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Mémoire: « Le roman de l’Alzheimer »

publié le 21/09/2021 par Jean-Paul Mari

« Il n’est plus là… »

Charles F. avait autrefois une «mémoire scandaleuse». Avant d’entamer un voyage sans retour vers l’oubli

La maladie d’Alzheimer est la forme la plus fréquente de l’amnésie. En France, 900 000 personnes sont frappées de démence, dont 700 000 atteintes d’alzheimer. Contrairement à une idée reçue, la maladie ne touche pas une population de plus en plus jeune. Mais notre population vieillit et le diagnostic est de plus en plus précoce.

Le processus est évolutif. Aucun médicament actuel ne guérit la maladie mais plusieurs traitements efficaces diminuent les troubles du comportement.

Terrible maladie. Comment un homme normal, aimant et intelligent voire brillant peut-il perdre peu à peu toute conscience du monde jusqu’à devenir un « mort-vivant » ? Récit d’une tragédie parmi tant d’autres.

CHAPITRE 1
Un patient pas comme les autres

Combien en avait-il vus entrer, anonymes, dans son cabinet, en vingt ans de consultation ? Des hommes, des femmes, encore jeunes ou d’un certain âge, brillants ou médiocres, riches ou pauvres, des « patients », comme si ces choses-là avaient un rapport avec la patience ! Avec le temps, oui, certainement. Celui qu’il faut au neurologue pour les soigner ou, en cas d’échec, le temps de la maladie qui les conduira vers leur mort. Il faisait encore frais, ce matin de printemps 1998 et l’homme, un nouveau patient, a déposé son écharpe de cachemire et son manteau d’alpaga.

Très élégant, mais sans ostentation, une élégance naturelle. Le maintien du corps, des cheveux blancs coupés court, un visage lisse, des yeux noirs extraordinairement agiles, et cette voix grave doublée d’une syntaxe à faire pâlir un honnête homme du siècle dernier. Capable de parler huit langues dont le latin, le grec ancien et l’hébreu. Solide, en plus. Sous le costume gris clair, les épaules sont larges, celles d’un athlète de 65 ans qui pratique la marche, le VTT et le ski.

«J’avais autrefois une mémoire scandaleuse… », dit l’homme calmement. Le neurologue ouvre un dossier au nom de « Charles F. », écoute et prend des notes. Le patient se plaint d’être moins attentif, d’oublier parfois d’éteindre une plaque chauffante dans la cuisine ou de ne plus savoir ce qu’il est venu chercher dans une pièce. «Subjectif…», note le médecin. Son rôle à lui est d’établir la réalité des troubles. Il sort sa grille de test MMS (Mini Mental Score), trente questions notées sur 30, ciblées sur les désordres spatiotemporels.

Au-dessous de la note 26, la pathologie devient sérieuse. Charles F. obtient 30/30. Un deuxième test consiste à apprendre une histoire et 8 chiffres, pour les restituer, à l’endroit et à l’envers. Résultat : 16/20 pour l’histoire, 8/8 pour les chiffres. C’est parfait. Le patient est inquiet, pas le neurologue. Il note : «Plaintes banales du vieillissement normal chez un homme intelligent et brillant. » Le spécialiste referme son dossier et s’attarde à bavarder avec son visiteur. PDG à la retraite d’une grande entreprise à l’étranger, Charles F. est d’une culture fascinante. C’est un homme de lettres, féru d’histoire et de philosophie, catholique pratiquant mais pas religieux, un esprit fervent de spiritualité qui disserte sur saint Paul ou Salomon et peut citer tout le début de la Genèse en hébreu.

« Connaissez-vous l’amiral d’Argenlieu ?» Et Charles F. de raconter l’épopée du grand chancelier de l’ordre de la Libération, officier en 1914, entré aux Carmes entre les deux guerres, rappelé en 1939, capturé par les Allemands, évadé, parti pour Londres où il deviendra un gaulliste historique, grand commis de l’Etat en Indochine où il négociera en tête à tête avec Hô Chi Minh avant de revenir dans les ordres, dans l’éclatante splendeur de l’obscurité des Carmes.

Le neurologue l’écoute, impressionné et troublé. D’emblée, une empathie intellectuelle s’établit. Et quand le patient reprend son manteau d’alpaga, le médecin regrette que la conversation d’une heure soit passée si vite.

Chapitre 2
Une ombre au tableau

Février 2000, l’hiver était froid, on sortait à peine de la grande peur du bug universel. Il l’a reconnu tout de suite. Toujours aussi élégant. Il est venu seul, «poussé par son épouse» et trouve que sa mémoire s’est dégradée. Il a raté un rendez-vous, oublie des noms et des dates, utilise des pense-bêtes et a dû demander son chemin sur un itinéraire pourtant habituel. Son MMS a perdu un point, 29/30. Rien de méchant mais le neurologue tique.

A force de s’occuper de ce genre de troubles, il a acquis une sorte de flair. Il sent un subtil fléchissement qualitatif et griffonne « MCI » sur le dossier. Mild Cognitive Impairment, une qualification de trouble cognitif léger établie par un neurologue américain pour désigner des patients à risques dont 10%, chaque année, développent la maladie. Le médecin demande immédiatement une IRM, une scintigraphie cérébrale et de nouveaux tests de psychologie. Le patient a du mal à calculer à l’envers et oublie le mot « castor » de la liste des animaux. On lui relit une petite histoire entendue deux ans plus tôt et il ne se la rappelle pas… Il se passe quelque chose. La consultation terminée laisse place à la conversation, pleine d’humour, sur ces gens qui jugent de tout sans savoir.

« «Ne sutor…» vous connaissez ?» lance Charles F. Une belle histoire racontée par Pline l’Ancien, au Ier siècle après Jésus- Christ. Un cordonnier observe la statue d’une femme et critique la sandale, mal faite. Le sculpteur ne bronche pas. Puis le cordonnier grimace devant le galbe du mollet et l’artiste s’emporte : « Ne sutor ultra crepidam !» (« Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la chaussure !»).

Médecin et patient éclatent de rire, la phrase restera comme un leitmotiv complice, un code amical entre les deux hommes. Et le neurologue demandera régulièrement à son visiteur : « «Ne sutor… » allez, Charles, racontez-moi !»

Chapitre 3
Quand l ‘esprit chancelle

Janvier 2001. Que ces hivers sont tristes ! Charles est venu accompagné de sa femme. Suzanne est grande, mince, très brune, éprise de peinture et de son mari. Lui a conservé tout son savoir mais bute sur la vie quotidienne, se perd en voiture et peine à remplir les bordereaux de l’association dont il est trésorier. Le MMS ne permet plus le doute : 26/30. Charles a basculé. Il faut prononcer le mot.
– « Charles, cela ressemble à un début d’alzheimer.
– Je comprends. »
Il est calme, presque rassuré de savoir enfin la vérité.
«Je ne vous abandonnerai pas.
– Ah ! Bien. Merci. »

Le neurologue prescrit de l’Exelon (rivastigmine), l’un des quatre traitements de la maladie. «Dire que ces médicaments sont inefficaces est scandaleux ! peste le médecin. Es ne rajoutent pas des années à la vie mais ralentissent les symptômes et donnent du confort au temps qui reste. »

Septembre 2001, juin 2002, mars 2003. Le médecin voit désormais son patient tous les neuf mois. Dans un premier temps, les médicaments ont fait leur effet. Quelques nausées, des vomissements, mais un MMS remonté à 28/30, la reprise un peu trop intensive du VTT – Charles a chuté et s’est luxé l’épaule… – et une sensation de mieux-être : «J’ai retrouvé un peu de joie de vivre !», confie Charles. Suzanne, sa femme, lui a offert un livre de Bernard Bro qu’il dévore : « La beauté sauvera le monde ».

Même s’il ne prend plus de plaisir à fumer, il avale régulièrement des grilles de mots croisés et de sudoku. Et il continue à lire le latin dans le texte :
«Oh, pas César, c’est trop simple. Ni Sénèque, c’est devenu trop difficile. Je lis donc Tacite en latin. Et Thucydide, en grec. » Enervant, non ?
« Au fait, « Ne sutor… », allez, racontez-moi !»

Et Charles raconte. Les deux hommes sont devenus amis. Une fois l’an, le neurologue va dîner chez son patient. Dans la banlieue bourgeoise de la ville, la maison est belle et la terrasse donne sur les monts environnants. Cela ressemble à un film de Claude Sautet. On boit du Ruinart et du bourgogne, on mange du «canard à l’orange fait maison» avant de passer au salon fumer un Havane et parler musique, histoire et spiritualité.

L’heure n’est pas aux lamentations : «Je n’ai plus, c’est vrai, le dynamisme d’autrefois, mais j’ai retrouvé la foi», confie Charles. Pour son ami, il reste un interlocuteur de rêve. Mais le neurologue remarque qu’il lui arrive de poser plusieurs fois la même question.

Mars 2004. Charles a été obligé de réapprendre l’« Ave Verum » de Mozart, qu’il connaissait déjà. Sa mémoire ancienne commence à décliner. Plusieurs fois par jour, il pose la même question : « Mais quel jour est-on ? » Il n’a pas trouvé la marche arrière de la Clio alors qu’il était au volant… de son XM.

Les pense-bêtes sont devenus la règle absolue. Chaque poche de ses vêtements doit avoir une fonction précise : clés de voiture, clés de maison, papiers. «Le problème, c’est quand je change de costume», sourit encore Charles. Il ne fait plus les comptes, a abandonné le sport et sa réflexion est plus difficile. Pourtant, il affirme : « Ca va mieux, je le sens. » Sur son carnet, le neurologue note « anosognosie », en clair, la sous-estimation ou la négation de ses problèmes, les mêmes symptômes que ceux décrits récemment pour Jacques Chirac.

Septembre 2005. Son épouse vient, seule. Inquiète, elle raconte des erreurs de conduite en voiture, mais Charles refuse d’abandonner ce « rare plaisir ». Cet été, en vacances dans les Alpes, ils ont « marchoté ». Ils n’iront plus.

Chapitre 4
La marche vers l’obscur

Février 2006. MMS à 24/30. La barrière est rompue. Charles ne conduit plus, les mots croisés deviennent difficiles et il regarde le foot à la télé «pour ne penser à rien ».

Décembre 2006, mai 2007. Charles, lui-même, constate : «Il y a quelque chose de tordu dans ma tête. Je baisse lentement mais sûrement. » Il marche mal, mange trop, et l’ancien sportif a grossi de huit kilos. L’homme charmant est devenu irritable, grogne, s’est endormi en laissant échapper sa pipe allumée sur sa robe de chambre et ne raccompagne plus son médecin à sa voiture lors de leurs belles soirées. Le neurologue «broie du noir». L’homme en face de lui n’est plus le même. L’ami d’antan est en train de disparaître. Il n’ira plus dîner.

Suzanne l’appelle : «Cela devient aventureux…» Charles ne lit plus, devient confus et sa mémoire est encombrée de faux souvenirs. Il ne reconnaît plus certains visages, avale un deuxième whisky le soir parce qu’il a oublié en avoir déjà bu un et se montre difficile, « des heures de discussion pour qu’il fasse sa toilette !». Le temps n’a plus d’importance.

Octobre 2007, avril 2008. Qu’importent les saisons ? Charles est incontinent. Une infirmière fait sa toilette. Il a perdu toute prestance. Il doit vivre avec des couches, refuse d’avaler ses médicaments et il faut lui couper sa viande. Sa femme passe sa vie à son chevet, à le soigner et à le regarder s’étioler.

Lui somnole ou regarde « Star Academy » à la télévision. Il parle seul, se lance dans une phrase, s’interrompt, perd le fil. Son MMS est à 20/30. Voilà longtemps qu’il ne peut plus citer le début de la Genèse en hébreu. La consultation devient interminable. La gorge nouée, le neurologue tente :
«Au fait ! «Ne sutor…»
– Qu’est-ce que c’est ? Vous ai raconté quoi Ne m’en souviens pas. Désolé. »
Silence. Le médecin est bouleversé. D’autant que le bel esprit a parfois son chant du cygne, quand il sort subitement de sa torpeur pour rectifier un imparfait du subjonctif de Suzanne ou s’accroche à son ultime livre, les « Conférences » de saint Augustin, le chapitre 10, consacré à… la mémoire.

Octobre 2008. MMS à 17/30. Quand son médecin lui demande de recopier des pentagones, Charles trace avec difficulté une croix inégale. Le neurologue a écrit une dernière note sur son dossier : «Mon ami aie regard triste. » Les nuits de Charles sont pleines de cauchemars. Il commence à avoir des hallucinations et voit des chats partout dans la maison. Le soir, il faut le traîner vers son lit.

Charles résiste, s’accroche aux murs et une fois couché, lui, père de deux fils et grand-père de cinq petits-enfants, s’agite dans son lit, parle à ses parents décédés et s’endort en appelant «Maman !».

Septembre 2009, février 2010. La maison est vide d’amis. Suzanne, une infirmière et une auxiliaire de vie s’occupent du malade vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Charles veut absolument retourner vivre dans sa maison d’enfance. Il a dérobé une carte postale chez son fils, qu’il garde contre lui, «comme un doudou», dit Suzanne, les larmes aux yeux.

Lui ne dit plus rien ou parle seul, incohérent, monte et démonte sans cesse son stylo, grogne ou rit devant un match de foot, vouvoie son épouse, l’appelle Françoise, du nom de sa soeur, et lui demande sans cesse : « Qui êtes-vous ? Où est Suzanne Je veux Suzanne !»

Chapitre 5
Un mort-vivant

Juillet 2010. Il n’y aura plus de test MMS. A quoi bon ? Le dernier résultat donnait 0/30. D’ailleurs, la consultation est devenue impossible et seule Suzanne s’exprimait, à côté de son mari absent, ailleurs, affalé dans son fauteuil roulant et qui ne comprend plus de quoi on parle. Un mort-vivant. Après l’avoir observé, le neurologue-ami a refermé son dossier et il a constaté, bouleversé : «E n’est plus là. »

Suzanne a décidé d’abandonner leur maison, de quitter la ville et d’aller vivre avec Charles chez son fils, à Nice. Parfois, elle envoie un mot pour dire simplement qu’il y a «des moments difficiles…». Le médecin, lui, a continué à recevoir de nouveaux patients, sans pouvoir oublier «cet ami que la maladie lui avait offert avant de le lui enlever».

Et il garde, chez lui, comme un trésor, le livre offert par Charles, bien avant son grand départ : «La beauté sauvera le monde ».

N.B. les noms et les lieux ont été modifiés.

Les célébrités victimes d’alzheimer

– Charles Bronson, acteur (« Il était une fois dans l’Ouest », « les Douze Salopards », « Un justicier dans la ville »).
– Emil Cioran, philosophe et écrivain roumain.
– Bob Denard, mercenaire. A notamment opéré en Afrique.
– Peter Falk, acteur (« Columbo »), décédé en juin dernier.
– Annie Girardot, actrice (« Rocco et ses frères », « Docteur I Françoise Gailland », « On a volé la cuisse de Jupiter »), décédée il y a un an.
– Barry Goldwater, homme politique (conservateur, candidat à la Maison-Blanche).
– Rita Hayworth, actrice (sa fille créa la première association d’aide a. aux malades).
– Charlton Heston, acteur (« les Dix Commandements », « Ben Hur »).
– Willem De Kooning, peintre, plasticien.
– Ronald Reagan, ex-président des Etats-Unis.
– Sugar Ray Robinson, boxeur (champion du monde).
– Margaret Thatcher, 86 ans, ex-Premier ministre du Royaume-Uni.

« Une gauloise et un verre de rouge ? »

Les neurologues ont constaté que les fumeurs ne sont pas touchés, – en principe -, ou affectés plus tardivement par la maladie d’Alzheimer ou le syndrome de Parkinson. Observation à moduler par le fait que les fumeurs meurent, – en principe -, plus tôt que les autres. On sait aujourd’hui aussi qu’une consommation modérée mais régulière de vin, un ou deux verres par jour, peut retarder de quelques années la survenue de la maladie d’Alzheimer.

Les substances végétales du vin, associées à l’alcool, protègeraient les neurones de l’agression des radicaux libres, libérés à certaines étapes du fonctionnement cellulaire et qui altèrent nos membranes cellulaires. Les vertus du vin lutteraient donc contre le vieillissement précoce de nos neurones. Un adage, ancien, affirmait déjà : « Le vin est le lait des vieillards. » Et la cigarette, leur tétine ?

 


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