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Une histoire : « Mataroa », un Exodus grec.

publié le 27/01/2017 | par Maria Malagardis

En 1945, alors que la Grèce est au bord de la guerre civile, ce navire évacue vers la France près de 200 étudiants et intellectuels. Souvenir d’une solidarité disparue.


«Je voulais faire quelque chose de ma vie. Et je ne voyais qu’une seule solution : partir», confessera bien plus tard Nelly Andrikopoulou, en évoquant sa présence, en tant que simple étudiante en sculpture, sur le Mataora.Ce navire néo-zélandais, dont le nom signifiait «la femme aux grands yeux» en polynésien.

Le 22 décembre 1945, «les grands yeux» étaient ouverts sur certaines parties du monde. Notamment sur le port du Pirée, à la sortie d’Athènes, où après trois mois d’une angoissante attente, le Mataora était enfin arrivé. Et quittait aussitôt les lieux, sous l’œil soupçonneux de la police secrète grecque, apparemment peu convaincue de l’innocence de ces passagers qui partaient grâce à des bourses françaises.

Quoi de mieux qu’un navire, au pays d’Ulysse, pour rêver d’un avenir meilleur dans une France, plus que jamais terre de libertés ? Une fois le rivage du Pirée devenu invisible, «ce fut la fête ! Nous nous sommes mis à danser comme des petits enfants», se souviendra Manos Zacharias, cinéaste par la suite exilé en URSS qui n’a jamais oublié «ce jour d’hiver, dominé par la mer grise et les nuages».

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(Capture d’écran  d’archive reprise dans le film «Mataroa, la Mémoire trouée». Photo GPO)

La traversée

Combien étaient-ils ? Encore aujourd’hui les chiffres sont approximatifs : 150, 250 ? Des artistes, en devenir comme Nelly Andrikopoulou, Manos Zacharias. Ou déjà confirmés, comme le peintre Constantin (Dykos) Byzantiou. Des philosophes appelés à nourrir le débat intellectuel en France, comme le philosophe Cornelius Castoriadis. Des architectes qui marqueront le paysage français, comme Georges Candilis. Tous quittent la Grèce, grâce à l’aide inespérée de la France. Dans l’urgence de l’après-guerre.

Pendant toute la traversée, ces Grecs qui quittent un pays dévasté, longtemps ravagé par la famine, «affoleront l’équipage par leur appétit insatiable, dévorant, après quatre ans de privations, tout ce qu’offrait le menu des copieux petits déjeuners à l’anglaise. Ils léchaient les pots de confiture, engloutissaient saucisses et œufs au bacon, m’a raconté mon père», s’amuse aujourd’hui le fils d’un ingénieur qui sera embarqué sur le paquebot après avoir été dénoncé par son propre beau-frère pour avoir aidé financièrement la Résistance grecque.

Car l’heure est alors aux règlements de comptes en Grèce. En cette fin d’année 1945, le pays est au bord de la guerre civile. Elle aura effectivement lieu en 1946, rajoutant aux horreurs de l’occupation le traumatisme d’une guerre fratricide. Le soulagement de la fin de l’occupation nazie, l’une des plus terribles en Europe, n’aura été que de courte durée. A peine la victoire alliée proclamée, la carte du monde se redessine aux couleurs de la guerre froide. En Grèce, les Britanniques et les Américains ne veulent surtout pas laisser le champ libre à la résistance communiste et soutiennent un gouvernement «nationaliste» qui récupère aussi les collabos

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(Capture d’écran du film Mataroa, la Mémoire trouée. Photo GPO.)

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Un homme devine alors le danger pour les intellectuels grecs proches de la gauche : Octave Merlier, le directeur de l’Institut français d’Athènes. C’est cet amoureux de la Grèce, marié à une Grecque, qui organise la fuite de l’intelligentsia et des étudiants sur le Mataora. En multipliant soudain les offres de bourse pour sauver ceux qui sont menacés. Merlier est un héros en Grèce. A Athènes, une rue porte désormais son nom, au coin de la rue Sina où se trouve toujours l’Institut français.

Arrivé à Athènes dès 1925, inamovible directeur de l’Institut français de 1938 à 1961, Merlier avait payé cher son engagement aux côtés de la France libre et du général de Gaulle dès juin 1940, quand la Grèce était encore un pays neutre. Car après avoir été le premier pays européen à vaincre les puissances de l’Axe, la Grèce est à son tour écrasée par les forces hitlériennes en avril 1941. Et Merlier, quasiment enlevé par Vichy, passera toute la guerre en résidence surveillée dans le Cantal. Mais en 1945, il est de retour à Athènes pour aider ses amis grecs.

Très vite, s’impose l’idée d’utiliser les bourses proposées par la France et d’affréter un navire. Ce sera le Mataora qui, déjà quatre mois auparavant, en août 1945, avait transporté des orphelins juifs rescapés du camp de Buchenwald, de Marseille jusqu’à Haïfa. «Si je n’étais pas parti, expliquera un jour Castoriadis, je n’aurais certainement pas pu faire ce que je crois avoir pu réaliser en m’exilant. Je ne dis pas que la Grèce m’aurait dévoré. Mais au fond… mon sentiment est à peu près celui-là», soulignera le philosophe, qui décédera à Paris en 1997.


Terre d’adoption

Peut-on oublier le pays qui vous a sauvé ? Si les Grecs restent éternellement reconnaissants aux peintres et poètes romantiques français qui, au XIXe siècle, se sont battus pour son indépendance, si la bourgeoisie grecque a toujours considéré l’apprentissage du français comme un marqueur social prestigieux, l’odyssée du Mataora illustre au XXe siècle le lien intense qui existe encore entre les deux pays.

Cette solidarité, orchestrée par Octave Merlier et son directeur adjoint Roger Milliex, a permis l’exode et le sauvetage de ceux qui seront souvent amenés à voir éclore leur talent ou leur inspiration loin de leur pays natal, sur cette terre française d’adoption qui a accueilli à bras ouverts ces réfugiés, au bout d’un rocambolesque voyage de dix jours. Quand ils arrivent à Paris, gare de l’Est, sous une pluie fine à la veille du nouvel an 1946, les réfugiés grecs ont déjà traversé l’Italie en ruines.

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(Janvier 1946, les passagers du Mataora sont reçus à l’hôtel de ville de Paris. Coll.privée)

A Tarente, où les laisse le Mataora, ils découvrent une ville dévastée par la peste. On les embarque aussitôt dans des wagons à bestiaux, sans eau, ni toilettes ni électricité. Ils arrivent à Rome un jour plus tard, puis ce sera Bologne. Et plus loin encore, la frontière suisse où l’accueil est pour le moins réticent. Après avoir refusé de les laisser entrer dans le pays, les autorités suisses les placent en quarantaine près de Bâle, non sans les avoir aspergés de DDT «par crainte des poux que nous pouvions apporter dans ce paradis», notait, un rien sarcastique, Andriakopoulou en 2010, lors d’une commémoration dédiée au Mataora à l’Institut français d’Athènes.

«Vous pouvez imaginer combien j’ai détesté les Suisses ce soir-là !» notait alors cette élégante vieille dame, qui a par ailleurs a écrit un récit de l’épopée du Mataora publié en 2008. «Heureusement, ajoutait-elle, quelques jours plus tard, nous nous sommes retrouvés dans un train français en direction de Paris. Nous avons immédiatement sympathisé avec les passagers français qui nous ont offert des Gauloises, et se sont montrés tout à fait disposés à critiquer le monde entier en conversant avec nous.»

Il est étrange de songer combien une scène pareille semble aujourd’hui décalée. Ce mélange de nonchalance et d’empathie spontanée apparaît aussi utopiste qu’irréel : des réfugiés fuyant la guerre civile qui partagent des clopes et des moments de détente avec les citadins du pays hôte ? Le Mataora incarne le souvenir d’une période tragique. Mais aussi le rêve d’une solidarité disparue. Comme si «la femme aux grands yeux» aurait préféré désormais détourner le regard.

(1) Mataora, la mémoire trouée, non traduit du grec.

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