » de drogue, lui a proposé de remplacer au débotté l’un de ses lieutenants. Arrêté, l’homme n’en revenait pas d’avoir été « donné » par les siens. Au commissariat, le mafieux interpellé a même mis une bonne demi-heure pour reconnaître Pasquale. Malgré dix ans de planques et de rondes, aucun criminel napolitain ne semble arriver à fixer l’image du passe-muraille.

Postés sur le toit, les deux policiers dégainent les jumelles. « Vous imaginez ? Le portail de l’immeuble est barré, les habitants ne peuvent ni entrer ni sortir sans montrer patte blanche. Pour cinq familles corrompues, qui mixent la dope dans leur cuisine, douze autres sont prises tous les jours en otage ».


Scampia se divise en une dizaine de « places de deal »
, qui écoulent chacune en moyenne 2000 doses de 0,25g par jour. La dose d’héro et de coke se négocie ici 20€, le haschisch à peine moins. Chaque semaine, une place de deal rapporte 30 à 50 000€, les dealers perçoivent jusqu’à 3500€, les guetteurs 1000€ : quelle que soit la mise de départ, ici, elle est quadruplée en sept jours. Pas étonnant que, dans ce quartier où le taux de chômage frôle les 35%, des familles entières se laissent tenter par le trafic. Derrière les portes blindées, on entend le bruit des mixers qui fonctionnent à plein régime, pour « couper » la cocaïne avec du talc, de la lidocaïne, de la caféine.

Les mères de famille au chômage mixent dans la cuisine, les grands-mères sont mises à contribution pour la confection des « bonbons », sous l’œil averti des plus petits : les mamy de Scampia sont réputées pour leurs paniers en osier, qu’elles laissent glisser de leur balcon, garni d’une liste de courses et d’une dizaine de doses fraîchement coupées. À la nuit tombée, Ciro et Pasquale lèvent le camp, frigorifiés.

Au pied de l’immeuble, ils se font repérer : « Maria !… Maria ! », des cris stridents retentissent comme un écho redoutable. Les battants des fenêtres claquent les uns après les autres, et dans les halls d’immeubles, les dealers s’évanouissent dans la pénombre. Le système d’alerte local fonctionne à merveille. « Bon, ça va, on a compris », marmonne Ciro en démarrant la Fiat bleue, désormais « grillée ». « Franchement, vous en connaissez beaucoup, des policiers, qui font un boulot si dur pour 1300 euros par mois ? »

JEUDI.

Mauvaise humeur au bureau: un opérateur de téléphonie mobile a mis sur écoute le mauvais numéro. L’enquête est bloquée pendant 24h. Emilio et Michele, les plus doués de l’équipe pour décoder les dialectes, enragent. Ils craignent de rater la livraison de la dope. « Pour l’instant, on a repéré une dizaine de dealers autour de cette place », explique Sergio, « Reste à identifier les autres maillons de la chaîne : les financiers, les responsables de l’approvisionnement, des mélanges, des dosages, du conditionnement, du stockage… Toute une architecture qu’il faut reconstruire et comprendre. Et surtout, démontrer et prouver au tribunal, lors du procès ».

Sergio Cicerone et ses hommes travaillent sur plusieurs groupes criminels à la fois. Chaque enquête peut prendre des mois. Mais un seul jour de retard peut être fatal.

« C’est pas vrai ! ». De rage, Emilio tape du poing sur son armoire métallique. Depuis ce matin, il fait les quatre-cents pas dans les couloirs de la Préfecture. « Ils ne se rendent pas compte des dégâts qu’ils font, ces gens-là. Moi, j’ai 28 ans de métier… Tu comprends, la drogue, c’est le cœur du Système ! Si tu touches à la drogue, tu touches au portefeuille des clans, tu l’anéantis, la camorra… ».

Les murs délavés du bureau sont tapissés de coupures de presse jaunies : les plus belles saisies de l’équipe – 500 kilos de cocaïne, 850kp d’héroïne, une tonne de shit… les prises donnent le vertige. Comme tous ses collègues, Emilio, issu des quartiers populaires, a failli mal tourner. « Ce nez cassé à votre avis, d’où ça vient ? », lance-t-il, ironique. « 80 % des gens de mon quartier ont mal tourné. La plupart sont morts, les autres sont camés ou rament pour s’en sortir. »

La conscience d’avoir frôlé « l’autre bord » donne à ces policiers une éthique particulière : « Règle numéro un, le respect mutuel. Pas d’arrestation sans flag. Pas de cris, pas d’insultes, pas de coups gratuits. Si tu gagnes, les camorristes acceptent l’arrestation avec fair-play. Si tu dérapes, tout le quartier s’en souvient ».

Pas facile de garder l’équilibre avec dans un contexte aussi violent. Pour calmer les nerfs, l’équipe sirote le énième « cafè » en se repassant le film de ses meilleures opérations. Comme celle de cet espagnol qui transportait 35 kg d’héroïne: il a fallu deux bonnes heures à l’équipe, chalumeau au poing, pour accéder à la cachette nichée sous la marmite. Ou encore ce jour où un officier des Carabiniers, intercepté sur l’autoroute, a proposé un accord pour les mener jusqu’au boss.

« Il m’écrit tous les mois depuis la prison : c’est comme s’il s’était un peu racheté sur la fin », sourit Sergio sans une once de mépris dans la voix. Il sait qu’il en faut du courage, ici, pour résister à la corruption. « « Si tu n’es pas incorruptible, tu es un homme mort », explique Sergio. Même parmi les policiers, la Camorra a encore ses « stipendiés » réguliers. « Au début, ils te paient le café. Deux mois plus tard, ils t’offrent une BMW neuve « à prix cassé » : une affaire, un cousin qui vend, comme par hasard. Et puis tu finis sur le « fichier des paies», tu reçois un salaire pour « éviter » le quartier dans tes enquêtes. »

SAMEDI.

En fin d’après-midi, le bureau est quasiment vide : toute l’équipe est partie en patrouille, pour les derniers repérages. Le jour J approche. Seul, concentré à l’extrême, Sergio dessine un croquis pyramidal ponctué de noms. « Là, je dois décider s’il vaut mieux intervenir ou attendre», murmure-t-il, inquiet. « C’est dans des moments comme celui-ci que tu sens vraiment ton rôle dans la lutte contre la camorra ».

Dehors, c’est la nuit de Sant’Antonio Abate. Les habitants du vieux Naples envahissent les rues pour allumer des feux de joie sur les trottoirs. C’est illégal, mais les forces de l’ordre laissent faire. La lueur orangée de ces flammes clandestines brille jusqu’à l’aube dans les ruelles de Spaccanapoli.
LUNDI. La nouvelle est tombée hier en fin de journée. La section « Criminalité organisée » de la Préfecture de Naples traque le même réseau de dealers. Une opération conjointe s’organise.

Au petit matin, Sergio et ses hommes filent à toute allure vers Scampia. Arrivés sur place, c’est la déception. Le Directeur des Carabiniers de Naples a lancé, sans prévenir, un coup de filet « politique ». Une démonstration de force, pour prouver à l’Italie que l’État n’a pas déserté le terrain, que la guerre peut encore être gagnée. Le déploiement est massif, loin des discrètes opérations d’infiltration que Sergio a l’habitude d’organiser.

En soupirant, la brigade investit un immeuble et se sépare. Ciro e Pasquale se dirigent vers les ascenseurs, examinent les cages une lampe torche à la main, se désolent : « regardez les sachets de plastique vides… ils étaient encore là ce matin ! ». Ciro inspecte sous toutes ses coutures la statue en plastique de la Vierge Marie qui trône dans l’entrée. Sergio Cicerone descend les escaliers en cognant du talon sur chaque dalle en travertin : si ça sonne creux, il la dessoude et vérifie qu’elle n’est pas farcie de doses. Michele et Angelo montent au 14e étage vérifier les parapets, les citernes et les murets de brique.

À la mi-journée, les troupes de Sergio battent en retraite. Bredouilles, ou presque. Car l’opération ratée a servi au moins à une chose : à cartographier avec précision ce pâté de maison réputé et redouté dans tout, le lotto P, que l’on dit imprenable. « Tu sais comment on tue une pieuvre ? », ironise le commissaire. « En lui assenant un grand coup sur la tête. Si tu tranches un seul tentacule les autres t’étreignent à mort ».

Sergio Cicerone sait de quoi il parle : il vient de soutenir une maîtrise en droit pénal. Son sujet de mémoire ? On vous le donne en mille : « De Bogota à Scampia : le trafic de drogue à Naples. »

A Naples, Cécile Allegra.

Retrouvez le documentaire de Cécile Allegra « La Brigade » sur France5, mardi 21 février 2012

Trois questions à Franco Roberti, directeur du pool anti-mafia à Naples

« – Le trafic de drogue dans la région a-t-il beaucoup évolué depuis 5 ans ?
– C’est flagrant. Avant, chaque clan camorriste gérait ses importations. Aujourd’hui, les contrôles sont renforcés. Peu de clans parviennent à négocier et à s’approvisionner à la source. Les autres doivent s’associer pour partager les risques, ou acheter à un clan plus puissant.

Quelle est la principale difficulté dans le démantèlement d’une filière ?
C’est d’identifier la personne qui, au sein du clan, gère la branche des stupéfiants. Depuis la guerre de Scampia qui a décimé les clans en 2004, il nous reste encore beaucoup de choses à découvrir sur la nouvelle donne du trafic de drogue local.

– Sait-on précisément quel est le boss le plus puissant sur le marché napolitain ?
Le boss Di Lauro ayant été emprisonné, nous devons comprendre qui discute avec Raffaele Amato, le nouveau nº 1 qui œuvre depuis l’Espagne. Mais d’autres boss sont sur les rangs : selon nos estimations, la drogue peut rapporter, à Naples, 500 000€ par jour.

“Camorra : l’historique”

La Camorra napolitaine constitue l’une des mafias les plus puissantes d’Italie, talonnant et parfois dépassant en richesse la célèbre Cosa Nostra sicilienne, mère de toutes les mafias. La Camorra, sous sa forme première, naît au XVIe siècle : c’est alors une organisation populaire chargée de prélever des commissions sur les paris dans les tripots de Spaccanapoli.

La donne change radicalement après la Seconde Guerre mondiale : Lucky Luciano, l’un des boss de New York, est envoyé en exil à Naples par le gouvernement des États-Unis. En quelques années, le boss américain organise dans la ville la répartition du pouvoir et fonde une dizaine de grands clans.

C’est dans les années 1970 que la Camorra décuple son pouvoir, grâce à Raffaele Cutolo, un camorriste adepte de la violence aveugle : son règne se conclut par une guerre sanguinaire qui va émietter la galaxie camorriste.

Aujourd’hui la Camorra demeure l’un des principaux fléaux criminels du sud de l’Italie, à la fois cause et effet d’une bonne partie de ses défaillances socio-économiques. Elle continue de contrôler la majorité des activités industrielles locales. La Camorra compte plus de 8000 “affiliés” répartis en 400 familles actives dans toute la région.


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