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Mali. La bataille de Diabali.

publié le 30/01/2013 | par Jean-Paul Mari

Armes lourdes, missiles sophistiqués… Combien de temps encore s’étonnera-t-on de découvrir que les djihadistes d’Aqmi et du Mujao savent faire la guerre ?


Le blindé est posé là, juste à côté du panneau indiquant le village, « Alatona », à moins de 7 kilomètres de la ville de Diabali. L’endroit est désert. D’un côté, un large canal d’irrigation, infranchissable ; de l’autre, la terre sèche, des arbres rares, des fermes aux murs de boue. Le blindé de l’armée malienne, marqué par des impacts, est hors d’usage. On s’approche. L’endroit sent la mort. Coup d’oeil par la trappe supérieure.

A l’intérieur, deux, trois corps emmêlés, gonflés, en état de décomposition avancée, les tankistes maliens en uniforme, toujours assis à leur poste de combat. Une semaine que Diabali a été prise, quatre jours que les assaillants l’ont abandonnée, deux jours que les colonnes de l’armée malienne passent et repassent devant leurs frères d’armes prisonniers de leur cercueil de tôle. A peine a-t-on jeté une bâche plastique pour masquer un peu l’horreur. Huit jours que ces pauvres morts au combat cuisent dans un blindé, abandonné, en plein soleil !

Ils ont été les premiers à tomber. On attendait les islamistes par le nord, ils sont arrivés ici, à 6 heures du matin, du sud. Quatre cents hommes, quarante-sept pick-up lourdement armés de mitrailleuses, de canons légers, de lance-roquettes, de missiles. Répartis en deux colonnes, une d’attaque, l’autre d’appui, en retrait. De la belle ouvrage militaire. Le premier blindé mis rapidement hors de combat, ils ont filé le long du canal jusqu’à Diabali, un pont et l’autre position malienne.

A 200 mètres, les rebelles ont sauté du camion et mis pied à terre. Puis ils ont longé la route par le profond fossé en contrebas. Invisibles. Face à leur puissance de feu, le poste malien du pont a explosé. Diabali est ville ouverte. Et là, aucune hésitation pour les assaillants venus du nord du Mali, comme s’ils connaissaient parfaitement la cité. La colonne d’hommes à pied enfile une rue à 45 degrés sur la droite, la seule qui conduise directement par des passages étroits vers les quartiers populaires du centre en évitant la route à découvert. Quelques centaines de marches au pas de course et ils atteignent le terrain de football, un rectangle de terre craquelée plantée de cailloux. Les rebelles se séparent immédiatement en deux groupes. Le premier va écraser une position malienne en bordure est de la ville, le second continue sa progression vers la grande place publique, à deux pas du camp militaire.

Au même moment, des coups de feu éclatent aux quatre coins de la ville, faisant paniquer la défense, comme si des éléments infiltrés entraient en action. Diabali abrite normalement une compagnie de l’armée malienne, une garnison de quatre cents hommes. Les militaires étaient avertis. Les villageois et les services de renseignements français leur avaient signalé la progression d’une colonne qui descendait du nord. Le commandant de la compagnie avait donc scindé ses hommes en trois groupes pour défendre les villages à quelques kilomètres de là, sur les axes de pénétration. Ceux restés au camp n’ont découvert les assaillants qu’au moment où ils surgissaient devant eux. Un camp militaire… le mot est fort.

Pas de fortifications, pas de murs de protection, pas de miradors, pas de positions de combat entourées de sacs de sable. Plutôt un campement mal fichu où l’on marche aujourd’hui sur les cendres, entre les blindés calcinés, les bâtiments criblés et les tentes éventrées. Tout a été soigneusement pillé, le dépôt de munitions, les véhicules, la pharmacie, le magasin de vivres.

L’attaque a été d’une « violence fulgurante », dit le colonel Sogoba, encore sous le choc. Un déluge de projectiles écrase les soldats sans véritable protection, « des armes lourdes, des missiles, très sophistiqués, que je n’ai jamais vus en action en Afrique de l’Ouest ». La défense explose, les hommes fuient, plongent dans le canal, traversent les rizières et s’échappent par la brousse. Certains jettent leurs armes, s’habillent en civil et se réfugient dans les maisons les plus proches. Trois heures de combat à peine. Ce lundi 14 janvier à 9 heures du matin, Diabali est tombée. Le même jour, les frappes aériennes françaises ont commencé.

Diallo a passé trois jours à plat ventre sur le sol de sa maison avec sa femme et ses enfants. Diallo a 58 ans, c’est un homme sec et précis, un ancien journaliste de Bamako revenu prendre sa retraite au pays où tout le monde l’appelle « monsieur le maire » parce qu’il fait partie du conseil municipal. Diallo s’est inquiété très vite de la progression djihadiste. Ses contacts dans les campagnes lui signalaient pas à pas la progression de la colonne infernale. Il a couru prévenir le commandant de la zone qui a éclaté de rire : «Ils arrivent ! Tant mieux… ils repartiront aussi vite. » Puis il a parlé à un capitaine de la base, plus inquiet mais impuissant. Diallo est sûr que l’objectif des rebelles était la grande ville de Niono, à 50 kilomètres plus au sud. Sauf que la route était barrée par un grand canal, de construction toute récente. Pour le reste, les rebelles étaient parfaitement informés.

Diallo sait que, quelques jours avant, des étrangers avec carte d’identité malienne sont entrés dans la ville pour guider les assaillants et faire le coup de feu. Il savait même qui mènerait l’attaque : Ousmane Haïdara, son vieil ennemi. L’homme est d’origine tamachek, un Touareg de Goundam, ancien capitaine de l’armée malienne qui, de 2007 à 2009, a dirigé la garnison… de Diabali ! L’homme est dur, visage défiguré par des cicatrices reçues dans des batailles en Palestine. Et il est haï du village : « Un trafiquant de voitures volées, d’animaux, de cigarettes, il abusait de sa position, rackettait la population et harcelait les femmes. »

Quand il était parti, Diallo s’était indigné de ce que le président corrompu Touré, dit « ATT », l’ait nommé commandant puis colonel. Et quand il est question qu’il revienne à Diabali, Diallo mobilise la population et les notables, fait signer une pétition qu’il envoie au ministère de la Défense. Victoire, Ousmane est relégué chez lui, à Goundam. Et aujourd’hui, il est de retour, à la tête de quatre cents islamistes armés. Parmi eux, beaucoup de Touaregs du Nord, et même des femmes combattantes, dont deux seront tuées pendant les combats. Il y a aussi des Noirs, francophones, maliens ou étrangers comme ce Guinéen à l’accent si reconnaissable. Et des anglophones, sans doute membres des islamistes de sécurise un Boko Haram au Nigeria. Et des périmètre à la sortie Arabes à la peau claire, venus de de Diabali, l’étranger. Tous mélangés.

Les le 21 janvier. rebelles ratissent les rues, à la recherche des notables et des militaires cachés. Ils prennent le thé dans les maisons et annoncent le règne de la charia : «Es disaient : «Nous sommes venus avec le Coran pour renforcer l’islam. Les militaires maliens sont des ‘kafrs’, des impies. Vous êtes libres ! Plus personne ne paiera de patente, de taxe, d’impôt. Tout le monde sera jugé selon la loi du Coran. Et ceux qui ne nous soutiennent pas seront tués»», dit Diallo.

Les groupes saccagent les locaux de la mairie et des offices gouvernementaux, abattent la grande croix de l’église, dévastent l’autel et détruisent un crucifix et les objets du culte. «Regardez ce qu’ils ont fait… » dit le sacristain en montrant une statue de la Vierge décapitée. Au passage, ils pillent systématiquement la ville. D’abord le dépôt de munitions, véritable marché d’armes à disposition, 60 ans tous les 4×4 de l’armée et de l’Office du Niger, les magasins de vivres, la pharmacie et la station- service dont ils percent la grande cuve pour pomper des milliers de litres de carburant.

Diallo parcourt les rues du quartier de « Berlin », en plein centre de la ville, en montrant les endroits où les djihadistes dissimulaient leurs pick-up en se servant de la population blessé par balle comme d’un bouclier humain. Ici, dans la cour d’une ferme dont ils ont défoncé le mur d’entrée, là, à l’abri des manguiers, sous le feuillage épais qui descend jusqu’à 1 mètre du sol, et là encore, collé à l’école catholique Espoir de Demain.

Aujourd’hui, l’endroit est jonché des carcasses calcinées d’une dizaine de pick-up et d’un camion détruits par les frappes aériennes françaises. Hélicoptères Gazelle munis de canon de 20 millimètres, avions Rafale et Mirage F1 larguant des bombes de 250 kilos : les frappes ont duré quatre jours et quatre nuits. Les bombardements étaient guidés par les forces spéciales infiltrées dans la région, mais aussi grâce aux renseignements donnés par les habitants de Diabali. Du coup, les occupants feront très vite sauter les postes de télécommunications de la ville. Les frappes ont beau être très précises, les objectifs n’en sont pas moins au milieu des maisons.

Près de l’école catholique, Adama Nantoumé vit toujours à une quinzaine de mètres d’un pick-up désintégré qui marquait une position rebelle dans la rue. Le vieux cultivateur, grand-père de 60 ans, ne peut plus le voir. Ses yeux sont vitreux et il faut crier très fort pour qu’il puisse vous entendre avec ses tympans déchirés. Ce soir-là, il était assis dans sa maison, écoutant le bruit des moteurs d’avions, les rafales des mitrailleuses lourdes des rebelles et le bruit assourdissant des raids aériens. Il a vu un hélicoptère poursuivre un véhicule et un djihadiste monter sur le toit avec quelque chose sur l’épaule qui ressemblait à un lance-roquettes. Puis l’hélicoptère a ouvert le feu et le vieillard a senti un «grand souffle, de chaleur et de feu » le projeter au sol.

Il a essayé de se relever mais il s’est effondré, paralysé, asphyxié par la fumée, les gaz et la poussière. Au petit matin, il s’est traîné jusqu’à la cour de sa ferme où sa fille l’a récupéré, aveugle et sourd. Quand on demande pourquoi il n’a pas été transporté à l’hôpital de Niono, on vous répond que ses enfants sont loin, à l’école, qu’il n’a qu’une fille, pas de motocyclette et pas de moyens. Et tout le dénuement du pays vous saute au visage.

D’autres ont pu s’échapper malgré la pression des islamistes qui voulaient empêcher la population de quitter Diabali. L’hôpital de Niono a reçu 38 blessés, civils et militaires, aussitôt transférés vers la grande ville de Ségou. Dans une chambre, il y a Ousmane Maxwell, les cheveux étrangement dressés vers le haut. Ousmane est ghanéen et tenait un salon de coiffure à Diabali. Quand les premiers tirs ont éclaté au coeur de la ville, les militaires ont crié aux gens de s’abriter.

Ousmane a couru vers une maison et a voulu refermer la porte derrière lui. La même balle de kalachnikov lui a transpercé la cuisse et a fracturé la clavicule de l’homme qui était derrière lui. Dans la chambre d’à côté, deux militaires se reposent, les yeux hagards. Ils ont jeté leurs armes et marché deux jours et deux nuits dans la brousse avant d’arriver ici, épuisés et déshydratés. L’un d’eux se couvre prestement le visage avec sa couverture. Le soldat vaincu a honte. «Sans les frappes françaises, les rebelles auraient foncé sans obstacle vers le sud», reconnaît le colonel Sogoba. Et après… rien ne les aurait arrêtés. »

Après quatre jours de frappes ciblées, les djihadistes ont entassé leurs morts dans deux pick-up qu’ils ont recouverts de branchages avant d’aller les enterrer dans une forêt de manguiers à l’écart de Diabali. En marchant le long du canal, une forte odeur vous arrête. Là, enfoui sous les herbes, un corps, à peine recouvert d’un léger matelas, un corps décomposé, un homme à la peau noire, tee-shirt vert et jean noir, les pieds sales, les ongles des orteils très longs, comme quelqu’un en cavale permanente qui n’a pas le temps de s’occuper de lui, un des rebelles oubliés par la bataille, venu mourir à Diabali, très loin de chez lui, pour imposer la loi de Dieu aux mécréants.

La colonne infernale, elle, est repartie vers le nord, d’abord vers Sokolo où les avions français ont continué à la matraquer. Puis elle s’est évanouie – vers l’est où le sud ? -, sans doute vers les forêts de Ouagadou et de Djambé, pour reconstituer ses forces à l’abri des moyens de vision des appareils. Plus grave, plusieurs jours après leur défaite, une colonne de quatorze pick-up a été repérée, très au sud, à 3 kilomètres à peine de Niono, alors que les Français étaient déjà là. Les rebelles ne décrochent pas facilement.
L’affaire a semblé étonner. Comme si l’on allait continuer à faire semblant de découvrir que les djihadistes d’Aqmi et du Mujao et les Touaregs d’Ansar Dine sont des combattants durs, solides, expérimentés, prêts à mourir et experts en tactique, qui savent mener une opération militaire, manoeuvrer, infiltrer, planter un groupe d’appui et lancer un assaut, bref faire la guerre.

Bien sûr, ils ont cédé face au feu que les Français leur ont déversé du ciel, mais il aura fallu quatre jours pour que l’armée malienne soit en mesure d’investir Diabali, par manque de logistique, d’organisation, de conviction. Quatre jours où il a fallu attendre, l’arme au pied, parce qu’il faut satisfaire à un exercice politique et diplomatique obligé. En substance : certes, l’armée malienne est en morceaux, certes, seule l’armée française peut obliger une colonne rebelle à battre en retraite, mais il faut absolument donner le sentiment – pour échapper au vieux spectre du « fait colonial » que ce sont les Maliens qui se battent et réussissent à reconquérir leur pays, eux qui entrent en grande pompe dans les villes « libérées », c’est-à-dire abandonnées.

Autre obstacle à venir : le comportement des troupes du Sud quand elles reprennent le contrôle des villes du Nord. Déjà, à Niono, à Douentza ou ailleurs courent des bruits non confirmés sur des exactions, voire des meurtres de civils à la peau trop claire. A Bamako, la capitale, les Touaregs fuient par peur des représailles. Et à Diabali, en effervescence, la population cherchait déjà parmi les Touaregs et les Maures les complices des assaillants qui les avaient guidés, informés et aidés pendant l’attaque.

Quant aux soldats de l’armée du Mali, battus, humiliés par les défaites et avides de revanche envers ces hommes du désert qu’ils méprisent, le risque de ratonnades, voire de massacres, le pire donc, est une des plus grandes craintes de ceux qui veulent une paix durable dans un pays réunifié. Oui, avec un ennemi de cette envergure et des alliés de cette nature, cette guerre, on le sait, sera longue. Elle sera aussi dure, difficile et politiquement acrobatique. Si l’on veut que la France n’y perde pas son âme.


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