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Maudits soient les yeux fermés

publié le 12/11/2006 | par Jean-Paul Mari

On nous a menti. De bonne foi peut-être, mais on nous a menti. Rappelez-vous. Enfants, nos professeurs nous parlaient des camps de concentration, de génocide, de ces barbares qui massacraient des hommes, des femmes et des enfants, sous prétexte qu’ils étaient différents. On nous projetait « Nuit et brouillard » et nous regardions des bulldozers pousser des fantômes blêmes vers des fosses communes. Comme des monticules d’ordures. Dans l’obscurité de la salle, la peur nous prenait. Un cauchemar d’adulte dans la nuit d’un enfant. Enfin, la lumière se rallumait. Et le professeur apparaissait. Pour dire que cette « chose » là avait bien existé mais que c’était hier. Pour affirmer « Plus jamais ça ». Ecolier appliqué, on conjuguait l’horreur au passé et le progrès, la civilisation, au futur. Et on avait moins peur.
Avril 1994; le Rwanda empeste la mort. Un demi-million, un million de morts? Les premiers témoins regardent les fleuves englués par les cadavres, comptent les monticules de corps et les villages dépeuplés à coups de machettes. On marche sur des charniers. « Il ne s’agit pas de dérapage d’une guerre civile ou de crimes de guerre, ni d’une explosion spontanée de violence dans un contexte de colère ou d’auto-défense populaire mais bien d’une campagne d’extermination organisée visant à tuer l’ethnie minoritaire Tutsie » écrit Françoise, juriste européenne. Génocide, extermination organisée, ethnie différente…Nous y revoila. Les professeurs nous ont menti.
Aujourd’hui, il pleut sur les « mille collines ». Dans l’école catholique d’un village près de Kigali, l’herbe a repoussé autour des cranes et des ossements qui séchent à même le sol. Chaussures éparpillées, tâches de sang séché, mèches de cheveux, ossements d’enfants..On a tout laissé en l’état. Près de la dépouille d’un enfant, un livre ouvert, le « Roman de Renard », qu’il n’a pas eu le temps de terminer. A la page 125, on peut lire: « Maudits soient les yeux qui se ferment quand ils doivent rester ouverts. » Le film d’Arte a repris ce titre (1). Il aurait pu s’inspirer d’une autre phrase que l’on peut lire sur la même page: « Maudite soit la bouche qui s’ouvre quand elle doit rester fermée. » La caméra suit les efforts désespérés de ceux qui ne veulent pas qu’on enterre le dossier: Françoise, la juriste européenne, Joseph, militant rwandais des droits de l’homme et François-Xavier, procureur de Kigali. A la main, sur une vieille machine à écrire ou sur un ordinateur, ils consignent une mémoire qui s’efface. On avait promis un tribunal international sur le Rwanda, on s’était juré de retrouver les coupables, assassins et commanditaires, on voulait des faits, des magistrats, des dossiers. Pas la vengeance, pas des éxecutions sommaires, pas le mélange des innocents et des criminels. Mais des procès équitables. On avait promis la justice. Pour ne pas oublier les morts, ne pas insulter leur mémoire. Pour réconcilier le pays avec lui même. Pour apporter la paix au million de fantômes qui hantent le Rwanda.
Pauvre justice! Personne n’en veut. Ni le nouveau pouvoir à Kigali, ni la communauté internationale. Comment instruire six mille deux cents dossiers d’accusation avec les restes d’un appareil juduciaire décapité à la machette? Un seul procureur et une poignée de juges survivants contre sept cent quatre vingt cinq magistrats en 1994. Plus d’un an après le grand massacre, François-Xavier le procureur travaille dans des bureaux saccagés, sans téléphone et les autorités viennent de lui confisquer sa voiture. Du coup, les archives pourrissent, mangées par la vermine. « On va se retrouver avec dix mille personnes, sans dossier », dit Le procureur, « Faute de preuves, il faudra relacher des assassins! Le risque est que les familles des victimes ne l’acceptent pas. Il y aura des « escadrons de la mort ». Et ils tueront tout le monde, coupables ou innocents. » Déjà, on a formé des « comités de dénonciation ». Vingt mille détenus s’entassent dans des prisons mouroirs. A la centrale de Gitarama, prévue pour quatre cent personnes, sept mille prisonniers vivent debout, faute de place pour s’allonger. Nécroses des orteils, amputations, plaies profondes par morsure humaine…un homme sur huit meurt d’épuisement ou de septicémie. A ce rythme, un rapport prévoit que tous les détenus du Rwanda seront morts dans deux à trois ans.. »La mort fait le travail de la justice » dit le procureur. « Sauf qu’elle ne fait pas la différence entre le bourreau et la victime. Cette justice expéditive est une insulte aux morts du génocide. »
Que fait le gouvernement? Rien. Il laisse pourrir la situation. Et ceux qui gardent la « bouche ouverte » recoivent des menaces. Joseph, le militant des droits de l’homme et François-Xavier, le procureur de Kigali, ont fini par s’exiler à l’étranger. Que fait la communauté internationale? Rien. Elle promet. La caméra suit Françoise, la juriste européenne, dans les couloirs gris de l’ONU à New-York, où des fonctionnaires impersonnels la recoivent pour lui expliquer qu’il « faut-être réaliste.. »
Où sont les cent enquêteurs promis, la solide organisation, la volonté politique? « On dit qu’on fait et on ne fait rien » constate la juriste. « Depuis avril 94, l’ONU a fait le pari de l’échec et le choix du mensonge. » Ce qu’on espère? Qu’on dise un jour que tout cela appartient au passé. Qu’il est trop tard. Et que l’herbe a repoussé sur les charniers.
« Le problème est qu’on continue à marcher sur les morts dans ce pays » dit François-Xavier, le procureur exilé,  » un million de fantômes qui hantent les esprits..Il faudra bien leur dire quelque chose! » Le problème, surtout, est que le monde s’en fout. Et préfère détourner la tête.
« Plus jamais ça! » disaient nos professeurs en parlant du génocide. On peut leur pardonner leur mensonge pieux. Ils ajoutaient: « le monde ne pouvait pas savoir ». Pour le Rwanda, nous savions et nous avons laissé faire. « Justice doit-être rendue, » a promis l’ONU. A l’heure du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie et des massacres à venir, on saura bientôt si on continue à se mentir.

JEAN-PAUL MARI


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