Mossoul : «Ils ne combattent pas, ils se suicident »
La tactique de guérilla jihadiste fait des ravages depuis une semaine. Les soldats kurdes, trop confiants et parfois mal organisés, continuent toutefois leur avancée vers le bastion de L’État islamique.
«Le convoi est passé trop loin.» Un silence, puis la même voix calme dans le talkie-walkie : «S’il revient vers moi, je me fais exploser.» Le major Maher rapproche l’appareil de son oreille. Il dit : «Il est dans une maison, on entend des femmes derrière.»
Râblé, teint mat et cheveux noirs, menottes neuves accrochées à son treillis, le major Maher est chargé d’écouter les conversations radio des jihadistes de l’Etat islamique. Il est posté avec des centaines d’autres combattants kurdes et quelques soldats de forces spéciales occidentales, sur les collines qui surplombent la plaine de Ninive, dans le nord de l’Irak.
Mossoul est à moins de 15 kilomètres à l’ouest, caché derrière les vents de poussière. Juste en contrebas des collines et du major Maher, le village de Faziliye, et, à 5 km, Bashiqa. Cette ville faisait partie des objectifs de l’offensive lancée le 20 octobre par les peshmergas. Sa reconquête devait permettre de sécuriser le flanc nord-est de Mossoul pour laisser l’armée irakienne partir à l’assaut de la ville. Mais Bashiqa n’avait, jeudi, toujours pas été reprise.
Les jihadistes se défendent avec des moyens limités mais redoutables : véhicules piégés, mines et snipers. «Ils ne combattent pas, ils se suicident. Ils n’ont de toute façon pas le choix. On a entendu leurs chefs qui leur disaient que s’ils abandonnaient et rejoignaient Mossoul, ils seraient exécutés», dit le major Nizar Gino.
Voitures-suicides
La tactique de guérilla jihadiste fait des ravages depuis une semaine. Trop confiants, trop impatients, trop divisés entre factions et groupes qui n’obéissent pas aux mêmes chefs, les peshmergas ont avancé trop vite. Ils ont déferlé vers Bashiqa sans se soucier des hameaux qu’ils longeaient. Ils se sont contentés de les encercler quand ils le pouvaient et de les surveiller.
Quand ils ont voulu réellement les reconquérir, pénétrer dans les maisons et tuer les derniers jihadistes, ils ont perdu bien plus d’hommes qu’escompté. Dès le lendemain de l’offensive, les combattants de l’EI sont repassés à l’attaque. Sur la seule journée du 21 octobre, ils ont mené 17 voitures-suicides depuis le village de Khorsabad. Les véhicules étaient cachés dans des cours de maison, des corps de ferme, des ruelles. «On les a vus en acheminer depuis d’autres villages, surtout depuis Faziliye», explique le major Nizar.
Le hameau voisin de Bakina est, lui, truffé de mines. Ce 21 octobre, elles explosent une à une, levant une fumée grise. «Il y en a partout», dit un peshmerga. Elles sont enfouies dans la terre des rues, cachées derrière les portes des maisons, dissimulées dans de vieux pneus ou des ordures. Il suffit de briser un fil invisible pour les déclencher. Les combattants kurdes chargés du déminage sont mal formés et encore moins équipés. Ils n’ont même pas de gilet pare-éclats.
Les blessés agonisants, les yeux révulsés ou inconscients, sont emmenés à l’arrière d’énormes pick-up américains noirs. Des ambulances les transportent jusqu’à un hôpital de campagne, le «centre de triage primaire». «Ils ne restent que dix minutes, le temps de les stabiliser et de les envoyer vers des hôpitaux. Nous ne les gardons pas plus longtemps pour ne pas être débordés quand d’autres blessés arrivent», explique Kadir, chirurgien.
4×4 blindés
Sur la ligne de front, les commandants kurdes observent et décident des offensives à mener depuis les collines. Des talus font office de fortification. Les peshmergas y ont bâti des postes de surveillance qu’ils ne quittent pas. Ils dorment dans de petits abris protégés du vent par de vieux tapis ou des bâches en plastique. Les Kurdes ont intercepté des messages radio d’«émirs» de Daech qui ordonnaient à leurs hommes d’attaquer la colline. Ils n’ont pour l’instant jamais obéi.
Le long du sentier de pierre qui relie les différents postes et menace de s’affaisser, on aperçoit parfois des forces spéciales occidentales. Des soldats canadiens, arrivés il y a deux semaines, ont garé leurs 4×4 blindés aux vitres opaques le long du talus et ont déployé des antennes de quatre mètres de haut. Un peu plus loin, des soldats d’une armée européenne sortent des missiles Milan des coffres de leurs voitures.
Le major Nizar a posé un pied sur le talus. Face à lui, la plaine et Mossoul. Au loin, des convois de blindés lèvent des tourbillons de poussière. Il pointe un champ rectangulaire aux oliviers parfaitement alignés. «Il reste des jihadistes là-bas, on les voit parfois.» Il continue son mouvement de bras et s’arrête sur un village d’où émergent des colonnes de fumée, Omarkanch.
«Aujourd’hui, c’est là-bas que nous combattons. Quand nous aurons gagné, les autres villages plus proches de nous seront isolés de Mossoul. Daech ne pourra pas envoyer de renforts et les lignes de ravitaillement seront coupées.»
Ce mercredi, les Kurdes surveillent le village de Faziliye, adossé à la colline à quelques centaines de mètres en contrebas. Un sniper, Dizgar, le scrute à travers la lunette de son fusil américain. Il s’est assis sur un siège de bureau sans pied posé sur un vieux pneu. Il se fait petit : «Il y a des snipers en bas.» Faziliye peut aussi s’observer à la jumelle.
Le village paraît calme, serein, comme s’il n’était pas encerclé par la guerre. On voit les maisons au toit plat bordées de cours, les rues droites et les ruelles perpendiculaires. Dans l’une d’elles, un groupe d’enfants. A la différence des autres hameaux de cette région de la plaine de Ninive, majoritairement chrétiens et yézidis, Faziliye est turkmène. Tous ses habitants n’ont pas fui. On aperçoit parfois des hommes qui marchent par petits groupes de deux ou trois. Ce sont eux qui intéressent Dizgar.
«J’ai compté sept combattants de Daech en tout pour l’instant. J’ai tiré sur l’un d’eux qui portait un lance-roquettes. Je l’ai touché à la jambe mais il a pu se cacher. Hier, j’en ai vu deux autres qui discutaient devant la grande maison rose à l’entrée du village. J’ai tiré, ils ont couru se réfugier à l’intérieur.» A force de scruter Faziliye, le sniper kurde a repéré un tunnel. Il est creusé dans la rue principale, sous une rigole. Il fait plusieurs centaines de mètres de long et rejoint un champ d’oliviers à l’orée du village.
En attendant d’attaquer Faziliye, les Kurdes l’écoutent. Les jihadistes discutent beaucoup. Les conversations sont souvent sans intérêt. «Ils râlent parce qu’ils n’ont pas assez de riz», dit le major Maher. Les repas sont assurés par des femmes du village. Des enfants les apportent à vélo aux jihadistes. Les combattants de Daech ont aussi leurs codes : «Panne générale d’électricité» signifie qu’il n’y a pas de frappes aériennes de la coalition.
La radio grésille à nouveau. «Vous pouvez nous aider ?» demande une voix en turc. «Abou Amadi, tu peux aller les aider ? Inch Allah, nous allons gagner cette bataille.» «Nous sommes derrière le grand générateur», reprend la première voix. Rien ne bouge dans le village. L’appel à la prière de l’après-midi résonne. Quelques silhouettes rejoignent une mosquée. «Qu’ils aillent tous au paradis», rigole un peshmerga.
«Ceintures d’explosifs»
Les combattants kurdes ne savent pas combien de civils vivent encore à Faziliye. En une semaine, seuls deux enfants ont quitté le village et rejoint la ligne de front. Ils sont venus avec un petit troupeau de vaches et de moutons. Mercredi, deux hommes fraîchement rasés et vêtus d’une tunique blanche se sont approchés. Les peshmergas ont tiré ; les deux se sont enfuis en courant. «On savait que c’était un piège. Ils avaient des ceintures d’explosifs», assure le major Nizar.
Les Kurdes se méfient des civils. Certains arrivent de plus loin, de villages proches de Mossoul et toujours contrôlés par l’Etat islamique. Le 21 octobre, deux pick-up kurdes ont déboulé sur la ligne de front à Nawaran. A l’arrière, une vingtaine de femmes voilées de noir et des enfants, âgés de quelques mois à une dizaine d’années. Il n’y a qu’un adolescent, famélique, livide, sale. Il n’arrive pas à garder la tête droite, il titube en descendant du pick-up. Les femmes semblent plus vaillantes. Ce sont elles qui déchargent les sacs de couverture et de vêtements.
Les combattants kurdes les font s’asseoir dos à un talus. Des voitures les encerclent. «Ce sont des civils, pas de soldat ici», dit un peshmerga à l’un de ses compagnons d’armes qui s’était approché. «Notre mission est de les protéger et de les transporter pour qu’ils soient interrogés», explique un policier.
Quelques minutes plus tard, des camionnettes arrivent. Les femmes se relèvent, reprennent sacs et bébés. Elles se répartissent dans les véhicules. Une adolescente n’a plus d’endroit pour s’asseoir. Elle apostrophe une femme plus âgée : «Et moi, elle est où ma place ?»
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