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Mali: Dans la vallée fantôme du Mujao

publié le 15/05/2013 | par Jean-Paul Mari

Des caches d’armes, des guetteurs à moto, des villageois complices… Au nord de Gao, l’opération Gustav contre le sanctuaire des islamistes du Mujao a mis au jour un arsenal gardé par un ennemi invisible. Reportage


Il sèche au soleil, un peu à l’écart, assis à même le sable bouillant par 50 degrés sans ombre. Un turban noir mal enroulé autour de la tête, le visage un peu plissé, sans expression, l’air ailleurs. Un villageois miséreux à qui on glisserait bien une pièce. Sauf que des menottes lui bouclent les poignets et que le gendarme malien ne le lâche pas du regard. On tente une approche, le temps d’une réponse en arabe. L’accent de l’homme et sa peau claire ne font aucun doute : un Algérien. Islamiste au nord du Mali, reliquat d’Aqmi ou plus sûrement du Mujao, il sera le seul prisonnier (photo) d’une semaine d’opération dans cette vallée fantôme.

Tout commence au cœur de la nuit, à une bonne centaine de kilomètres de là. Sur la transsaharienne qui relie Gao à Tessalit, les phares des poids-lourds font clignoter le ciel. Dans l’obscurité des dunes, une immense colonne blindée bivouaque en secret. Pas de feux, pas de lumière blanche, pas de braise de cigarette. S’étire une colonne de 779 hommes et 150 véhicules, des milliers de tonnes d’acier blindé, une monstrueuse caravane avec tanks, transports de troupes, camions de munitions, citernes de gas-oil, dépanneuses et ateliers de mécanique. Et, aussi essentiel que le carburant, l’eau, de 10 à 12 litres par jour et par soldat, des milliers de litres. Sans eau dans le désert, la meilleure armée n’est pas grand-chose.

La chenille de la 3e Brigade mécanisée est articulée : l’infanterie – 92e RI, 126e RI et 1er Rima –, le génie – 31e RG – et l’artillerie du 68e RAA. Au sol, les hommes, les blindés, les mortiers et les canons Caesar, capables de frapper jusqu’à 40 kilomètres. Dans le ciel, invisibles, les drones de surveillance, les hélicoptères d’attaque, les Mirage IV et les avions Rafale. C’est une « bulle », disent les militaires, plutôt une carapace. Tout doit avancer en même temps, malgré la « friction », les pannes, l’ensablement et les innombrables pépins du désert. Pour l’heure, les hommes dorment, roulés dans leurs sacs à même les cailloux. Il est minuit, un mauvais vent de sable étouffe tout. Et on attend.

L’opération s’appelle « Gustav » et la manœuvre est précise. A une centaine de kilomètres à l’est, il y a une vallée de 20 kilomètres sur 2, un oued sec, encadré par deux flancs rocail-leux. Deux villages en marquent l’accès. La surveillance aérienne, les renseignements locaux, tout confirme que la vallée sert de sanctuaire et de dépôt logistique aux islamistes du Mujao. Depuis le début de la guerre, l’armée française a écumé l’extrême nord du désert malien. Les Français ont « mis quelques belles raclées » aux groupes d’Aqmi, comme aime à dire le général Barrera, chef des forces terrestres de Serval. On parle de 600 tués. Invérifiable.

Les autres, plus de la moitié des djihadistes, nomadisent à pied dans les cailloux et ont enterré leurs armes sur la frontière ; ils ont rasé leur barbe pour mieux se fondre dans le flot des réfugiés vers la Mauritanie et l’Algérie. Reste le Mujao, mouvement arabe, noir et islamiste, présent autour de Gao et Tombouctou, un groupe local, enraciné, virulent, avec ses kamikazes capables de se faire sauter au cœur des villes. Il faut donc aller les chercher là où ils sont. « Gustav » va se jouer en trois temps.

D’abord, une « diversion ». La colonne monte droit vers le nord, vers la base militaire de Tessalit, histoire de faire croire qu’il s’agit de sa destination finale. Un ballet bruyant d’hélicoptères ajoute à la gesticulation. Ensuite, temps mort dans le désert et changement brutal de direction, plein est, un mouvement en épingle à cheveux pour aller bloquer les sorties de la vallée du Mujao. La clé, c’est le temps. Et la surprise. Enfin, après fermeture de la nasse, le ratissage de l’oued. En espérant « accrocher » l’ennemi pour mieux le détruire. Et, bien sûr, vider l’arsenal.

Deux heures du matin. La colonne s’ébroue en grinçant. Tous feux éteints, la longue chenille métallique glisse dans la nuit. La radio signale soudain deux « signatures thermiques », deux images de pick-up suspects qui jalonnent le convoi à bonne distance pour l’espionner. Puis disparaissent. Au lever du soleil, le nord et le sud de la vallée sont déjà bouclés, des blindés sont en place sur le flanc est, l’oued est étranglé, le piège en place. Et on a laissé libre le flanc ouest, pour montrer la sortie aux éventuels fuyards, histoire de les casser plus sûrement par des frappes aériennes.

Surprise. On attendait le feu et on a le silence. Un silence épais, sans insectes, sans animaux et sans hommes, dans l’air bouillonnant du désert qui monte en volutes de poussière et dessine les premières formes d’une vallée fantôme. Statiques dans leurs véhicules, les hommes font bouillir l’eau du café sur le pot d’échappement ou réchauffent leur ration de combat en la déposant quelques minutes sur le toit brûlant du blindé. Les patrouilles ratissent le fond de la rivière sèche et les flancs dentelés des ruisseaux. Le sol est tapissé de cailloux très noirs, grumeleux, coupants comme des rasoirs. Un homme perd une semelle de sa chaussure de combat et personne n’en sourit. Ici, la fournaise fait fondre la meilleure colle et les arêtes découpent le cuir.

Dans les Ifoghas, quand les soldats n’avaient plus que des lambeaux de godillots, le général Barrera a demandé en urgence à Paris un millier de paires de secours. Las, le camion qui les transportait vers l’aéroport s’est fait piéger… par la neige française. Et, à Bamako, les hommes de l’état-major ont dû se déchausser pour ravitailler les guerriers aux pieds blessés. « Fouille des saignées », annonce la radio. Le véhicule blindé pile, les hommes giclent, l’arme déjà pointée. A Iménas, un mois plus tôt, la fouille de routine s’est conclue par un petit bois d’où ont surgi brutalement une bonne centaine d’islamistes du Mujao, chargeant de front les Français. Les soldats ont dû ouvrir le feu au canon de 25 mm, quasiment à bout portant, pour les repousser. « Ils ne reculaient pas. On voyait leurs têtes éclater comme des melons », a dit un mitrailleur, choqué.

A Tombouctou, un serveur de mitrailleuse a vu trois hommes s’avancer nonchalamment vers lui. Drogués à la kétamine, un anesthésique pour chevaux qui fait halluciner et supprime toute peur et douleur. Puis ils ont ouvert le feu et foncé. Le sang du lieutenant blessé à côté de lui a éclaboussé le mitrailleur qui a tiré au gros calibre en hurlant, comme un fou. Et le sang d’un djihadiste tout proche a giclé sur son treillis. L’homme s’est effondré, indemne, mais deux fois souillé du sang de son ami et de son ennemi. « Chez nous, il y a des gars qui ont morflé », soupire un officier. On marche. Les « saignées » sont là, devant nous, une série de bosses et de cratères, chacun assez profond pour dissimuler des hommes en embuscade. Il faut les sonder une à une, le doigt sur la détente. Mais où sont-ils donc ?

Quinze heures. Première découverte d’une cache d’armes. Au bord d’une ravine, le lieutenant Mathieu pointe un arbre rabougri et quelques caisses. Des roquettes de 122 mm, des obus de mortier de 76 mm volés à l’armée malienne ; du gros, très lourd, trop pour être emporté à la hâte. La fine couche de poussière sur les caisses vertes indique que le dépôt est tout frais. Ils sont partis vite et dispersent ce qu’ils ne peuvent pas emporter dans des pick-up bâchés. Un peu plus loin, des roquettes « 79-13 » sous plastique frappées d’inscriptions chinoises.

On a compris. Pour échapper aux recherches, ils ont éparpillé leur armement, un peu ici, un peu là, dans un oued, sous un arbre, sous des rochers. Quelle quantité ? Enorme. En six jours, les hommes du génie vont ramasser… 18 tonnes de munitions. La vallée est bien l’arsenal du Mujao. On marche. La brûlure du soleil devient féroce. Le gilet de combat pèse une armure et les casques font office de bouilloire. Un homme s’arrête, ouvre la bouche et tombe comme un poisson sur le sable : coup de chaleur. Les autres s’arrosent la tête avec des bouteilles. Devant, des hommes minces en chèche vert caracolent sur les dunes. Une éternelle kalachnikov à la main, assis les jambes pendantes à l’arrière de leur pick-up, ils sont toujours les premiers à jouer les éclaireurs. Dans leur véhicule, l’essentiel : une mitrailleuse, un fût bleu de carburant, des dattes, du thé vert, une natte et du bois mort.

Les Touaregs d’Ag Gamou sont originaires de Kidal. Des Imrads, tribu concurrente des Ifoghas du rebelle Iyad Ag Ghali. Les deux tribus et les deux hommes se haïssent. Ag Gamou, resté fidèle à l’armée malienne, a dû s’exiler avec ses 400 combattants au Niger pendant l’insurrection. Ils sont revenus dans les bottes de l’armée française, veulent casser de l’Aqmi et du Mujao et connaissent le désert comme leur dune natale. Un feu, l’eau siffle, le thé est prêt. « Les hommes du Mujao ? » « Ils sont là. Pas loin », dit en souriant le Touareg. « Pas beaucoup de pick-up dans le coin ? » « Avant, pick-up et téléphone satellite. Maintenant, ils bougent à pied, sur un dromadaire, à moto. Leurs estafettes. » Hilla Ag Sidi Mohamedi montre l’oued alentour.

D’habitude, il y a beaucoup de bêtes dans cette zone de pâturage. D’hommes aussi. Ils ont disparu. Pour Hilla, 80% de la population arabe est Mujao, les 20% restants sont des Touaregs du MNLA (Mouvement national de Libération de l’Azawad). Tous ennemis. « Les armes ? » « Partout. Tu vois les tombes du cimetière. Il y en a beaucoup. La pluie ne les a pas lavées. Toutes fraîches. Des caches. Les Français n’oseront pas les ouvrir. » « Et les soldats africains de la Minusma ? » « Hi ! Les Bambaras… » Tous éclatent de rire. « Un Bambara ne va pas sur le sable. Ils ne supportent pas le désert. » Hilla siffle son thé et prend sa kalachnikov. Tous se lèvent d’un bond. « Reste avec nous. Tu crains rien. On connaît le désert. »

Fes-en-Fes, le premier village au sud, est touareg. Quelques cubes de ciment aux portes vertes, un bout d’école sur du sable rouge sang, et surtout quelques parpaings pour protéger le puits. Les gendarmes maliens attrapent un berger arabe, qui tremble comme une feuille, répète qu’il ne sait rien, enfin, si quand même, puisque… le Mujao l’a enrôlé de force. D’ailleurs, il y aurait une cache d’essence, là-bas, au nord de l’oued. A l’écart, la tête enroulée dans son turban blanc, le regard franc, Mohamed, 37 ans, un Touareg du village, parle la bouche masquée par son chèche. « Ils nous épient. S’ils me voient vous parler, ils vont m’égorger. »

Mohamed était chauffeur au ministère de l’Agriculture à Bamako. Il est revenu six mois plus tôt pour s’occuper de ses « vieux » au village. Il montre sa cicatrice au-dessus de l’œil : à Gao, la police islamique l’a battu parce qu’il osait fumer. Au village, les Arabes viennent piller l’eau du puits, les islamistes passent s’approvisionner – une dizaine de véhicules voilà trois jours – ou surveiller les Touaregs. Comme cet homme, pris pour un espion, attaché toute une journée à un arbre en plein soleil. Tour à tour accusés par le Mujao d’être favorables au MNLA et soupçonnés par les gendarmes maliens d’être complices des islamistes, les Touaregs attendent, stoïques : « Ici, on a le temps. »

La fouille est terminée, un 4×4 suspect est détruit à coups de pioche dans le carter et le convoi prend la direction du Nord, vers I-n-Ais, village arabe. Dès l’arrivée, les militaires français installent un puissant haut-parleur. Un Touareg est chargé de lire un message en tamachek. « Allez ! Mets-y du cœur », encourage l’officier chargé de l’action psychologique. L’autre se lance : « Les terroristes mettent vos vies en danger. Montrez-nous les caches d’armes et les munitions. Les terroristes ont perdu dans votre village, ne les soutenez pas ou vous serez complices ! » On fouille un village quasi désert. De la semoule, du riz, un peu de gas-oil, le tout de marque algérienne. Et un énorme générateur électrique, « le silencieux », de quoi alimenter une katiba. Assis sur ses talons, le berger arabe interpellé a l’air un peu perdu, bafouille et ne se rappelle plus où est la cache d’essence. L’imam tout en bleu caresse sa barbe blanche et dit que la population a fui vers les camps en Algérie.

Devant une tente, Hilla, l’éclaireur touareg, sourit en désignant la terre remuée sous un arbre. On creuse. Un fusil de guerre et des balles à tête perforante. La radio crépite en annonçant que deux motos ont échappé au dispositif. « Ils » sont là, partout, tout autour, faux bergers et vrais djihadistes. Des fantômes. Reste le bois d’acacia dans la vallée. La terre et les hommes qui craquent dans la fournaise. Le Touareg remue la cendre d’un foyer du bout de son bâton : « Moins d’une semaine… » Les hommes progressent entre les longues épines qui déchirent, croient lire le Mujao dans chaque signe du sol. Des trous ? Des « postes de combat ». Une enveloppe de médicaments ? Leur réserve médicale. En réalité, le bois est une étape du désert pour les troupeaux et les nomades. Et les « postes de combat » ne sont que des abreuvoirs creusés pour les chèvres et les dromadaires.

Plus loin, deux autres indices, eux, ne trompent pas. D’abord une tourelle de mitrailleuse lourde cachée dans un bosquet. Et surtout, une veste de treillis militaire tachée de sombre. « Du sang frais. Quelques jours à peine… », confirme Hilla. Les armes enterrées, les véhicules sous les branchages, les hommes invisibles, le Mujao ne veut plus affronter l’armée française. Alors, il se disperse, s’évanouit, en attendant le départ des troupes. « Mais si les Français s’en vont ? » « Le Mujao se reconstitue en vingt-quatre heures ! », dit Hilla le Touareg. Sauf que les islamistes ont perdu 18 tonnes de munitions, un coup dur, et que les Français ne partiront pas. Un millier d’hommes resteront aux côtés des 12 600 Africains de la Minusma. Ils seront basés à Gao, au cœur de la zone du Mujao et tout près de l’ancien sanctuaire d’Aqmi. Et ce sont eux qui mèneront les commandos de chasse.

L’opération Gustav est terminée. Une colonne de blindés enroule le sommet des dunes rouges de la vallée et tache un ciel bleu de panaches noirâtres empuantis de gas-oil. Une semaine d’opération contre des fantômes si présents. Et tout s’est fait sans affrontement, sans cris, sans sang. La guerre ici est comme le sable fin du désert, elle peut vous filer entre les doigts avant qu’on ne referme la main.

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