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Magnéto, George !

publié le 11/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Il y a des lustres en plomb et des verres en cristal, des nappes immaculées et des garçons en noeud papillon noir qui passent les petits-fours sous les plafonds d’un palais russe, à la hauteur des grands de ce monde qui bavardent avant l’ouverture solennelle du déjeuner du G8 à Saint-Pétersbourg. Assis au centre de la table, George Bush, cravate rouge écarlate sur veste bleue, boit du Coca light et enfourne une tartine de pain beurré en accueillant Tony Blair d’un cavalier : «Yo Blair!Hé, toi, qu’est-ce que tu veux?» Le Premier ministre britannique reste debout, mal à l’aise, courbé sur l’épaule du président américain, la pointe de son élégante cravate saumon taquinant le fond d’un verre en cristal. L’un parle fort et mâche bouche ouverte ; l’autre hésite, suggère, avec les précautions d’un subalterne. Suit une longue conversation sur l’état du Moyen-Orient en proie ce mois de juillet à la guerre entre Israël et le Hezbollah.
Confidentiel ? Oui. Mais les deux hommes ne s’aperçoivent pas que les caméras et surtout les micros sont déjà branchés. Quelques heures plus tard, toutes les grandes chaînes de télévision diffusent une des phrases volées au président Bush, avec sous-titrage pour les éventuels malentendants. Entre deux bouchées, on entend le président s’exprimer sur les responsabilités dans le conflit au Sud-Liban : «Ce qu’ils doivent faire, c’est amener la Syrie à faire en sorte que le Hezbollah cesse de semer la merde…» Au journal de la BBC, le présentateur réussit à la fois à arrondir et à pincer la bouche en prononçant le mot shit, le président a dit merde – zut, alors ! -, CNN parle de «langage coloré, très franc et très explicite», et une autre chaîne américaine diffuse l’extrait agrémenté d’un bip puritain à la place du vilain mot. Plus embarrassant, le président, en une petite phrase sur une crise majeure, a dévoilé son credo politique.
A Londres, l’opposition ne retient que l’attitude quasi soumise du Premier ministre de la Grande-Bretagne. A son retour, le Parlement l’accueillera d’ailleurs d’un «yo!» cruel. La presse populaire traite Blair de «caniche» des Etats-Unis. Sur les images, on voit Tony Blair se proposer pour aller au Moyen-Orient alors que Bush lui oppose le prochain voyage de Condoleezza Rice : «Elle va y aller, je crois que Condi va y aller assez rapidement.» Blair insiste : «Si elle y va, elle doit réussir, de fait, alors que, moi, je peux juste y aller et faire des déclarations.» Bush ne répond pas et change de sujet : «Qu’est-ce quise passe avec Kofi Annan [le secrétaire de l’ONU assis à quelques couverts de là]? Je n’aime pasl’enchaînement des événements qu’il fait. Fondamentalement, son attitude consiste à dire : un cessez-le-feu et tout le reste suit.» Tony Blair tente d’expliquer : «Qu’est-ce qu’il pense? Il croit que si le Liban s’en tire bien, s’il obtient une solution en Israël et Palestine, si l’Irak va dans la bonne direction, il aura réussi.» Mais déjà, face aux premiers discours, le président américain s’impatiente : «Je ne vais pas parler trop longtemps comme les autres. Certains de ces types parlent trop longtemps.» Toujours hors champ, il s’adresse à son hôte, le président russe Vladimir Poutine : «Je dois partir d’ici à 2 heures et quart de l’après-midi. Ils veulent que je quitte leur ville pour pouvoir libérer vos forces de sécurité.» Puis se tourne vers un autre convive : «Vous êtes voisins. Ça ne vous prend pas beaucoup de temps pour rentrer chez vous.» Et, dans un dernier soupir : «Faut que je rentre. J’ai des choses à faire ce soir!» L’homme est inépuisable ! Déjà, en septembre 2000, assis à côté de Dick Cheney sur un podium, le gouverneur du Texas et candidat présidentiel avait salué l’arrivée d’un célèbre journaliste politique : «Tiens! Voilà Adam Clymer, un connard de première division du «New York Times»!» Sa porte-parole réagira avec embarras en parlant d’une «confidence faite à un colistier… sans intention de la rendre publique».
Face aux « révélations » des micros indiscrets, les politiques s’excusent rarement. Ils préfèrent minimiser le propos, le nier, protester de cette atteinte à la vie privée, voire parler de piège ou de provocation politique. Les plus élégants en rient. Comme Tony Blair. A la tribune du congrès annuel du Labour, le mois dernier, le Premier ministre prononce un dernier discours et salue – élégance, on vous dit – son ministre des Finances Gordon Brown, son concurrent qui lui a planté une collection de poignards dans le dos. Du coup, Gordon Brown monte à la tribune et lui rend un hommage appuyé. Dans les couloirs, en passant devant une télévision qui retransmet les débats, Cherie Blair, sa femme, entend le compliment de Gordon Brown et ne peut s’empêcher de lâcher : «Eh bien! C’est un mensonge!» La gaffe provoque l’émoi au congrès. Le lendemain, Tony Blair assume les propos de son épouse : «Au moins n’ai-je pas à m’inquiéter qu’elle me quitte pour le type d’à côté…» Le public, conquis, éclate de rire. Gagné !
Que valent toutes ces phrases volées ? Dans un monde politique squatté par les conseillers en communication, est-ce un contrepoids à la langue, au discours millimétré, une trouée lumineuse de la presse démocratique dans l’opacité des coulisses du pouvoir ? Ou un gag de plus, un mauvais coup de presse people, âpre à la concurrence et à la légèreté ? Alors… révélation politique ou anecdote de l’histoire ? D’abord, toutes les phrases volées ne se ressemblent pas. Dans la sémiologie des bévues, il y a celles, légères, rapportées par mégarde et qui ne prêtent qu’à rire. Au même sommet du G8 – décidément ! -, Jacques Chirac a raconté à son voisin de table Tony Blair comment il est resté au pouvoir depuis l’âge de 32 ans : «Je suis resté ensuite tout le temps. Les gouvernements changeaient, moi, je restais avec les meubles…» Blair éclate de rire, traduit aux autres présidents, et tout le monde en profite, même les caméras.
Paris, septembre dernier. Avant de se rendre dans un magasin de disques, Dominique Strauss-Kahn s’isole avec son directeur de communication, qui lance : «Surtout, tu demandes le disque «Zidane y va marquer», tu dis que c’est pour ton petit-fils.» Tout se déroule comme prévu, sauf que la conversation volée est diffusée sur Canal+. DSK est furieux et son entourage assure avoir demandé que le micro soit coupé. Résultat ? Quasi nul. Quelques paillettes pour un spectacle médiocre.
La chose est plus sérieuse quand il s’agit de la vie d’un homme. Israël, mars 2002 : Sharon lance l’opération Rempart, vaste offensive de son armée contre la Cisjordanie. Quatre jours plus tard, à ses côtés, juste avant le début d’une conférence de presse, Shaul Mofaz, chef d’état-major, en uniforme de combat, glisse abrupt à son Premier ministre : «Nous devons nous en débarrasser!- Quoi?», demande Sharon, surpris. «Nous devons nous en débarrasser», répète Shaul Mofaz en frappant la table du tranchant de la main. De qui ? De lui, bien sûr, Yasser Arafat, le vieil ennemi, l’obsession du Likoud en général et de Sharon en particulier. Le chef du gouvernement dodeline de la tête, comme s’il exprimait à la fois son envie profonde et les difficultés politiques afférentes. Il grommelle : «Oui, je sais.» Mofaz insiste : «C’est notre seule et unique occasion!- Je sais. Je vois pas comment on peut faire ça…» Coup d’oeil soudain sur le micro, la conversation s’arrêtera là. Révélation ? Oui, puisque la chose est dite. Mais c’est aussi un secret de Polichinelle qui n’étonne aucun des connaisseurs de la crise israélo-palestinienne.
Plus graves sont les conséquences d’un discours privé et volé au Premier ministre hongrois Ferenc Gyurcsany, socialiste de 44 ans, dont le légendaire franc-parler peut coûter cher. Déjà, l’an dernier, l’homme avait provoqué une crise diplomatique avec l’Arabie Saoudite en se félicitant de la bonne résistance de l’équipe de football hongroise face aux… «terroristes arabes». Les ambassadeurs arabes à Budapest avaient moyennement apprécié. Dès sa nomination, en 2004, victime d’un excès d’enthousiasme, il avait promis : «Ceux qui ont un deux-pièces méritent un trois-pièces… Ceux dont la femme est trop vieille en méritent une plus jeune!» Cette fois, c’est devant les associations féministes qu’il lui avait fallu s’excuser. Anecdotique. Sauf que le troisième incident va bien au-delà de l’écart de langage et qu’il a jeté, depuis, plusieurs dizaines de milliers de manifestants de droite et d’extrême droite dans les rues de Budapest. Tout se passe en mai, sur les berges du lac Balaton, où le Premier ministre s’exprime en privé devant ses amis du groupe parlementaire socialiste. Verbatim, extraits : «Nous avons merdé, pas un peu, beaucoup. Personne en Europe n’a fait de pareilles conneries, sauf nous [en laissant filer les déficits publics]… Il est évident que nous avons menti tout au long des dix-huit derniers mois. Nous n’avons rien fait depuis quatre ans, rien. Vous ne pouvez pas me citer une seule mesure dont nous pourrions être fiers, à part le fait que nous sommes sortis de la merde à la fin [en remportant les élections]… A court terme, nous n’avons plus le choix. [Le ministre des Finances] a raison. Le moment de vérité est arrivé. L’aide divine, les flux financiers internationaux, les centaines d’astuces comptables, dont vous n’avez pas à connaître l’existence, nous ont tous aidés à survivre. Mais c’est terminé. On ne peut pas aller plus loin…» Une tirade sur la Hongrie qu’il conclut d’un «putain de pays!». Discours privé, discours volé. Enregistré et diffusé par la radio publique hongroise, il provoque la fureur de l’opposition qui demande la tête de Gyurcsany. La crise politique est majeure. A Budapest, depuis, les manifestants campent sur «la place de la colère».
En Pologne, ce n’est ni une phrase volée ni un discours, mais une embuscade avec micro et caméra cachée qui va changer la donne politique. A Varsovie, les frères jumeaux Kaczynski, l’un président, l’autre Premier ministre, dirigent le parti Droit et Justice et ils ont fait leur campagne sur le «renouveau moral» du pays. Las ! Le film montre Adam Lipinski, le numéro deux du gouvernement, dans l’enceinte du Parlement en train d’essayer de convaincre une députée de l’opposition de soutenir le gouvernement en échange du poste de vice-ministre de l’Agriculture – «Vous savez, ce n’est pas un problème car nous avons beaucoup de postes libres» -, assorti d’un dédommagement financier et de l’assurance d’aplanir les difficultés de la députée avec la justice. Bilan : le gouvernement restera sans doute au pouvoir mais avec un cabinet minoritaire.
Légères et drôles, sérieuses, révélatrices ou dramatiques et tranchantes comme un outil politique, les phrases volées ne se ressemblent pas. «Dans un monde sans information publique, les propos volés peuvent être explosifs, mais dans le monde d’aujourd’hui encombré de caméras et de micros ce n’est que du voyeurisme!», s’emporte Dominique Wolton, expert en médias et politique. L’inconvénient serait double. D’abord, la petite phrase ridiculise l’homme politique moderne, «des hommes faillibles, pas des ordinateurs, qui dorment, mangent et vivent mal. Des chefs d’Etat aux pouvoirs limités, empêtrés dans le tout-bureaucratique et qui vivent avec la guerre au bout du couloir… Dur métier!». A coups de petites phrases, on conforte une vision paranoïaque du monde politique, occupé à comploter, et un populisme rampant vers la seule conclusion possible : tous pourris ! Accusée de complicité avec le pouvoir politique, l’élite journalistique croit s’en démarquer en balançant des petites phrases : «Ils prétendent révéler la vérité, mais n’obéissent qu’à une logique de concurrence interne: la guerre des scoops, dit Dominique Wolton. Mais personne n’est dupe. En réalité, ils «pipolisent» les politiques, les couchent sur l’oreiller, incitent à la politique spectacle, font des scandales en se contentant des commenter des images. Au lieu de faire leur métier, d’enquêter, de démonter le système, de montrer ce qu’on ne voit pas!» Résultat : en quinze ans, petites phrases volées et perte de crédit des journalistes politiques augmentent au même rythme. «Par effet boomerang, tout le monde, hommes politiques et journalistes, se retrouve jeté dans la même poubelle publique!»
Alors, se taire ou révéler ? Tout dépend du fond. Entre les «meubles » de Jacques Chirac en verve, la «merde du Hezbollah» du président des Etats-Unis et une tentative de corruption politique à Varsovie, «le journaliste doit faire la différence et choisir, c’est la difficulté et la grandeur du métier». C’est quand, le prochain sommet ?

Jean-Paul Mari


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