Moattaz, 23 ans, échangé par l’Etat islamique.
Emprisonné pendant plus de sept mois, un ancien combattant de la rébellion a été libéré après le rachat, par son père, d’un jihadiste otage de l’opposition.
Moattaz, teint pâle et yeux bleus, devrait être mort. C’est lui qui le dit, calmement, comme une évidence. A 23 ans, ce jeune Syrien a passé sept mois, «presque huit», dans les geôles de l’organisation Etat islamique (EI). «C’est inespéré d’être vivant», dit-il. Durant sa détention, il a toujours été persuadé qu’il finirait décapité, ou avec une balle dans la tête. Le jour de sa libération, en mai, il n’y croyait pas : «Je pensais qu’ils me tireraient dans le dos.»
Moattaz doit sa libération à Yasser (1), un avocat syrien de 38 ans. Il est là, assis à côté de lui dans un café de Gaziantep, dans le sud de la Turquie. Il a la peau mate, des cheveux gris et ne cesse de s’interrompre pour répondre au téléphone. Yasser est un intermédiaire, chargé d’échanges de prisonniers entre l’EI et les groupes rebelles qui combattent l’organisation jihadiste. Le procédé reste le plus souvent secret. Mais il est n’est pas rare. «Les cas sont plus ou moins compliqués, mais il y en a régulièrement, de plus en plus. Les rebelles ont des centaines de prisonniers, l’EI des milliers, juste pour le nord de la Syrie», dit Yasser.
Torturé un jour sur deux
Moattaz s’est fait kidnapper en septembre 2014 entre la frontière turque et Alep. Il revenait de quinze jours passés chez ses parents, réfugiés à Gaziantep. «Je venais de récupérer ma voiture à la frontière et je repartais vers Alep. J’étais avec un ami, tout semblait normal.» A l’entrée de la ville d’Akhtarin, il aperçoit un barrage, comme il y en a tant d’autres dans le nord de la Syrie. Il n’y a que deux hommes armés, et aucun drapeau noir de l’EI. «C’étaient des Syriens. Ils nous ont demandé nos cartes d’identité et ont commencé à fouiller la voiture. J’ai compris que c’était Daech quand ils nous ont accusés d’appartenir à l’Armée syrienne libre [ASL, ndlr]. Ils venaient juste de prendre le village, pendant que j’étais en Turquie.» Avant de l’emmener, yeux bandés et mains ligotées dans le dos, un jihadiste lui glisse : «T’inquiète pas, tu resteras quelques mois en prison et tu sortiras.» Moattaz est séparé de son ami. Il ne l’a plus revu.
Le jeune Syrien est conduit dans une première prison à Al-Bab, un fief de l’Etat islamique. C’est une ancienne école pour filles, un bâtiment de deux étages. La geôle de Moattaz est au sous-sol. On lui donne une bouteille d’eau, «pour servir d’oreiller», et une couverture. La cellule est surpeuplée, 300 détenus environ. «Il y avait juste la place pour dérouler la couverture, on dormait serrés les uns contre les autres.»
Les tortures débutent quelques jours après l’enlèvement. Moattaz est suspendu au plafond par une corde attachée à ses bras ligotés dans le dos. Il est battu à coups de tuyaux en plastique. Les jihadistes veulent tout savoir. Qui il est, qui il connaît, ce qu’il a fait depuis le début de la guerre. Le cas de Moattaz est complexe. Il a fait partie de la rébellion au sein d’un groupe de l’ASL mais il l’a quitté depuis plusieurs mois, lassé de ne pas être payé alors qu’il devait aider sa famille exilée en Turquie.
Il hésite et décide de mentir, de nier tout lien avec la rébellion. Il sera torturé plusieurs fois dans les semaines qui suivent, un jour sur deux en général. Le plus souvent, il est accroché au plafond durant sept à huit heures. Les jihadistes lui mettent une couche pour éviter qu’il ne souille le sol.
Parfois, ils le forcent à rester debout durant des heures, face contre un mur, les bras levés. Quand il n’est pas torturé, il a droit à deux repas par jour dans la cellule, une pomme de terre et une galette de pain. Il n’y a qu’une latrine pour les 300 prisonniers. «Parfois il y avait de l’eau, parfois pas.» Seule une petite fenêtre assure l’aération de la geôle. Le matin, les détenus se voient dispenser des cours de charia par un Saoudien.
«Cela durait une grosse demi-heure. Il répétait toujours la même chose, que l’EI était très riche, qu’ils n’avaient besoin de personne, que le califat se suffisait à lui-même. Il disait que tous ceux qui combattent l’EI, même les musulmans, sont des kouffar [«infidèles»] qui veulent un Etat laïc et démocratique.»
Les bourreaux savent tout
Moattaz apprendra par hasard que l’école renferme une dizaine de cellules. «Un jour, on s’est plaint à un gardien qu’on n’avait pas assez à manger. Il nous a répondu : » Que voulez-vous que j’y fasse ? Vous êtes plus de 3 000, ici. »» D’après Moattaz, la quasi-totalité des prisonniers sont syriens. «J’ai vu un Pakistanais et il y avait une rumeur sur des Occidentaux, mais je ne sais pas si c’est vrai, je ne les ai jamais vus.»
Un «émir», un chef dans la terminologie de l’EI, passe de temps à autre dans les cellules et s’enquiert des conditions de détention. «On ne disait rien, on avait peur que les gardiens nous le fassent payer après.» Moattaz verra l’un de ses codétenus, un vieil homme, mourir après avoir été torturé. Un autre est devenu fou : il s’est recouvert de ses excréments avant de se jeter sur un gardien. Il sera abattu sur place.
Au bout de quelques semaines, le Syrien comprend qu’il ne sert à rien de mentir. Ses bourreaux savent tout de sa vie. «Ils connaissaient le nom de la brigade dont j’avais fait partie, ce que j’y avais fait, combien de temps j’y étais resté. Ils savaient même quand j’avais enlevé le drapeau de la révolution dans ma chambre. Ils ont des espions partout, c’est hallucinant.»
Les jihadistes lui annoncent qu’ils vont le placer sur une liste de prisonniers à échanger. Il refuse. «Je ne faisais plus partie de la rébellion, pourquoi m’aurait-elle échangé ?» A Gaziantep, le père de Moattaz se démène. Il sait que son fils est prisonnier de l’EI à Al-Bab. Il contacte Yasser, un ami de la famille. L’avocat a déjà fait libérer un jeune rebelle de l’ASL. Les jihadistes, malgré leurs discours ultraradicaux, sont prêts à échanger des détenus.
«En 2013, ils ne faisaient pas de prisonniers, ils les tuaient sur place, sur le champ de bataille. Mais à partir de début 2014, après que les rebelles les ont chassés d’Alep, ils ont compris que la guerre durerait et ils sont devenus plus flexibles. Aujourd’hui, c’est encore plus facile, ils ont besoin de récupérer des combattants et ils manquent d’argent», explique-t-il. Yasser a un plan. Pour gagner du temps, il compte racheter à un groupe rebelle l’un de ses prisonniers, un membre de l’EI.
Il fait le tour des brigades à Alep. L’une d’elle détient un jeune Koweïtien, un ancien juge de l’organisation jihadiste. Il a été capturé plusieurs mois auparavant dans un hôpital transformé en tribunal et en prison, où plusieurs otages occidentaux ont été détenus en 2013. «Dans la hiérarchie de l’EI, un étranger, et a fortiori un Koweïtien, a beaucoup plus de valeur qu’un Syrien. Comme on voulait aller vite, c’était la meilleure solution.»
La brigade demande 100 000 dollars (près de 89 000 euros) pour le jeune Koweïtien. C’est beaucoup trop pour la famille de Moattaz, aîné de treize enfants, et dont le père est chauffeur de taxi. Yasser demande à l’un de ses contacts d’intercéder. Après quelques semaines de négociations, la brigade accepte de livrer son prisonnier pour 15 000 dollars. Le père doit vendre son taxi, le passeport de sa femme au marché noir et récupérer de l’argent auprès d’amis, dont l’avocat, mais il peut réunir l’argent. La discussion avec l’EI commence. Ce n’est pas Yasser qui s’en charge. Il passe par un commandant du Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda, basé à Tall Riffat, une ville proche d’Alep. «C’est lui qui gère les contacts avec l’EI pour les échanges. Il sait qui appeler.»
Quelques jours plus tard, la réponse tombe : l’EI accepte, sans condition supplémentaire. Les jihadistes fixent un rendez-vous, une semaine plus tard, dans un village qui borde la frontière turque. «Soyez prêts», disent-ils. A Al-Bab, Moattaz n’est au courant de rien. Ses geôliers l’ont changé de prison après quatre mois de détention, il est emprisonné dans une autre école, située sur une colline. Il est persuadé qu’il va être exécuté. Quelques semaines plus tôt, il a été emmené devant un juge, un Saoudien. «Tu es un kafir [«infidèle»], tu as combattu l’EI. Tu es condamné à mort», lui a-t-il dit.
«Fais ta prière, tu vas être exécuté»
Dans sa nouvelle prison, Moattaz comprend qu’il y a deux sortes de détenus : ceux qui attendent de mourir, et ceux qui doivent être échangés. Un jour du mois de mai, peu avant le coucher du soleil, un gardien lui dit : «Fais ta prière, tu vas être exécuté.» Il lui bande les yeux et le fait monter dans une voiture. Au bout d’une demi-heure, elle stoppe sur une petite route au milieu des champs. Moattaz voit une autre voiture à 100 ou 200 mètres. «Marche !» lui ordonne un jihadiste. Moattaz obéit et ne se retourne pas. «Je n’osais pas, j’étais sûr qu’ils allaient m’abattre.»
L’avocat n’est pas loin. Il est venu avec une brigade rebelle, au cas où l’échange tournerait mal. «J’étais terrorisé. Il suffisait de rien, un coup de feu qui part, pour que tout dégénère.» Avec ses jumelles, il reconnaît Moattaz. Il fait signe aux rebelles qu’ils peuvent laisser partir le jihadiste koweïtien. Moattaz le croise quelques instants plus tard. Il ne comprend toujours pas mais se met à courir. «J’ai rejoint la voiture et j’ai vu mon père. C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé que j’étais sauvé.»
Il vit depuis avec sa famille, à Gaziantep. Il est resté traumatisé durant deux mois, ne parlant plus, cloîtré chez lui. «Même aujourd’hui, il est encore marqué. Il était beaucoup plus volubile avant. Il faisait des blagues, il riait», dit Yasser en le regardant. Moattaz acquiesce mais assure qu’il va mieux. Il doit encore prendre des médicaments pour relaxer les muscles de ses bras. Ses épaules, luxées à plusieurs reprises lors des séances de torture, ne le font presque plus souffrir. Il vient de se marier et cherche un travail.
«C’est comme si j’avais été extrait de la mort, je n’en reviens toujours pas.»
(1) Le prénom a été modifié.
Dessin Marcelino Truong
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