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Mindanao: Carnets de route

publié le 20/12/2006 | par Jean-Paul Mari

De Manille àTawi-Tawi


– Manille: le cauchemar immobile.

Manille n’est pas une ville, c’est un cauchemar urbain. Un mélange de moteurs en marche et de capitale figée dans un gigantesque embouteillage permanent. De l’aube jusque tard dans la nuit, dans la lumière d’un soleil vert ou sous les néons électriques, des taxis, des jeepneys aux chromes agressifs, des 4X4, des bus bondés et des gros poids-lourds se mordent la queue, haletants et impuissants, en crachant de gros nuages de fumée noire. Autour d’eux, hommes, femmes et enfants, fantômes de la cité, marchent, un chiffon appliqué sur le visage, avec l’allure de rescapés de Tchernobyl, englués comme des insectes humains dans l’immense nappe de fumée, lourde, épaisse et toxique qui enveloppe la ville et la vie. Il faut deux, trois, cinq heures, pour aller d’un quartier à l’autre. Ce n’est plus un problème de circulation mais un problème économique, un problème de civilisation. Entre les buildings de verre courent des terrains vagues et des dépotoirs à ciel ouvert. Et, sur les boulevards, la pauvreté roule, roue contre roue, avec l’opulence climatisée. Partout, l’ordure côtoie le chrome. Poussière suffocante au soleil, boue sale sous la pluie; la crasse de la ville engorge les égouts d’une ville hérissée de chantiers sauvages, de blocs de bétons et de pointes d’acier. Alors, on se mure, on s’enferme, derrière des portes blindées, des murs épais, des coffres-forts et une armée de vigiles. Ici, le moindre chauffeur de taxi a un gourdin sous son siège et les gardiens de parking brandissent des riot gun à crosse courte. Luxe, corruption, cynisme, force du fric, violence, goût des armes comme ultime liberté…L’ancienne cité asiatique a vendu ses derniers charmes contre ce que l’Occident peut cracher de pire. Manille est un simulacre de civilisation moderne qui couvre d’or ses hommes d’affaires et jettent ses enfants dans des rues sans âme, une mégalopole de dix millions d’habitants qui est en train de s’auto-détruire. Ici, on suffoque, on piétine, on enrage…Fuyons! Direction: l’île de Mindanao, à un bon millier de kilomètres de là.

– Davao City, Mindanao: la ruée vers l’or.

Manille étouffe, Cebu est enclavée mais Mindanao est la grande porte par laquelle s’engouffre le vent du sud, vers la grande mer des Célèbes. Un souffle qui a poussé jusqu’ici tous les aventuriers de cette région du monde, pioche sur l’épaule ou ordinateur en bandoulière. Ici, il y a tout, de l’air, de l’eau et de la terre, à profusion. Un coin du globe au chaud, entre vingt-six et trente-deux degrés toute l’année, avec des pluies rafraîchissantes la nuit et une lumière d’équateur le jour, bien à l’écart de la route des tempêtes, sans typhons, sans tremblement de terre et sans mousson. Avec de grandes plantations d’ananas, de bananes, des champs de canne à sucre et de café, une pêche miraculeuse de thon et de crevettes vouées à l’exportation, des îles de rêve à louer, bordées d’eaux turquoises et plantés de golfs à dix huit trous, et de grands aéroports où des charters venus d’Indonésie ou de Malaisie débarquent de stricts musulmans venus se perdre dans les casinos de la ville chrétienne. Ici, il y a des mines de cuivre, d’or et de zinc et le mythe d’un fabuleux trésor de guerre, quatre-vingt mille tonnes de métal jaune oubliés par les Japonais! Alors, personne ne s’étonne de voir son voisin creuser fébrilement la terre de son jardin, y découvrir une mystérieuse ogive en métal rouillé et l’attaquer à la scie en riant comme un forcené…avant de sauter sur un vieil obus! Davao City se rappelle l’arrivée de ce « touriste américain », gorille blond, yeux bleus derrière des lunettes de soleil, caricature des services secrets, qui a passé huit mois dans le meilleur palace de la ville, occupé à recueillir des témoignages et des échantillons de terre, histoire de s’assurer, pour son gouvernement, que jamais la découverte d’une quelconque montagne d’or japonaise ne provoquerait l’effondrement du cours mondial. Pionniers et colons, explorateurs et vagabonds, commerçants, mendiants ou rôdeurs, venus des philippines du nord, d’Inde ou d’Australie; tous se ruent ici comme vers le Nouveau-monde. Les plus anciens et les plus féroces sont les Chinois, négociants âpres au gain et durs en affaires, qui scellent d’énormes contrats d’une simple parole, ne se marient qu’entre eux et pratiquent des taux d’usure à…trente pour cent par mois. Des hommes riches, enviés et détestés. Il y a dix ans, aucun d’eux n’osait s’aventurer la nuit dans les rues, sous peine d’être rançonné ou pris en otage. Les blancs eux aussi se terraient, les banquiers se barricadaient et la drogue circulait au grand jour…Davao City, cité du Nouveau-monde, prenait des allures d’Ouest sauvage. Jusqu’au jour où Davao a trouvé son shérif, l’actuel maire de la ville, un ancien avocat pénal, fils d’une famille d’opposants au régime de Marcos, avec quelques gouttes de sang français dans les veines et des idées simples sur la « Loi et l’Ordre »: Harry Duterte. Plus connu, à Davao City, sous le nom de « Dirty Harry »! Il a commencé par faire interdire le tabac dans les lieux publics et l’alcool après deux heures du matin, avant de faire brûler les saisies de marijuana en place publique. Puis il a fait arrêter les flics dont les voitures étaient mal garées et virer ceux qui étaient corrompus. « Je ne laisserai personne détruire ma ville » répète Dirty Harry qui adore l’ordre et déteste les musulmans, les communistes et les trafiquants de drogue. En un an, 48 dealers ont disparu. Certains ont été retrouvés dans la rue, abattus de deux balles de Colt 45, une dans la poitrine et une autre en pleine tête. D’autres ont été emmenés en hélicoptère, haut dans le ciel, avant d’être balancés dans la mer. On a même filmé monsieur le maire en train de tirer à la mitraillette sur les cadavres des chefs de service locaux compromis dans le trafic de drogue. Dirty Harry tire d’ailleurs très bien, s’entraîne régulièrement au stand de la police, pratique le tennis, le golf et le body-building. On le voit souvent passer dans la ville, la cinquantaine sportive, en pantalon et polo, sans cravate, lunettes de soleil sur le nez, un gros colt 45 à la ceinture, à cheval sur sa Harley Davidson, une grosse cylindrée de 1300 cm3, suivi de près par une trentaine de gardes du corps, entassés dans un pick-up noir, fusil d’assaut M16 à bout de bras. Dirty Harry adore les motos, il en possède une dizaine et a fondé une association, les « Sundays Riders », dont il est le président. Ses membres roulent à tombeau ouvert, sans plaques d’immatriculation et ne se font jamais arrêter. Surtout quand, juste après leur passage, on découvre un petit dealer baignant dans une grosse flaque de sang. Escadrons de la mort? Dirty Harry déteste le terme. Dans le journal local, monsieur le maire affirme:  » Je suis contre toute justice parallèle. » Avant d’ajouter un peu plus loin: « Ces dealers sont vraiment suicidaires…On les avait pourtant mis en garde! » D’ailleurs, à Davao City, personne ne se pose des questions. On rappelle que monsieur le maire a acheté des camions-poubelles, fait construire des routes et des égouts.. »Enfin, un élu qui ne prend pas tout l’argent du budget pour lui! Ici, c’est rare… » soupire un commerçant. D’ailleurs, les hommes d’affaires adorent Dirty Harry et son entourage lui voue un véritable culte: « Pour le saluer, ses frères et ses soeurs s’inclinent devant lui. Et il leur pose la main sur la tête, comme un prélat, » chuchote un notable de la ville. Il se tait. Ici, on n’aime pas trop parler des méthodes de Dirty Harry. Monsieur le maire a d’ailleurs été réélu trois fois fois d’affilée. Mieux: aux dernières élections…Personne n’a osé se présenter contre Dirty Harry. Alors, dans les rues parfois trop calmes de Davao City, perle d’un sud sauvage et prospère, on préfère continuer à enjamber les cadavres en silence. Ou on décide de gagner l’aéroport. Là, un Airbus géant vous fait traverser les nuages d’une mousson d’Asie, dévoilant sous vous, d’abord des bouts d’autoroute et de cultures , puis des morceaux de montagne noire, tâches de jungle sauvage, et enfin , à une heure d’avion, face à Zamboanga, la nudité sensuelle de la mer, brillante comme un nouvel horizon .

– Zamboanga, ville du bout du monde.

Sur le port de Zamboanga, il y a un canon silencieux, en fonte mais sans boulets, qui regarde la baie, avec une inscription sur ses flancs: « Sévilla, 1857 ». Au loin, il y a un vieux cargo qui rouille à l’ancre, une voile qui passe, rayée, de toutes les couleurs et des barques de pêcheurs; des cocotiers, hauts et fins, qui se balancent dans la brise, une mer brillante, couleur de perle noire, un gosse-poisson de cinq ans à peine, noir, cheveux blonds, cul nul, qui se roule dans les vagues comme dans le lait maternel. Il fait chaud. La sueur descend, goutte après goutte, de la nuque jusqu’au bas du dos. Dans l’air, il y a une odeur douce, saline et tiède, de poisson et de coquillage. Odeur d’Espagne d’antan, de colonies, de tropiques, de corps retrouvé, de fleurs et d’épices, mélange d’ordure marine et de bougainvilliers. On ouvre ses narines, on respire la nuit qui tombe à pleins poumons. C’est l’odeur du bout du monde.
Au petit matin, les barques de pêcheurs ont disparu et l’horizon est vide. Ce n’étaient que des Badjaos, des gitans de la mer, des païens qui nomadisent sur leur maison flottante, d’un bout à l’autre des îles Sulu. Les gens d’ici disent qu’ils ont les fesses aplaties et les doigts des pied démesurément écartés à force de rester accroupis dans leur petites embarcations. Un Badjao vit sur son bateau, sa femme accouche à bord. A la naissance, le bébé est plongé dans l’eau de mer, pour un baptême sauvage. Puis, au bout de deux ou trois jours, on jette le bébé par dessus bord. Et il nage. Un vrai Badjao naît toujours dans la mer. Ce sont les meilleurs pêcheurs de perle, les plus recherchés par les sociétés japonaises. Capables de travailler trois heures d’affilée en eau profonde, sans équipement hors une paire de lunettes de bois et de verre dépoli, les yeux brûlés et les cheveux décolorés par le sel, à moitié-sourd, tympans crevés par la pression du fond et par des remontées trop rapides. Il y a dix ans, quand un cargo de trois mille tonnes a perdu son ancre, les équipes de plongeurs professionnels ont du abandonner les recherches, écoeurés par les courants trop forts et le tumulte des sables marins. L’ancre, lourde et précieuse, a finalement été retrouvée…en une heure à peine, par deux Badjaos, pour une poignée de pesos. Des gitans, donc un peu magiciens, qui croient dans le mouvement de l’eau et le bruit du vent, savent détecter longtemps à l’avance la tempête qui menace, jettent de la poudre d’écorce de mangrove sur leurs plaies et savent colorer le vin de palme. Hommes sages qui n’ont jamais plus de trois enfants parce que leur bateau ne peut en porter plus. Population méprisée parce qu’elle ne sait ni lire, ni écrire. Tribu de païens qui plongent leurs enfants malades dans l’eau de mer et enterrent leurs morts à la sauvette, enroulés dans un bout de tissu, en pleine nuit, quelque part sur la côte. Et qui, jamais, ne montrent leur peine et leur douleur. Peuple du vent, du silence et du mouvement. Qui arrive et s’en va sans prévenir. Peuple liquide comme l’eau, aérien comme le vent…Peuple de passage.

– L’enfer du Karaoké et le paradis d’Allah.

C’est un camp militaire, au bord de la plage de Zamboanga, avec gardes armés, barrière à péage et ticket d’entrée. On y va en jeep ou tassés dans une énorme voiture américaine. Devant nous, une série de bars serrés l’un contre l’autre. Dans chacun d’eux, une énorme sono, mal réglée, qui crache un son métallique enrichi en notes graves, un micro qui court le long d’un fil à travers la salle et les paroles d’une chanson qui s’inscrivent sur un grand écran de télé. On commande du poulet, de la noix de coco, du rhum et de la bière, beaucoup de bière. A la carte, des milliers de chansons, acidulées des sixteen, rocailleuses façon Tagalog la langue locale, ou aussi douceâtres que Tom Jones que les amateurs, sérieux comme des apprentis-stars, écorchent avec application. Sur l’écran, on a laissé le programme de la télé nationale avec, ce soir, une effroyable série Z américaine, mélange de récit médiéval et de science-fiction, de sous-érotisme et d’hyper-violence avec hommes-cannibales, tortures et massacres à la kalachnikov au rythme soutenu de trois à quatre morts à la minute. Mais le plus dur n’est pas là… Le micro qui siffle, la bande-son, poussée à fond, la voix des chanteurs déjà ivres, sont multipliées par les quinze bars-karaokés à ciel ouvert, à quelques mètres l’un de l’autre, qui se font concurrence à coups de décibels! Quelques heures plus tard, sonné par le bruit, la chaleur et le tabac, gavé de bière et de poulet, on écoute un Australien raconter des histoires de bush à sa voisine, une brune de rêve qui rit aux éclats: « Chez nous, dans la jungle près de Darwin, un car de touristes japonais s’est arrêté au bord d’un marigot, pour prendre des photos d’un pêcheur à la ligne. Imaginez, cinquante japs, bob sur la tête, Nikon à la main, clic, clac…et tout à coup, un énorme crocodile qui sort de l’eau, gueule ouverte, et emporte le pêcheur à la ligne! Et vous savez ce que le premier japonais qui a osé parler a demandé au guide terrifié?… »Excuse me. Is it part of the show? » (S’il vous plait. Est-ce que cela fait partie du spectacle?) ». Fou rire, sa belle voisine s’effondre sous la table, l’Australien commande une nouvelle tournée de bière et on commence à ramper discrètement vers la sortie.
Soudain, une voix, grave, juste et belle envahit le bar. On se tait. Anny l’interprète, jeune et très pâle, n’a pas chanté depuis six mois. Elle est médecin dans l’île de Basilan où les touristes ne vont jamais. Des mois à marcher dans la montagne, de village perdus en communautés abandonnées, à soigner la tuberculose, les bronchites et la malaria. Parfois, dans la jungle, elle croise des hommes habillés en Ninjas, cagoule sur la tête, mitraillette à la main, qui rançonnent les habitants, kidnappent les étrangers, les commerçants chinois et les prêtres. Ce sont les commandos d’Abbu Sayyaf, intégristes musulmans, en lutte pour un état islamiste. Tout le sud des Philippines est en rébellion contre Manille, capitale chrétienne du nord. Front Moro National de Libération, fort de dix mille combattants ou Front Moro Islamique de Libération qui peut mobiliser cent mille hommes sur le terrain; les guérillas du sud ne sont que les descendants des rebelles d’antan qui harcelaient les galions espagnols et revendiquent aujourd’hui leur identité, leur indépendance. Une véritable guerre avec l’état qui réplique en envoyant son armée, ses hélicoptères d’assaut, ses canons, ses tanks. A force de répression, de négociations et de concessions sur l’autonomie, le gouvernement a finalement obtenu un accord de cessez-le-feu. Mais dans l’île de Basilan, les quelques centaines d’hommes d’Abbu Sayyaf continuent les combats, les attentats et les procès devant les tribunaux islamiques. Quelques juges en turban, un piquet de bois et une salve de MI6, en guise de verdict, au nom d’Allah. Anny, notre médecin-chanteur reprend des forces avant de regagner son île. Elle sait que les commandos d’Abbu Sayyaf peuvent circuler grâce à la complicité passive des militaires locaux en échange d’une partie du butin. Pauvre Basilan! Petite île perdue dans les Sulu, prise entre les maladies du tiers-monde, les fous d’Allah et la corruption de l’Etat.

– De Taluqsangay à Tawi-Tawi, les derniers confettis du bonheur.
C’est un village de pêcheurs musulmans, sur la côte sud de Mindanao , avec des maisons sur pilotis, insectes gracieux et circonspects qui plongent leurs pattes dans la baie. Pas de tempêtes à Taluqsangay où le niveau de l’eau frôle le plancher des cases sans jamais le noyer. Demeures ouvertes à fleur de mer où il suffit de se laisser basculer par la fenêtre pour se retrouver en train de barboter dans une eau tiède et salée, douce à la peau. Devant soi, le golfe, ouvert et dégagé sur des kilomètres, jalonné de grandes îles, monticules verts sombres, entre mer et ciel, couronnées de nuages blancs, traînées légères, mélange d’eau et de vapeur de sel qui fait étinceler le décor. Entre les cases, des zones de navigation libre où des gosses de dix ans s’entraînent à la course sur des trimarans puissants, cabrés comme des dauphins. Sur leur passage, les grosses vagues font balancer des champs d’algue verte, épaisse et élastique, lourdes comme des coussins marins, richesse du pays que l’on récolte à la main avant de l’expédier aux usines de produits synthétique et de gélatine. On vit bien à Taluqsangay. Le dimanche, les hommes jouent aux dominos à même les passerelles de bambou et les femmes tiennent des casinos de fortune. Et seuls ceux qui le souhaitent répondent à l’appel à la prière lancé par l’imam du haut de la mosquée, tour blanche flanquée de dômes rouges, marqués du croissant et de la lune: un islam de tradition, paisible et rassurant. Filons..Laissons-les en paix. Un peu plus loin, à une heure d’avion, est le bout du chemin des îles, l’extrémité des îles Sulu, région de toutes les frontières, entre deux civilisations, entre deux barbaries, un petit caillou posé comme une ultime borne dans l’océan, un îlot si petit qu’on doit répéter son nom deux fois pour pouvoir la nommer: Tawi-Tawi. Déjà, la piste de l’aéroport a mangé une bonne partie de la surface de corail blanc. Ne reste que deux petits kilomètres de route jusqu’à la « capitale », un ramassis de baraques enchevêtrées autour d’une mosquée, d’un temple et d’une cathédrale démesurée. Il y a un restaurant « Al-Médina », le bazar d’Abubakar et on se salue d’un « Salam Allikum »…mais on se méfie des missionnaires de tous bords. les Frères Musulmans égyptiens n’ont fait qu’un rapide passage ici et les Iraniens, déçus par l’accueil, n’envoient que peu d’argent. Quant aux évangélistes protestants arc-boutés sur leur bible, Tawi-Tawi les tolère à condition qu’ils s’abstiennent de convertir ses habitants, témoin ce pasteur trop zélé abattu dans son église, il y a trois ans à peine. Ici, musulman ou catholique, on se rend à l’office avec des amulettes animistes serrés sous la chemise, on jette des sorts sur les photos des ennemis, sûr que la maladie n’est qu’une torture des mauvais génies. Ici, on croit en l’esprit du vent, des arbres et de « Bud Bongao », la grande montagne qui domine l’île et que l’on gravit, courbé vers le sol, des offrandes plein les bras. Au sommet, les bras étendus vers le grand sud, on embrasse à la fois la route des pirates de haute mer, la direction des côtes d’Indonésie et le premier port de Malaisie. Bornéo est là, à quelques heures à peine de hors-bord, terre sauvage peuplée de Dayaks à longues oreilles ou de petits hommes pâles et timides, les Punans, chasseurs à la sarbacane, fuient à leur tour, traqués par la déforestation et l’avancée inexorable des bulldozers. Philippines-Indonésie-Malaisie…Tawi-Tawi est en plein centre de ce triangle musulman qui s’éveille aux échanges économiques, pris par le démon d’un développement forcené. Voilà pourquoi l’île voit arriver des investisseurs de Zamboanga, de Manille, de Malaisie, de Singapour ou de Hong-Kong. Pour installer de vastes entrepôts, construire des usines de traitement d’algues, de calmars et de poisson. Voilà pourquoi cette petite bourgade perdue se mue brutalement en début de ville industrielle, occupée à fabriquer le nouveau tigre de demain. Il suffit d’investir, de lotir, de construire…Tout est or. Le butin est là! Et tant pis si on pille le corail précieux pour en faire des murs d’entrepôt, si on avale le sable fin des plages pour le mêler au ciment des constructions, si on jette de la boue et des ordures dans l’eau autrefois transparente et si les doux Samals, originaires de l’île, commencent à fuir vers d’autres horizons…Qu’importe! Il faut croître, grandir, prospérer, s’enrichir. Voilà le nouvel Eldorado. Plus tard, peut-être, on pleurera le paradis originel, celui que l’on aura massacré. Plus tard…Et ce sera trop tard. Alors vite! Respirons l’air de Tawi-Tawi ou de Taluqsangay, son sable blanc et ses eaux turquoises, écoutons le bruit du vent et de la mer porter ses histoires de montagne sacrée, de pirates et de gitans de la mer…Vite! Avant que le grand tigre économique n’ait tout avalé.

Jean-Paul MARI


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