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Mormons: la montagne secrète

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

C’est une montagne de granit posée à mille huit cent mètres d’altitude, une masse compacte de roche dure tout près du ciel et loin des hommes, bien à l’abri des méchants, des inondations, des séismes et des catastrophes nucléaires, un énorme coffre-fort naturel dont on a creusé le ventre avec une religieuse excitation. Là, au coeur de la chaîne des Wasatch, à une trentaine de kilomètres de Salt Lake City et à deux cent dix mètres de profondeur, s’ouvrent six galeries protégées par des grilles, des caméras et de gros projecteurs, brillants comme les yeux d’un chat ouverts dans la nuit. On ne s’approche pas.


Derrière la grille interdite de la « Granite Mountain Records Vault », il y a une porte d’entrée lourde de quinze tonnes, des murs habillés de plaques d’acier, une source d’eau naturelle, un air filtré, une température égale de quinze degrés et une humidité constante. Que la guerre ou le monde menace d’ébranler la montagne et les portes se refermeraient automatiquement sur elles-mêmes, murant pour l’éternité dans le granit le trésor des Mormons: des dizaines de milliers de rouleaux de pellicule de 16 mm, l’équivalent de vingt six millions de pages sur microfilm, des clichés en noir et blanc, aussi secs que les caractères enregistrés sur les registres d’état-civil, les documents paroissiaux, les actes de naissance, les greffes des tribunaux, les hôpitaux ou les cimetières, tout ce qui tient la comptabilité des vivants ou des morts, de ceux qui passent par chez nous, le temps de laisser un nom, une date et un lieu, l’écriture minima d’une vie, le sujet-verbe-complément de la généalogie. Déjà, le granit de la montagne protège les noms de deux milliards d’individus, nés aux Etats-Unis, en Europe, en Asie, en Afrique ou en Papouasie Nouvelle Guinée. Le grand-oeuvre des mormons de « l’Eglise de Jésus Christ des saints des derniers jours » a commencé voilà prés d’un siècle, en 1894, quand les hommes de foi ont décidé qu’ils n’était pas juste qu’eux seuls, baptisés dans la seule vraie religion, s’avancent l’âme légère devant Dieu le jour du jugement dernier. Il fallait sauver le reste de l’humanité, les soixante neuf milliards d’êtres humains nés et retournés à la poussière depuis que le monde est monde. Il faut repêcher ceux qui n’ont pas pu entendre l’évangile selon Salt Lake City, retrouver leurs noms, les recenser, les porter ensuite vers le temple pour leur administrer la cérémonie secrète du baptême, celle que peuvent entendre seulement les initiés.
Deux milliards de noms, le début du catalogue des catalogues de la race humaine, tout un siècle de travail…Au début était « Le livre de Mormon » et l’histoire d’une vieille civilisation d’Amérique, de tribus d’Israël oubliées par la Bible et de la visite du Christ; un jour, dit le livre, son règne s’établira et les tribus d’Israël se réuniront autour de la « Sion d’Amérique », la ville où le prophète a conduit son peuple, Salt Lake City.
Premier miracle: ils ne sont pas tous morts dans ce grand désert salé, parfois torride l’été, souvent glacial l’hiver, toujours à l’écart des tentations terrestres. On est si loin de la Floride et de ses procès, de William Smith Kennedy accroché à sa barre, attentif à raconter à longueur de direct télévisé les détails d’un vrai-faux viol et d’une vie de gamin riche. Vade Retro…Ici, le désert est loin des plages, Dieu fonde la ville, les rues portent des noms pieux, l’ange Moroni souffle dans sa trompette de cuivre au dessus de la cité et les usines elles-mêmes ont la forme de temples. Salt lake la vertueuse s’astreint à l’étude, abhorre l’alcool, le tabac, la caféïne, le divorce et l’avortement et bat tous les records de fertilité avec des photos de familles en pente douce de l’ainé jusqu’au douzième enfant. Du coup, pour répondre à la formidable activité des mères et des facultés, il faut produire des milliers d’emplois chaque année. Deuxième miracle, Salt Lake est riche. Côté économique, on regarde vers l’aérospatiale, le bio-médical et l’informatique; côté spirituel, tout vrai mormon donne deux ans de sa vie et dix pour cent de ses revenus à son église et on file vers les huit millions de fidèles dans le monde avec un taux de croissance de cinq à six pour cent par an. A force de réussite, la secte de Joseph Smith est devenue une église, une vraie, avec un but final et quarante sept mille missionaires pour affronter Satan. Chaque mort baptisé est une victoire. Et qu’importe qu’il ait vécu comme un mauvais chrétien, un bon musulman ou un parfait mécréant! « Nous faisons la cérémonie pour les morts mais il est entendu que leurs esprits peuvent l’accepter ou la refuser…On ne peut contraindre personne à aller au paradis, » dit Tom Daniels, un des responsables de la bibliothèque de la Société Généalogique de l’Utah. Il est très mormon, bienveillant et raide, calme et cravaté, le costume gris et la voix grave.  » Vous savez que Dieu a pensé l’humanité en terme de famille… » Lui croit que les liens du sang vont au delà de la mort. Il tends le bras vers Temple Square, de l’autre côté de la rue: » ma femme et moi sommes allés là, trente neuf ans plus tôt. Mariés pour l’éternité. Ce qui veut dire que les enfants sont scellés à nous. Vous entendez: scellés. » Il pose ses mains à plat sur son bureau de vieux bois prêt à affronter les siècles à venir. D’un côté, il y a un plumier d’antan et un ordinateur où repose la mémoire des fichiers informatisés; de l’autre, la carte du monde où les immigrants cherchent d’abord leurs ancêtres. Les hommes pâles aux yeux bleus ont commencé par fouiller les îles britanniques et l’Europe, « ma famille vient d’Angleterre, d’Allemagne et de Suisse. Du côté de ma grand-mère, j’ai pu remonter jusqu’au quinzième siècle à Berne. » Deux cent personnes équipés de caméra courrent la planète à plein temps. D’abord, il y a les enquêteurs, ceux qui fouillent les paroisses, les mairies et les greffes et négocient avec les autorités le droit d’accès aux précieuses archives. Ensuite, viennent les opérateurs avec leurs grandes valise bourrées de matériel d’éclairage et de prise de vue: « En France, nous avons déjà microfilmé les registres des églises sur près de quarante pour cent des départements. Vous trouverez ici des choses que vous ne soupconnez pas sur votre pays. » Quand les mormons sont passés à l’ordinateur, la comission nationale de l’informatique et des libertés a fait interrompre le travail. Le temps d’envoyer ici une mission jeter un coup d’oeil sur les logiciels, de s’assurer que la quête ne s’intéresse pas aux vivants et de garantir aux Archives de France une copie gratuite des microfilms. Les mormons sont généreux même si on ne parle jamais d’argent à la table de Dieu. Et actifs. Ils courrent l’Europe, les Pays Scandinaves, l’Amérique Latine, l’Afrique du Sud, les Philippines, négocient déjà avec les pays de l’est et regardent d’un oeil doublement attendri, américain et mormon, s’abaisser ce rideau de fer qui leur cachait l’âme slave. Abbayes perdues de nos vallées, villages isolés des montagnes du Mexique, prisons du tiers-monde, registres des ports de la Nouvelle-Angleterre…Rien n’arrête les missionaires. « Nous en sommes à 115 OOO rouleaux, bourrés de noms, à raison de 1200 images par film. » Ils filment avec frénésie surtout quand ils ne rencontrent que des piles de papier rongés par l’humidité; ils filment avec méthode et la pellicule prend aussitôt la direction de Salt Lake vers l’immense bibliothèque de la Société Généalogique ouverte au public. « Trois mille visiteurs par jour, cinq mille rouleaux de nouveaux films par mois, huit millions de pedigrees de famille…Trouvez mieux, » dit avec un sourire timide Tab Thompson, le responsable de l’étage. Il a les yeux très bleus, l’air très sérieux, le noeud de cravate très épais et vit là au milieu des livres anciens et des visionneuses de microfilms où l’on vient du monde entier se pencher sur un passé englouti: « les visiteurs américains croient toujours qu’ils sont d’origine noble, descendants de passagers clandestins de grands voiliers ou de rebelles qui ont refusé la guerre en Europe…Mythe familial: les trois versions sont souvent fausses. Allez, venez, je vous emmène en Chine. »
A l’étage supérieur, Ellen Ly Fung contemple d’étranges images, mélanges d’arbre généalogique et de caractères chinois, posées comme des araignées sur l’eau. Les signes sont presque illisibles, le vieux document parle de vingt troisième génération, du règne d’un empereur lointain au nord-ouest de Shanghaï, en l’an 1027. Il faut sans cesse se référer aux livres, traduire les mots, les dates et les lieux..un travail de laboratoire. Au bout du chemin, il y a ces familles chinoises que l’on peut suivre jusqu’à mille ans avant Jésus-Christ, ou cette femme de Hong Kong devenue mormon qui a passé un mois à la bibliothèque pour établir sur huit siècles la liste d’une centaine d’ancêtres, aussitôt baptisés et sauvés pour l’éternité.
Course folle. Une armée de mormons travaille à temps plein d’un bout à l’autre de l’empire pour baptiser et sceller les familles de cinq millions et demi de personnes chaque année. Et ces humains ingrats qui meurent au rythme diabolique de cinquante deux millions par an! « En apparence, la bataille peut paraître perdue mais en réalité l’avenir est lumineux.. » rassure Tom Daniels en pointant son doigt sévère vers le ciel des mormons. « Nous avançons, pas à pas. Il faut avoir confiance en Dieu et la technologie. » Et cette multitude d’humains oubliés, ceux qui n’ont pas d’empreintes, pas de traces; ceux dont personne, à l’image des vieux indigènes polynésiens, ne peut réciter par coeur la généalogie sur soixante-dix générations?…Derrière son bureau, le mormon rassure le mécréant: » Un jour viendra le règne du Christ sur terre, le millénaire! » Ce jour là, murmure Salt Lake City, tous les temples du monde entier travailleront jour et nuit à baptiser l’humanité entière sous le regard éclairé du sauveur, de celui qui sait discerner les liens secrets des familles de l’univers, du plus grand généalogiste de tous les temps. « Nous ne sommes là que pour préparer le travail. Ceci est le plan de Dieu et nous devons l’accomplir. Nous n’avons aucun doute. » Soudain, le sourire du mormon est devenu plus chaleureux: « vous devriez fouiller dans nos archives. Qui sait? Nous avons peut-être des ancêtres communs. »


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