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Monde : affronter le réel

publié le 09/04/2025 par Jean-Paul Mari

Que faire, que voir, face au « narratif » imposé des vérités alternatives ? Peut-être simplement revenir à la réalité saisie sur le terrain, le reportage…

@olivierjobardphoto / Myop

Le « bruit » du monde

Il y a, ici ou là, des lieux, des moments, où l’on a le sentiment de se retrouver face au réel du monde. Un espace où le bruit du monde, parasite, fait de vidéos rapides sur TikTok, de rumeurs, de fake news, d’éditos enflammés et nuls réalisés par des garçons coiffeurs, d’actes d’accusation publiés par des procureurs autoproclamés, de reportages crachés par de pseudo-reporters… tout ce bruit qui fait qu’on ne sait plus faire la différence entre la réalité et un univers 2.0 qui n’existe que sur la toile.

Alors on s’habitue à voir, côte à côte sur les réseaux ou les chaînes numériques, défiler une guerre reconstituée en 3D, une série Z où les méchants tombent comme des mouches dans un nuage d’insecticide, et la photo d’un enfant de Gaza, mort, dans les bras de son père. Tout se vaut, n’est-ce pas ?

Se cogner le front et l’esprit

Et puis il y a donc ce type d’espace, bien réel, comme le Figra, à Douai, le rendez-vous des grands reporters d’images. Alors, on se rappelle, pour ceux qui l’avaient oublié, que le réel doit aller se chercher, à deux pas ou à l’autre bout du monde, pas à pas, image par image, à condition d’avoir pu se rendre sur place, de se battre pendant des semaines, des mois, des années pour certains films, pour finalement, après des semaines de montage, pouvoir être présenté dans sa sincérité, sa réalité, celle contre laquelle on se cogne le front et l’esprit.

Une semaine, 70 films présentés, des centaines de reporters, jeunes fous d’enthousiasme ou chevronnés marqués par les épreuves d’une vie de combat, parfois avec des blessés et des morts, de monteurs et de producteurs, autant d’épopées journalistiques, de making-of que personne ne racontera. À l’heure des prix, ils se réunissent, jugent, choisissent, pour extraire une poignée de lauréats dont chaque film nous raconte le monde tel qu’il est.

La guerre pour le droit commence sur le seuil de notre porte

Ce n’est pas toujours à l’autre bout du monde, c’est là, tout proche de Paris, à Bobigny, où le tribunal traite 150 000 dossiers par an, dont beaucoup de mineurs. Pour cette tâche écrasante, 15 procureurs à peine… Le titre du film le dit : Mineurs en peine, des procureurs en première ligne, d’Emmanuel Guionet. Le film a obtenu le Grand Prix du Figra des plus de 40 min, consécration suprême. Le front d’une guerre, pour le droit, commence parfois juste après le périphérique.

Les « salauds »

Et la guerre, la « vraie » ? L’Ukraine, bien sûr. Pas celle des tranchées, mais la guerre intérieure : contre les collabos de la Russie, les vrais et ceux accusés injustement. Ils sont pourchassés par une unité spéciale de renseignement, notamment dans les anciennes zones occupées par les Russes. Ils ont pris leur uniforme, les ont accueillis, aidés, informés… des « salauds ». Dans le film, on entend le bruit d’un interrogatoire. On entend les questions et les hurlements de douleur des suspects qu’on torture. Et le témoignage bouleversant de cette femme, sa maison occupée par des « orks », des soldats russes, son appartement pillé, elle-même violée à répétition, sa fille de 15 ans épargnée par son sacrifice.

Accusée de collaboration, elle finit par être innocentée par la justice. Pas par le tribunal de la rue , les voisins qui brisent ses fenêtres et demandent sa mort. Et sa fille, épargnée pendant la guerre, sera retrouvée « suicidée », couchée sur les rails d’un train. Collabos ! L’Ukraine face à ses traîtres, de Gwenlaouen Le Gouil. Prix spécial du Jury.`

Huit ans de travail pour un documentaire

Le viol encore, mais comme arme de guerre, thème du Grand Prix pour les moins de 40 min (Viols au Tigré : l’arme silencieuse, de Marianne Getti et Agnès Nabat), dans un pays et une guerre oubliés, au Tigré. Ou les enfants nés de viols, comme ceux des mères Yazidies. (Prix pour les droits humains +40 min, Irak, les enfants bannis, de Pascale Bourgaux. Huit ans de travail…) Elles ont été victimes, martyrisées par les islamistes de Daech ; elles le sont à nouveau, rejetées par leur communauté. Alors elles doivent cacher leur enfant qu’elles aiment, malgré tout.

Celles que personne n’écoute

Chez nous, c’est l’envers du décor : les mères infanticides (Mère à perpétuité, de Sophia Fischer, Prix Aïna Roger), où le courage est d’aller entendre ce que disent ces femmes enfermées à vie après avoir commis un crime que personne ne pardonne. Un récit dérangeant et bouleversant.

Le reportage ne se contente pas de raconter, il enquête. Oui, l’armée française, en Algérie, a utilisé les gaz, pas par accident mais comme une méthode. Algérie, sections armes spéciales, de Claire Billet (Prix Terres d’Histoire), le démontre. C’est clair, précis, implacable. Et irréfutable.

Un réel dur, parfois insupportable, mais solide.

Parfois, enfin, la réalisation du film est un miracle de volonté. Israël – Les ministres du chaos, de Jérôme Sesquin, produit par Yuzu. Prix Arnaud Hamelin. Remise en cause, une actualité qui chamboule tout, de retard dû à la frilosité des chaînes… monter, démonter, refaire, dix fois, cent fois,  c’est tout autant le producteur que le réalisateur qui ont sacrifié leur temps, leur énergie, leur argent pour faire aboutir un film marathon qui fait le portrait de deux ministres d’extrême droite israéliens. Et en dit plus long sur la politique actuelle de Netanyahou que bien des éditos politiques.

Le réel. Il est dur. Parfois insupportable. Mais solide. Loin du « narratif » d’un monde alternatif, il passe par le reportage, la sueur et le sang des hommes. Et nous dit le monde tel qu’il est. Pour mieux le comprendre et peut-être mieux se comprendre.