Jean-Paul Mari présente :
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Mein Kampf, histoire d’un livre.

Livres publié le 26/02/2013 | par grands-reporters

C’est un des livres politiques les plus vendus de tous les temps. Un des plus terrifiants aussi. Diffusé à 12 millions d’exemplaires en Allemagne, à des centaines de milliers dans une vingtaine de pays avant 1945, Mein Kampf se vend, aujourd’hui encore, dans le monde entier, y compris en France. Pourtant, l’histoire de ce bréviaire nazi devenu un best-seller planétaire est peu connue. ….


…….Sait-on vraiment comment Mein Kampf a-t-il été écrit et pour quelles raisons ce livre a joué un rôle clef dans l’accession de son auteur au pouvoir ? Pourquoi, alors qu’Adolf Hitler y annonçait la plupart de ses crimes à venir, cette  » conspiration en plein jour  » n’a-t-elle pas constitué un avertissement ? Pourquoi le Führer a-t-il tenté de dissimuler son ouvrage au regard du monde, au point de faire publier un faux en France ? Cette enquête passionnante, rigoureuse et inédite mène le lecteur de la cellule de prison où Hitler rédigea son livre aux couloirs du gouvernement de Bavière aujourd’hui, du Paris d’avant-guerre aux librairies turques modernes, en passant par les milieux néonazis. Elle permet de comprendre pourquoi Mein Kampf, manifeste du nationalisme et de l’extrémisme, reste d’une actualité brûlante en ce début de XXIe siècle.

LIRE UN EXTRAIT

Un best seller turc

Le pays où Mein Kampf est roi

Voir le soleil se coucher sur les rives du Bosphore, les minarets et les coupoles des mosquées jaillir de la ligne d’horizon, en contre jour, l’eau du fleuve incandescente, est un spectacle inouï, pareil à nul autre. À Istanbul, un autre spectacle frappe le visiteur : partout où il porte le regard, des drapeaux turcs flottent. Sur les rives du fleuve, au sommet de gigantesques mats, aux balcons des immeubles, dans les devantures des échoppes, sur les pare-brises des automobiles, des drapeaux turcs, l’étoile et le croissant sur fond rouge sont visibles. Istanbul, cité pourtant la plus occidentale de Turquie, est peut-être la capitale où se déploient le plus grand nombre de drapeaux. Ce pays qui affiche si ostensiblement son amour de la patrie est-il si assuré de son identité nationale ?

Des tours de bureaux voisinent des ruelles peuplées de marchands ambulants, de cireurs de chaussures, de petits mendiants, de vendeurs de thé. La Turquie est une terre de paradoxes. À la jonction de l’aire musulmane et de l’Europe, orientale et occidentale à la fois, elle affiche une réelle vitalité, une scène culturelle riche et parfois avant-gardiste, sept pour cent de croissance économique en 2006, une croissance dont les effets – buildings, autoroutes – sont visibles. La Turquie connaît une américanisation croissante, jusqu’à privatiser peu à peu son système de santé. Elle est forte d’une solide tradition laïque, mène une coopération militaire avec Israël et, vieille alliée des États-Unis, elle est membre de l’OTAN. Ce pays pourtant, selon les sondages et depuis longtemps, est le plus anti-américain du monde. Un pays où, encore récemment, défendre la langue kurde pouvait mener en prison, où l’on assassine des intellectuels, comme Hrant Dink, ou des prêtres catholiques accusés de subvertir l’identité nationale .

En 2005, Manifesto, un petit éditeur, publie une nouvelle édition traduite de Mein Kampf. Une édition vendue à un prix plus bas que d’ordinaire, l’équivalent de 3 euros, avec une couverture colorée et attractive, semblable à une affiche de film. Ce Mein Kampf à bas prix représente, immédiatement, une exceptionnelle réussite commerciale. Quelques semaines après, deux autres éditeurs, constatant la bonne fortune de leur confrère, publient, à leur tour, deux nouvelles éditions de Mein Kampf, également bon marchés. Résultat après quelques mois : 80 000 exemplaires sont vendus.

Devant le scandale mondial que cela provoque, l’État de Bavière se décide cette fois-ci à intervenir. L’État turc, gêné par l’affaire, ordonne aux éditeurs de retirer les livres de la vente, interrompant la procédure judiciaire que les Allemands avaient initié. Cela n’empêche pas Kavgam, le titre turc de Mein Kampf, de continuer à se vendre partout en Turquie. Le livre n’est plus distribué dans les grandes librairies modernes, mais, ouvertement, dans le réseau des stands de rue, chez les marchands d’occasion ou sur Internet.

Si, dans le monde arabe, en Indonésie, en Inde, en Europe de l’Est et ailleurs Mein Kampf exerce une influence sourde, s’il est un livre surgit des tréfonds du passé qui distille son venin, en Turquie, il est un livre actuel. En quelques mois, au cours de l’été 2005, Kavgam s’est installé durablement dans les listes des meilleures ventes. Les médias du monde entier ont constaté le phénomène avec une stupéfaction teintée de répulsion, comme l’on décrirait un folklore antipathique mais radicalement étranger.

La nouveauté ne réside en réalité que dans l’ampleur du phénomène, ces 80 000 exemplaires vendus. Depuis plusieurs années déjà, la Turquie est le pays où Mein Kampf se vend le mieux au monde. Depuis la première édition en 1939 qui a connu une réussite notable – quelques milliers d’exemplaires vendus tous les ans –, le mouvement s’est brusquement accéléré. Selon l’enquête de la revue turque Aksam, il se serait vendu 10 000 exemplaires par an au cours de la dernière décennie et 30 000 en 2004. Selon le décompte effectué par un chercheur de l’université d’Istanbul, Rifaat Bali, pas moins de trente éditions différentes ont été publiées entre 1939 et 2000. Et il figure aujourd’hui au catalogue de onze éditeurs.

Que se passe-t-il en Turquie pour que Mein Kampf soit redevenu ce qu’il fut jadis en Allemagne, un bréviaire grand public ?

Un curieux éditeur

La vague de folie de 2005 a pour origine la maison Manifesto. Située dans un quartier bourgeois d’Istanbul, non loin de la cathédrale Sainte Sophie, c’est une maison d’édition semblable à d’autres, avec ses bureaux surchargées de papiers et ses pièces encombrées de piles de livres prêts à être livrées aux libraires. Au mur, une grande affiche du film Kill Bill, avec Uma Thurman, sabre à la main. L’entreprise est le principal bénéficiaire des ventes importantes qui ont suivi après 2005 : à elle seule, elle a vendu 50 000 exemplaires de Mein Kampf, engrangeant un bénéfice substantiel. « Nous avons fait une opération commerciale, c’est tout. Mon entreprise n’a pas d’autre but que de gagner de l’argent », se justifiait le directeur de Manifesto à l’AFP, dans l’une de ses seules interviews. L’explication est un peu rapide.

Cette maison de taille moyenne, respectée dans le milieu de l’édition turque, publie une cinquantaine de titres par an. Son directeur s’appelle Oguz Tektas. Son nom figure sur une des piles de livre, dans l’entrée. L’homme vient de publier un dictionnaire des années 1980. On y retrouve les Turcs ayant marqué la décennie et aussi, au hasard des pages, le groupe À-Ha, le commandant Cousteau, la disco. Sur d’autre piles, le nom d’un autre Tektas. Nazim Tektas. Le père d’Oguz est connu pour être un chantre de l’extrême droite turque. Son dernier livre est un roman historique : il porte sur la période antérieure à l’empire Ottoman et sur les origines ethniques du peuple turc. Ce livre s’inscrit en fait dans un courant de pensée fort répandu parmi les nationalistes, qui recherche des origines ethniques uniques à une population soumise à mains brassages. Ainsi, cette mouvance défend la thèse que les Turcs trouvent leur origine dans la plaine d’Ergenekon, où un loup serait venu les guider pour conquérir de nouvelles contrées. Partant, les nationalistes prétendent rassembler tous les Turcs au sein du Touran, patrie mythique du peuple turc, depuis la Turquie jusqu’à l’Asie centrale. Voici donc la trame de fond du dernier roman historique de Manifesto.

En l’absence du patron, peu désireux de parler à un journaliste étranger, c’est le responsable des ventes qui me reçoit. La trentaine, la bouille ronde et souriante, un tee-shirt où est inscrit « Rock’n Roll ». Il se nomme Murat. Il fait des études de paysagiste, s’avoue passionné de photographie, rêve de travailler pour National Geographic. Il travaille, chez Manifesto, depuis trois ans, à mi temps, en parallèle à ses études. Il avoue qu’il n’a pas lu Kavgam ; mais en tant que responsable des ventes, il connaît le dossier sur le bout des doigts. D’emblée, il reconnaît que personne, à Manifesto, ne s’attendait à un pareil succès. Alors pourquoi le livre s’est-il vendu « comme des petits pains », selon son expression ? « Il y a une curiosité pour Hitler, alors les gens on acheté le livre. Mais ils n’aiment pas Hitler, ils ont juste acheté par curiosité », précise-t-il, ajoutant : « Il est a engendré un grand génocide. Les gens veulent connaître celui qui en est à l’origine ».

La curiosité, le souci de connaissance… C’est « la » grande explication au succès de Kavgam, répétée maintes fois par les medias, les officiels turcs ou par certains universitaires, comme le professeur de sociologie, Mustapha Erkal, qui déclarait à la revue turque Aksam : « Naturellement, les gens sont curieux de l’antisémitisme de Hitler et veulent en apprendre plus sur ce qu’il a fait et ce qu’il voulait faire. » C’est aussi la curiosité qui est mise en avant par Manifesto dans la quatrième de couverture de livre : « Kavgam fait désormais partie des classiques. Chacun est curieux de connaître l’homme qui a fait trembler le monde, ses opinions les plus personnelles et avoir un aperçu de l’époque. Hitler raconte dans ce livre les sentiments de sa plus tendre jeunesse qui ont façonnés sa mentalité, les personnes qui ont affectés son adolescence, en bref toute sa vie. Dans ce livre composé des éléments qui constituaient son monde intérieur et écrit lors de sa vie carcérale, il affiche ses opinions à propos de l’Allemagne, de l’Autriche, des Juifs, de la Maçonnerie, de la situation des minorités, de la presse, des partis politiques, de la politique interne et étrangère, de la situation du parlement, de la première guerre mondiale et de son approche personnelle de race, mais aussi ses actes et la réalité à laquelle il aspirait. »

Même si, convenons-en, la simple curiosité pour le nazisme à pu attirer des acheteurs, l’explication paraît un peu courte, surtout lorsqu’elle s’applique à 80 000 personnes et à un phénomène circonscrit sur une période aussi réduite. Chez les éditeurs, l’argument de la soif de connaissance a un corollaire, moins hypocrite, lui : « Nous avons pensé que dans la période actuelle, le livre pourrait bien marcher », confiait à Marc Semo, envoyé spécial de Libération, le directeur des éditions Emre, l’autre éditeur à l’origine de la fièvre de 2005. C’est aussi ce que dit Murat : « Les livres historiques que nous publions sont déterminés par l’actualité. Nous sommes à une période où les gens en Turquie s’intéressent au sionisme. »

Mein Kampf, comme clef de compréhension d’Israël et du sionisme ? Idée des plus surprenantes. Au demeurant, Hitler, qui parle des Juifs pendant des dizaines et des dizaines de pages, ne fait référence au projet sioniste qu’une seule fois, en des termes qui semblent loin d’éclairer « l’actualité » : « Une partie de la race juive se reconnaît ouvertement pour un peuple étranger, non sans d’ailleurs commettre un nouveau mensonge. Car lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d’un État palestinien, les Juifs dupent encore une fois les sots goymes de la façon la plus évidente. Ils n’ont pas du tout l’intention d’édifier en Palestine un État juif pour aller s’y fixer ; ils ont simplement en vue d’y établir l’organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d’internationalisme universel ; elle serait ainsi douée de droits de souveraineté et soustraite à l’intervention des autres États ; elle serait un lieu d’asile pour tous les gredins démasqués et une école supérieure pour les futurs bateleurs. Mais c’est un signe de leur croissante assurance, et aussi du sentiment qu’ils ont de leur sécurité, qu’au moment où une partie d’entre les Juifs singe hypocritement l’Allemand, le Français ou l’Anglais, l’autre, avec une franchise impudente, se proclame officiellement race juive. »

Inutile sans doute de prendre Murat au mot : comme pour beaucoup – comme pour l’avocat Montasser Al Zayed – le sionisme est un mot politiquement correct pour désigner les Juifs. Loin du souci d’éclairer de quelque manière les événements internationaux, la décision de publier Mein Kampf serait donc à chercher ailleurs, dans le dessein de donner du grain à moudre à un lectorat travaillé par des sentiments qui n’ont que peu à voir avec la curiosité ? Non loin de son bureau, se trouve une caisse de livres. « Le sionisme et la Turquie », est-il écrit sur leur jaquette.

A cette idée, Murat se récrit. Le succès de Kavgam serait un simple « effet de mode », « un coup de chance » ; « tout le monde ayant parlé du livre et de son succès, les gens ont voulu l’acheter pour savoir ce dont tout le monde parlait ». Manifesto, il faut dire, s’est donné du mal, la maison d’édition a fait de la publicité, elle a envoyé des exemplaires gratuits aux journaux. Lorsque je veux savoir si la maison d’édition s’est trouvé gênée par le scandale mondial, il sursaute : « Pas une seconde. Vous êtes gêné, vous, quand on parle de l’empire Ottoman ? Je ne vois pas pourquoi je serais gêné par Mein Kampf. » Si je le comprends bien, il compare l’empire Ottoman, dont on sait qu’il est populaire dans la jeunesse nationaliste turque, au IIIe Reich…

Je lui demande ensuite si la publication de Mein Kampf, un livre rempli d’idées haineuses contre la démocratie, contre les juifs, plein d’appels au meurtre et à la guerre, ne pose pas la question de la responsabilité d’un éditeur envers ses lecteurs. La réponse du jeune responsable des ventes est immédiate : « Soit on agit en businessman, soit on est responsable envers les lecteurs. De toute façon, dans les deux cas, publier Kavgam ne pose pas de problème. » Et puis, en gloussant, il glisse à ma traductrice : « Si j’avais su qu’il y a avait tout cela dans ce livre, je l’aurais lu. » Puis il ajoute, à mon endroit, conciliant : « Si les gens lisent par curiosité, il n’y a aucun danger. Les Turcs sont suffisamment intelligents pour avoir du recul. »

Avant de partir, je souffle à Murat que, étant donné le succès de Kavgam et l’intérêt des Turcs pour la période nazie, Manifesto doit sans doute envisager de publier d’autres textes originaux de cette époque, de Goebbels ou de Rosenberg, par exemple. « Ce serait peut-être un bon filon », ajoutais-je. Il approuve avec un large sourire. « Oui, c’est un bon filon. On est à une période où les gens s’intéressent de plus en plus au sionisme. »

La grande confusion turque

En 2005, dans un pays qui achète peu de livres et où la lecture est l’apanage d’une minorité cultivée, Kavgam se trouvait, en réalité, en seconde position sur les listes des meilleurs ventes. La première était occupée par Orage de métal, un thriller d’anticipation violemment anti-américain, vendus à 300 000 exemplaires. « L’occupation de la Turquie par les États-Unis», proclamait le sous-titre barrant la couverture du livre, un montage photographique de GI’s hurlants et de mosquées en flammes. 300 000 personnes ont donc lu ce récit mal écrit et mal mené, relatant l’invasion à venir de la Turquie par l’armée américaine, suivie de la résistance victorieuse des Turcs. Le livre donnera d’ailleurs lieu à un film, diffusé à la télévision et au cinéma, mais aussi dans les autocars qui relient les grandes villes du pays, principal mode de transport public turc. Dans ce film, une scène impressionnante rappelle les tortures d’Abou Graibh : des commandos turcs capturent et humilient des soldats américains. Car l’anti-américanisme des Turcs paraît n’avoir nul égal. Selon un sondage mené par l’institut de recherche Pew Center en juin 2008, les opinions hostiles aux États-Unis sont les plus élevés au monde, au sein des trente pays où l’enquête a été réalisée, avant même le Liban, le Pakistan, l’Égypte, l’Iran ou la Russie. 88 % des Turcs s’avouent ainsi hostiles aux États-Unis. Un chiffre stable, conforme aux résultats obtenus par Pew Center les années précédentes.

Cette exécration de l’Amérique est allée si loin qu’en 2005 des affiches « interdit aux Américains » sont apparues sur les vitrines de magasins d’Ankara, avant d’être enlevées après les protestations de l’ambassade américaine. « Ce qui est nouveau dans cet anti-américanisme et le rend si fort est le fait qu’il ne se limite plus aux franges de l’extrême droite ou des islamistes radicaux, mais qu’il est désormais partagé par une partie des élites et même par certains militaires », expliquait l’universitaire Ahmet Insel à l’envoyé de Libération, Marc Semo. Et, en Turquie comme ailleurs, anti-américanisme, antisionisme radical et antisémitisme vont finalement de pair. Ainsi les attaques contre l’Amérique se terminent souvent par la dénonciation du « complot sioniste » ; la presse turque ne s’était pas privée de rappeler les « origines ethniques » – c’est-à-dire juives – de l’ambassadeur américain Eric Edelman, qui avait fini par démissionner… La vision d’une Amérique tenue par les Juifs, bras armé des Juifs, ne date pas d’hier. Or, voilà ce que les lecteurs turcs de Kavgam peuvent « apprendre » à ce sujet, selon les mots d’Adolf Hitler : « Le Juif constate que les États européens sont déjà dans sa main des instruments passifs, qu’il les domine par le détour de ce qu’on appelle la démocratie occidentale ou bien directement par le bolchevisme russe. Mais il ne lui suffit pas de tenir l’Ancien Monde dans ses rets ; le même sort menace le Nouveau Monde. Les Juifs sont les maîtres des puissances financières des États-Unis. Chaque année, les forces productrices d’un peuple de cent vingt millions d’âmes passent un peu plus sous leur contrôle. … Avec une perfide habileté, ils pétrissent l’opinion publique et en font l’instrument de leur grandeur future. Les meilleurs cerveaux de la juiverie croient déjà voir approcher le moment où sera réalisé le mot d’ordre donné par l’Ancien Testament et suivant lequel Israël dévorera les autres peuples. »

Aujourd’hui, dans les grandes librairies, les ventes de Kavgam se sont taries, revenant à leur niveau antérieur à 2005. Désormais, le best-seller du moment se nomme Les Enfants de Moïse. Celui-ci reprend un mythe vivace, celui des dömne, ces « Juifs crypté », c’est-à-dire ouvertement musulmans mais secrètement juifs. Le livre examine la vie politique turque à la lumière de ce mythe, expliquant ainsi qu’Erdogan, Premier ministre islamiste modéré serait en fait un dömne. Les Enfants de Moïse est signé par un journaliste proche de la mouvance ultranationaliste, mais, et c’est là l’essentiel de la manoeuvre, séduit bien au-delà. On peut le voir jusqu’entre les mains de jeunes stambouliotes branchés et occidentalisés.

Bien que pendant longtemps les Juifs aient trouvé en Turquie un asile hospitalier, et que 22 000 d’entre eux y vivent, l’antisémitisme, maquillé en antisionisme, croit de manière spectaculaire. Et il est en train de devenir un courant de pensée commun tant à l’extrême droite que chez des islamistes, dont l’aile modérée gouverne, ou parmi des électeurs de la gauche kémaliste .

Dans un État né brutalement des décombres d’un empire Ottoman multiséculaire et pluriethnique, l’identité ne cesse d’être un problème. Rifat Bali, intellectuel libéral, porte un regard sans concession sur son pays. « Il y a un problème de définition de ce qu’est un Turc. Même les laïcs de gauche définissent un Turc par opposition aux non musulmans et aux autres ethnies. » Autrement dit, un Turc est un musulman et un membre d’une supposée ethnie turque. Alors même que la Turquie est pays laïc qui rassemble plusieurs minorités et dont le fondateur, dans un souci de modernisation, n’a eu de cesse de forger une citoyenneté à l’européenne. Mein Kampf fleurit sur cette schizophrénie. « Qui sommes nous ? » se demandent les Turcs. Musulmans ou Turcs ? Sujets de l’Islam ou citoyens d’un État moderne ? Européens ou Orientaux ? Ottomans ou Turcs ? Turcs ou Anatoliens ? Laïcs ou islamistes ? Il est alors tentant de se définir contre les minorités – les Kurdes cristallisent une psychose collective –, contre l’extérieur, principalement l’Amérique ou l’Europe, et contre les Juifs, éternels bouc émissaires. « La logique profonde de Mein Kampf, c’est le fait que Hitler a une réponse à tous les échecs : les juifs », disait Edouard Husson, expliquant le succès du livre jadis en Allemagne.

Avant de devenir un ouvrage grand public, distribué dans des grandes librairies ayant pignon sur rue, Kavgam était jusqu’alors un livre de référence à l’extrême droite : pour les membres des Loups Gris, milice fascisante et panturc, pour ceux du BBP, parti islamo nationaliste dont l’un chefs prône ouvertement la lecture de l’ouvrage, ou pour les plus durs des militants du MHP, le Parti d’Action Nationaliste. Ce parti, à l’extrême droite de l’échiquier politique, est aujourd’hui la troisième force politique turque, derrière les islamistes modérés et la gauche kémaliste, avec laquelle il s’allie ponctuellement, unis par un nationalisme qui tend à converger.

Rien d’étonnant à ce que la mouvance kémaliste, qui se réclame du fondateur de la Turquie Mustapha Kemal Atatürk, soit elle aussi saisie de « passion nationale ». Les idées d’Atatürk, bien qu’elles ont abouti à la construction d’une Turquie modernes et laïque, empruntaient nombre de traits au fascisme : culte du chef, dirigisme, hostilité aux minorités, exaltation de l’identité nationale. Ces références ne se perdent pas. Décrivant comment les thèses des ultra-nationalistes se sont retrouvées au cœur de la vie politique, Ferhat Kentel, sociologue de l’Université d’Istanbul, exprime ainsi son pessimisme : « L’extrême droite n’est plus à l’extrême mais au centre. Ou encore : le centre est devenu extrême . »

Le succès actuel de Kavgam doit beaucoup à une extrême droite puissante et ancienne, qui exerce une influence réelle sur l’ensemble de la société turque. L’ouvrage a été longtemps une référence pour les membres des Loups Gris, milice fascisante et panturc, pour ceux du BBP, parti islamo nationaliste dont l’un des chefs prône ouvertement la lecture de l’ouvrage, et pour les plus durs des militants du MHP, le Parti d’Action Nationaliste. Elément révélateur du malaise ambiant, ce parti, à l’extrême droite de l’échiquier politique, est aujourd’hui la troisième force politique turque, derrière les islamistes modérés et la gauche kémaliste, avec laquelle il s’allie ponctuellement, unis par un nationalisme qui tend à converger.

Rien d’étonnant non plus à ce que la mouvance kémaliste, qui se réclame du fondateur de la Turquie Mustapha Kemal Atatürk, soit elle aussi saisie de « passion nationale ». Les idées d’Atatürk, bien qu’elles ont abouti à la construction d’une Turquie modernes et laïque, empruntaient nombre de traits au fascisme : culte du chef, dirigisme, hostilité aux minorités, exaltation de l’identité nationale. Ces références persistent. Décrivant comment les thèses des ultra-nationalistes se sont retrouvées au cœur de la vie politique, Ferhat Kentel, sociologue de l’Université d’Istanbul, exprime ainsi son pessimisme : « L’extrême droite n’est plus à l’extrême mais au centre. Ou encore : le centre est devenu extrême . » L’intérêt du grand public pour Mein Kampf fleurit sur ce terreau.

Grâce à de puissants mouvements de jeunesse, le MHP est parvenu à séduire une partie de la jeune génération. Celle-ci, victime de difficultés d’insertion professionnelle, perturbée par une mondialisation qui modifie les repères, a été séduite par l’organisation paramilitaire de ces mouvements, par la chaleur du groupe qui émane des « foyers idéalistes », lieux où ils se retrouvent les jeunes MHP, et par des slogans simples et efficaces : « Le Turc n’a d’autre ami que le Turc », « La Turquie, aime là ou quitte là ». En 1999, selon l’étude du sociologue Ferhat Kentel, le MHP aurait recueilli les voix de la moitié des jeunes votants pour la première fois. Ayant opéré une nette islamisation de son discours, auparavant plus laïc, il attire des jeunes gens qui voient dans l’islam un point d’ancrage dans un monde mouvant. Si la hiérarchie du MHP se garde de citer Mein Kampf, celui-ci circule massivement dans les « foyers idéalistes ». Hitler y est une idole à plusieurs titres : un chef de guerre qui a porté haut la puissance de sa nation, purifié son pays des éléments néfastes et qui aujourd’hui est un anti modèle à l’Occident démocratique.

L’extrême droite est également parvenue à populariser dans le grand public le mythe d’un complot contre la Turquie. Complot intérieur, imputable à la minorité kurde, voire arménienne, grecque ou juive, aux Chrétiens, aux missionnaires évangélistes, aux marxistes, aux démocrates ou aux proeuropéens. Complot extérieur, celui de l’Amérique ou d’Israël. Cette paranoïa collective, ce sentiment d’être une citadelle assiégée, est une donnée sociale tangible, dont témoignent la réussite d’Orage de métal, mais aussi le nombre vertigineux de théories du complot qui circulent en Turquie, sur tous les sujets, de la politique au football. Il en va ainsi jusqu’à l’école, où les enfants disposent de manuels scolaires leur apprenant comment les ennemis de la Turquie, parmi lesquels les Arméniens, ont essayé de démanteler la nation en 1920 et comment ces ennemis continuent leur œuvre. En 1920, rappelons qu’il subsistait fort peu d’Arméniens, près des deux tiers d’entre eux ayant péri massacrés par le régime Jeune Turc. La reconnaissance d’un génocide arménien continue d’être jugé inacceptable par la majorité des Turcs. « Qui parle encore, aujourd’hui, de l’extermination des Arméniens ? » disait le 22 août 1939 Hitler à ses généraux, alors qu’il leur exposait ses projets pour l’Est.

Lorsqu’en 2005, l’écrivain Hrant Dink, arménien, militant des droits de l’homme et défenseur d’une Turquie réconciliée, évoqua le génocide, il fut poursuivit devant la justice pour « dénigrement de l’identité turque » et menacé de mort par les ultranationalistes. En 2007, une poignée d’entre eux est passée à l’acte. L’enquête a depuis montré que les tueurs, des jeunes gens qui provenaient de toutes les couches de la société et non seulement des classes populaires frappées par le chômage, baignaient dans le nationalisme et avaient eu entre les mains, pour plusieurs d’entre eux, Kavgam-Mein Kampf.

100 000 Turcs assistèrent à ses funérailles, au cri de « Nous sommes tous des Arméniens », faisant la preuve de l’existence d’un mouvement démocratique. Mais lors de l’arrestation de l’un des assassins, des policiers se feront photographier fièrement à ses côtés, un drapeau turc déployé. Et au procès, l’avocat d’un des dix-huit tueurs déclarera à la presse : « Serait-ce là le premier meurtre commis par Israël et les États-Unis ? » tandis que la responsabilité de hauts gradés de l’armée et de la police sera délibérément écartée. Il est vrai qu’une partie de l’appareil d’État, surnommé « l’État profond », est lui aussi gagné aux thèses ultranationalistes. Ainsi le fils de Hrant Dink, pour avoir reproduit les propos de son père dans les colonnes de son journal, sera condamné à un an de prison avec sursis.

On s’explique mieux le succès de Mein Kampf-Kavgam sur les rives du Bosphore et dans la plaine anatolienne. « Ce livre, qui n’a pas la moindre humanité, semble malheureusement être pris au sérieux ici. Le nazisme enterré dans les oubliettes de l’histoire en Europe a commencé à apparaître chez nous » reconnaît avec lucidité le politologue Dogu Ergil, dans un entretien au journal de l’intelligentsia Radikal.

Les lecteurs turcs de Mein Kampf

« Il existe actuellement, en Turquie, un courant antieuropéen et antiaméricain qui peut être favorable à la vente d’un tel livre. Ce courant s’exprime par un renouveau du nationalisme, nourri par la pression ressentie par de nombreux Turcs. Ils ont le sentiment que l’on veut leur dicter leurs actes. D’où une certaine crispation », analyse le professeur Ahmet Içduygu pour le Figaro. Certes. Mais par quel mécanisme mystérieux passe-t-on de la crispation à l’achat de l’ouvrage d’Adolf Hitler ? Qui sont les lecteurs de Kavgam, que l’on nous présente tantôt comme des « curieux », tantôt préoccupés par l’actualité, tantôt « crispés » ?

Sur le site d’une libraire en ligne qui propose le livre, les commentaires sont instructifs. Gökhan Paşaoğlu écrit : « J’ai enfin acheté ce livre vendu si peu cher. Il n’est pas du tout difficile à lire ; il se lit très facilement lorsque l’on fait des rapprochements avec la situation actuelle de la Turquie. Bien que le prix soir très attractif, je me dis que cela aurait été bien que l’on accorde plus d’importance à la qualité d’impression. Je remercie les éditions Manifesto de l’avoir édité ». Aytaç Akyıldız, lui, déclare plus loin : « En ces jours où l’existence de la patrie est menacée par des traîtres qui sont partout, je conseille vivement la lecture de ce livre à chaque citoyen turc. Ce n’est pas un livre compliqué à lire du tout. Surtout n’accordez aucune importance aux commentaires de personne qui n’ont jamais eu ce livre en main ! ». Turkay Erkan ajoute : « C’est un livre important que chaque nationaliste se doit de lire. » Ersin Kuru affirme : « Je voulais lire ce livre depuis longtemps, mais je suis tombé dessus à Ankara, lors de mon service militaire. Sur le contenu, j’ai pu observer quelques contradictions. En plus les idées de l’auteur sont trop souvent soumises à des revirements. Malgré tout, pour avoir lu un tel livre, je pense que cet homme connu dans le monde entier comme un génocidaire est des nôtres… Peut-être que j’expliquerai dans un autre commentaire ce que j’entends en disant qu’il est des nôtres… Je tiens juste à préciser que mes idées à propos des juifs sont désormais plus claires ». Mehmet Karaca conclu, d’une façon tragiquement ridicule : « Je pensais avant de le lire que c’était un livre ennuyeux. Je me suis trompé. Il est aussi prenant qu’un roman et apporte beaucoup de choses ».

Unique voix discordante sur ce forum, celle d’un homme se nommant Harun Bekir : « Dites-vous bien que le contenu de Kavgam est à 10% autobiographique, à 90% composé d’idées dogmatiques et à 100 % de la propagande. Il ne tient qu’à vous, bien sûr, de lire un livre aussi grossier, long, mal écrit, remplit de critiques et se répétant sans cesse. »

« Patrie », « traîtres », les « nôtres », la « situation actuelle ». Les mots ressemblent à des slogans. Ce n’est pas étonnant : Mein Kampf tente d’entrainer ses lecteurs au-delà de la raison, réduisant la réalité à des abstractions, à des mots d’ordres irréels. Comme un rituel ésotérique, Mein Kampf rendrait inutile la pensée.

Le quartier de Karakoy, sur la rive orientale du Bosphore fait penser au Quartier Latin. Des allées ombragées, des cafés, et des librairies. En particulier, un immense marché couvert, où les stands de livres, neufs ou d’occasion, se succèdent. C’est là que vont les stambouliotes lorsqu’ils cherchent un livre, en dehors du circuit des grandes librairies.

Là, Kavgam-Mein Kampf s’y vend, malgré l’interdiction qui a frappé le livre. Et il n’est pas difficile de le trouver : dans plusieurs stands, il est exposé en vitrine, parfois avec ostentation.
Je rencontre rapidement des lecteurs. Emre tient une petite librairie. Vingt-huit ans, tee shirt noir, un visage sympathique, du gel dans les cheveux, une dégaine de fêtard du samedi soir. D’emblée il me dit que Kavgam est un livre « génial ». Et il est tout disposé à répondre à mes questions, ravi d’avoir de rencontrer un journaliste et d’être interviewé. Un de ses amis, en chemise blanche et petites lunettes, se joint à nous. Plus hostile, lui aussi a vingt-huit. Un dernier reste plus en retrait.

Ils ne sont pas très intéressés par la politique, me font-il savoir quand je les interroge. Toutefois, ils votent. Les deux premiers pour l’AKP, la gauche kémaliste. « Contre le gouvernement islamiste qui ne respecte pas nos traditions et veut nous mettre entre les mains de l’Europe ». Le troisième est un électeur du GP, « le Parti des Jeunes », appartenant à la mouvance d’extrême-droite. Dans le fond du magasin, on aperçoit deux grands posters. Che Guevara. Et l’affiche du film American History X, un film américain racontant l’histoire d’un jeune néo-nazi.
— Et pourquoi as-tu lu Kavgam ?
— Parce que tout le monde le lisait. Enfin, j’ai lu que des passages.
Ses deux amis le charrient : « Tu ne lis jamais de livre normalement ! »
— Quels passages t’ont intéressés ?
— L’épisode où ils font du savon avec les os des juifs. Quand on regarde ce qui se passe autour de nous, il devrait y avoir plus de gens comme ça .
À aucun moment, il n’est question de cet épisode macabre dans Mein Kampf. Emre se méprend manifestement. Je conçois à instant-là qu’il n’a pas sans doute pas lu Kavgam. Cependant je reviens sur le sujet en lui demandant à nouveau ce qu’il a retenu de sa lecture.
— Hitler était un artiste qui n’arrivait pas à gagner sa vie et c’était à cause du libéralisme et des Juifs, affirme-t-il.
Cette seconde réponse est extraordinairement significative : le processus d’identification à l’auteur, qui est la force première de Mein Kampf – mes échecs personnels, vos échecs personnels conjugués, l’échec collectif de l’Allemagne ont une et seule cause, les Juifs et la démocratie libérale –, opère parfaitement ici, quatre vingt ans plus tard, dans l’esprit de ce petit vendeur d’Istanbul qui n’a dû que feuilleter ce livre. Quels rêves n’a-t-il pas accomplis, quelles frustrations nourrit-il ? La nature particulière de Mein Kampf, qui superpose systématiquement le destin personnel de l’auteur au destin collectif de l’Allemagne, ne lui a pas échappé. Nous sommes loin des discours lénifiant selon lesquelles les lecteurs se seraient motivés par la « curiosité ».

Le type en chemise blanche intervient.
— On ne peut pas être neutre sur Adolf Hitler. Avec le recul, on peut se dire qu’il avait tort, mais à l’époque, il avait raison.
— Ce n’est pas qu’on aime Hitler, surenchérit Emre, mais à l’époque, ce qu’il a fait aux Juifs, c’est ce que les Juifs font aujourd’hui aux Palestiniens.
— Et quelle est le rapport avec Mein Kampf ?
— Mein Kampf aide à comprendre la politique des Juifs aujourd’hui. C’est comme dans les films américains : les américains sont toujours les gentils. Or, dans la réalité, c’est l’inverse. Eh bien, Mein Kampf, c’est pareil. Hitler révèle la vraie image des juifs, conclut Emre.
Ma traductrice me dira qu’à un moment, le type en chemise blanche à glissé à son copain : « Fais gaffe, il faut qu’on donne une bonne image de la Turquie ».
À ce point de la conversation, je lui demande s’il est antisémite.
— Antisémite ! Non. Les Turcs ont une grande conscience. Il ne peuvent pas faire de mal, rétorque, à la place d’Emre, l’électeur du Parti des Jeunes.
Le dernier enchaîne : « Ce n’est pas parce que j’ai vécu des injustices, comme Hitler quand il mourrait de faim, que je pense exactement comme lui. Mais, nous détestons autant les juifs que Hitler, car nous voyons ce qu’ils font aux Palestiniens. »
Les mots semblent vidés de leur sens, déconnectés de leur lien avec le réel. Comme dans Mein Kampf.

Je passe à un autre sujet, et confie à Emre que dans Mein Kampf il y a des propos particulièrement violents à l’égard des Français et que, précisément, je suis français. Emre s’exclame : il n’a rien contre les Français, il n’est pas d’accord avec tout ce qui se trouve dans Mein Kampf. Pour masquer la légère gêne qui s’est installée, le jeune homme lance : « Mein Kampf alimente la théorie de Huntington du choc des civilisations. Car nous sommes dans un monde dominé par les Juifs, et ce livre rend service aux Juifs. Il rend service aux gens qui voudraient que la théorie de Huntington soit vraie. » Si l’on suit sa pensée, non seulement ce bréviaire antisémite révèlerait la vraie nature les Juifs, mais en outre, par la violence qu’aujourd’hui il continue de charrier, il les servirait ? On pourrait sourire de cette assertion grotesque, de cet Emre aux idées confuses et bancales. Il ne faut ni s’en gausser, ni les balayer d’un revers de manche. Les esprits rationnels et éduqués ne devraient ni oublier, ni sous-estimer l’impact que de telles idées ont eu et pourrait encore avoir.

En écoutant Emre et ses amis, on les imagine lire Kavgam, leur jouissance, leur exultation en l’appropriant un texte portant à des sommets la haine antisémite et la haine de la civilisation. On comprend aussi quelques uns des ressorts, qui font de Mein Kampf un livre toujours lu. On comprend à quel point il complète et épouse des systèmes idéologiques bricolés et sommaires, sur fond d’inculture et d’irraison. On comprend aussi, ici, dans le marché de Karakoy, pourquoi ce livre a accompagné l’ascension vers le pouvoir de Hitler, pourquoi il est devenu la bible des nazis.

En écoutant Emre et ses amis, on pense à la façon dont, en 1923, une revue de la gauche berlinoise décrivait les partisans de Hitler, remarquant que les jeunes hommes y était surreprésentés : « Un conglomérat de toutes les anomalies bizarroïdes propres à la puberté. D’un point de vue psychiatrique, il s’agit de jeunes gens ayant des complexes d’infériorités particulièrement accusés, des gens qui se heurtent partout dans la vie de tous les jours, se sentent mal-aimés, qui n‘ont pas l’étoffe pour s’affirmer ; des gens qui, dans la vie quotidienne, sont plutôt timides, taciturnes et peu sociables, de malheureuses caricatures qui, en bravant la société, cherchent à satisfaire leur amour propre si mutilé. Ils ne peuvent se sentir à l’aise que noyés dans une foule semblable à la configuration tout aussi douteuse que la leur. Seuls, ils échoueraient lamentablement. »

« Ça ne finit pas, ça ne finira jamais »

15 mars 1921, à Berlin, capitale des « années folles » allemandes, où les cabarets, la presse, les partis politiques connaissent un dynamisme considérable. Dans une rue animée de Charlottenburg, un jeune homme maigre marche d’un pas rapide. Il fond soudain sur un homme plus âgé, à la mise élégante et l’abat de plusieurs balles.

Soghomon Tehlirian, survivant des terribles massacres des Arméniens par les Turcs au cours duquel sa famille a disparu, vient d’assassiner Talaat Pacha, le grand ordonnateur de l’extermination, l’ancien ministre de l’intérieur du régime Jeune Turc. « Détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici », avait-il ordonné. Raphaël Lemkin, un juriste juif polonais âgé de vingt ans seulement, suit le procès et note dans son journal : « un homme est puni lorsqu’il tue un autre homme. Pourquoi l’assassinat d’un million de personnes compte-t-il moins que l’assassinat d’un simple individu ? » Et il décide de consacrer sa vie professionnelle à l’étude des crimes de masse. La justice allemande acquittera Tehlirian.

Réfugié aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, Lemkin voit 49 membres de sa famille exterminés par les nazis. En 1943, à l’université de Virginie, il forge un terme nouveau au terme d’une réflexion commencée avec le massacre des Arméniens et rendue nécessaire par la Shoah, « génocide », avant d’assister le procureur américain du procès de Nuremberg. L’Histoire se rejoue parfois, mais contrairement à ce que pensait Hegel la tragédie ne se change pas forcément en farce ; le drame peut succéder au drame.

En mars 2006, des associations ultranationalistes turques organisent, à Berlin, au grand jour, la commémoration de la mort de Talaat Pacha, tandis qu’en Turquie, elles appellent à des rassemblements sur l’avenue qui porte son nom à Ankara, ainsi que devant son mausolée d’Istanbul, où il repose. En 1943, en effet, Hitler a rendu le corps de Talaat Pacha à l’État turc. « Ça ne finit pas, ça ne finira jamais », écrivait l’écrivain Günter Grass, une des consciences de l’Allemagne démocratique. C’était dans En crabe, un roman publié en 2002, avant le coup de tonnerre que fut la révélation de son passé dans la SS. Ainsi, un État parmi les plus démocratiques du monde musulman, fort d’une vie intellectuelle de premier ordre, est aussi l’un des plus gangrenés par l’ultranationalisme et le fascisme. Gangrené par cette passion particulière, belliqueuse, avide d’un ordre absolu, désirant follement la grandeur, flattant les bas instincts et travaillant froidement à l’abaissement de l’être humain.

En 2005, dans les colonnes du quotidien turc Radikal, l’essayiste Haluk Shahin, catastrophé par ce que le succès de Mein Kampf lui révélait de l’état de son pays, n’avait pas hésité à dénoncer les « Milosevic turcs » qui, selon lui entraînaient la Turquie sur une pente des plus périlleuse.

Nulle situation historique n’est cependant comparable à une autre. Rien ne détermine l’avenir turc, mais des graines ont été semées, un poison a été déversé dont ne préservent ni le multipartisme, ni la liberté de la presse, ni la riche vie intellectuelle d’Istanbul ou d’Ankara.


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