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Mossoul : la bataille perdue de Daech

publié le 02/07/2017 | par Luc Mathieu

Si la reprise de la mosquée Al-Nouri marque un tournant symbolique du conflit, les combats se poursuivent entre des jihadistes aux abois et une armée épuisée.


Photo Dans le vieux Mossoul, dimanche.  Photo William Daniels pour Libération

Quand le vent se lève, la vieille ville de Mossoul disparaît. Le ciel gris et brûlant, les murs sales des maisons ravagées, la poussière des gravats, plus rien ne se distingue, tout se mêle. Seule ressort parfois la puanteur de cadavres oubliés. Les forces irakiennes ont avancé jeudi et dévoilé un paysage post-apocalyptique. Elles ont gagné quelques centaines de mètres sur l’Etat islamique.

Cela paraît peu. Mais dans des venelles d’un mètre et demi de large où chaque pas risque de déclencher une mine artisanale, où chaque porte peut receler un piège, c’est beaucoup. L’avancée est aussi symbolique. Les forces spéciales se sont emparé de ce qu’il reste de la mosquée Al-Nouri et d’Al-Hadba, son minaret penché recouvert de mosaïques, le «bossu» comme le surnomment les Mossouliotes. Les jihadistes l’ont dynamité le 21 juin.

Ils ne voulaient pas que les soldats puissent parader et faire des selfies devant le minbar où Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife autodésigné, a fait sa seule apparition publique.

C’était le 3 juillet 2014, l’Etat islamique était au faîte de sa puissance. Jeudi, l’armée irakienne a commencé à déminer les ruines de l’édifice. «D’ici quatre à cinq jours, nous aurons atteint le Tigre. La victoire est une question de jours. Daech n’est plus qu’un pain de glace qui fond sous le soleil», souffle le général Sami al-Arthy, à la tête de deux divisions des forces spéciales irakiennes.

Dans la poussière de la vieille ville, à côté de son blindé noir frappé d’une tête de mort, Nasser, 23 ans, soldat dans les forces spéciales, ne dit pas autre chose. «Dans dix jours, deux semaines peut-être, c’est réglé. On sent que les hommes de l’Etat islamique n’ont plus le moral, qu’ils ne pensent plus qu’à s’échapper. Ils ne savent plus se battre alors qu’il y a encore trois semaines, ils étaient des combattants redoutables.»

La bataille a anéanti le vieux Mossoul. Pas une maison ne semble avoir été épargnée. Des toits se sont écroulés, laissant des blocs de béton pendre comme des guirlandes, seulement retenus par leurs armatures métalliques. Des voitures calcinées aux carcasses tordues disparaissent sous la chaussée.

Des cratères creusés par des frappes aériennes ont aspiré camionnettes et bulldozers. Quand les avions de la coalition ne bombardent pas et que les combats cessent, un silence profond se répand, imperméable aux bruits de la vie qui a repris dans les autres quartiers.

Tréteaux de fer

Jeudi, comme à chaque progression de l’armée irakienne, des habitants sont apparus au détour des ruelles. Exténués, sales, regards tristes ou joyeux de croiser des militaires. Ils n’ont que quelques sacs et sont entourés d’enfants. Une vieille femme a les yeux dans le vague. Seuls ses deux fils qui la soutiennent l’empêchent de s’écrouler. Devant une maison écrasée par un bombardement il y a dix jours, un homme reste à côté de deux sacs de plastique noir d’où s’écoule une odeur de mort. «Ce sont les restes de mes parents, on vient de les sortir», dit-il calmement. Un autre attend à ses côtés que les secouristes de la Défense civile extraient le cadavre de son père. Il reste une douzaine de corps sous les décombres.

La bataille de Mossoul n’est pas finie, mais les soldats sont épuisés.

Ils marchent lentement, s’accroupissent dès qu’ils le peuvent à l’ombre d’un mur éboulé ou d’un blindé. Ceux des forces spéciales n’ont en réalité jamais cessé de combattre depuis 2014. Ils ont mené les assauts à Samarra, Tikrit, Ramadi, Fallouja, Hit, Baji et désormais Mossoul. Le califat irakien est presque annihilé, mais l’enchaînement des combats les a usés.

Dans la cour d’une maison de la vieille ville au toit à moitié arraché, Ahmed, 29 ans, s’est avachi dans un vieux canapé. Il est 15 heures et la chaleur pèse comme un sac de ciment sur les épaules. Il fait près de 50 degrés. «Le plus dur n’est pas tellement la fatigue physique, mais celle liée à la perte d’amis au combat, dit-il. Si je ne compte que depuis le début de l’offensive dans l’ouest de Mossoul, j’en ai perdu quatorze. Mon frère aussi est mort durant un combat.»

Il sort son smartphone et montre les photos où il pose en riant avec chacun d’eux. «Au fond, ma vie se résume à la guerre.» Comme la plupart des autres soldats, Ahmed porte les cicatrices de ces offensives qui n’en finissent pas. Il est sorti il y a un mois de l’hôpital après l’explosion d’un mortier qui l’a blessé aux deux jambes et à un bras.

Dans la cour de la maison, l’un de ses copains montre son bras, transpercé par cinq balles qui ont laissé des cercles sombres sur la peau et une longue cicatrice. «J’ai aussi été touché au ventre par un éclat», dit le jeune soldat.

Depuis le début de la bataille de Mossoul, les blessés sont rapidement soignés dans de petits centres d’urgence qui se déplacent au gré de la ligne de front. Ils sont ensuite transférés dans des hôpitaux. Cette semaine, l’un des plus avancés est installé à côté de la mosquée Abou Zyan, à environ 500 mètres de la vieille ville, dans deux anciens ateliers. Il n’y a ni porte ni fenêtre et des machines-outils sont encore installées au fond, trop lourdes sans doute pour être pillées.

Les infirmiers ont installé cinq brancards sur des tréteaux de fer. Les cartons de compresses, seringues et perfusions s’entassent le long des murs. Des grappes de mouches bourdonnent autour de petites flaques de sang. Chaque jour, les blessés se succèdent, emmenés par de vieilles ambulances aux suspensions défoncées qui pilent devant les anciens ateliers. «Les blessures les plus courantes sont dues à des éclats de mortiers, de mines artisanales et de grenades.

Il y a aussi des blessures par balle, mais c’est moins fréquent», explique un infirmier. Les cadavres sont enveloppés dans une couverture puis déposés dans des sacs mortuaires. La guerre contre l’Etat islamique a décimé les rangs de l’armée irakienne. Les forces spéciales ont perdu 40 % de leurs effectifs, blessés ou tués, depuis le début des combats, selon le Pentagone.

«Seul Dieu a des yeux»

La guerre ne sera pas pour autant terminée avec la fin de la bataille de Mossoul. Avant même le début des derniers assauts contre la vieille ville, l’Etat islamique a répliqué à sa manière, brutale et rapide. Dans la nuit de dimanche à lundi, une soixantaine de jihadistes ont attaqué deux quartiers de l’ouest de Mossoul, libérés il y a quelques mois, Tanak et Yarmouk. Ils ont investi le premier, avancé vers le second.

Les habitants ont fui en quelques heures. Les autorités irakiennes ont d’abord blâmé des «cellules dormantes». La réalité est plus inquiétante. Les jihadistes n’attendaient pas cachés à Mossoul dans des caves ou des maisons abandonnées. Ils venaient de beaucoup plus loin, de Tall Afar, à la frontière syrienne, l’une des dernières villes irakiennes qu’ils contrôlent encore. «Ils ont marché durant une partie du trajet et ont réussi à passer nos lignes.

Ils avaient des informateurs qui leur ont dit comment éviter les check-points et parvenir jusqu’à Mossoul. Tout était prêt pour eux quand ils sont arrivés», explique le général Haider Fadhel des forces spéciales. Au moins un soldat a été tué lors de l’assaut. Aucun civil n’aurait perdu la vie, selon l’armée irakienne.

Un jihadiste a été capturé. Il a 11 ans. Les autres ont tous été tués, selon le général. «La plupart avaient des vestes explosives. Nous en avons abattu quelques-uns», affirme-t-il. Le cadavre poussiéreux de l’un d’eux, barbe et cheveux longs, pantalon court, était accroché tête en bas lundi matin au poteau cassé d’un feu tricolore.

«Ce sont les habitants qui l’ont mis là, pas nous», expliquait un soldat en faction. Quelques heures plus tard, le corps avait été décroché. Il gisait juste à côté sur un terre-plein. Des enfants lui jetaient des cailloux, lui défonçant le crâne.

Des adolescents criaient : «C’est un Pakistanais ! Non, un Afghan !» «C’est un Tadjik», hurlait un autre. Un homme d’une quarantaine d’années répétait : «Seul Dieu a des yeux et sait ce qui s’est passé.»

Le jour même, l’armée s’est déployée dans plusieurs quartiers de l’ouest de Mossoul, à plusieurs kilomètres de la vieille ville et de ses combats. En milieu d’après-midi, une vingtaine de soldats ont investi le quartier de Tal Ruman. Ils frappent aux portes métalliques des maisons. La plupart s’ouvrent. Ils pénètrent dans la cour, le salon, jettent un œil dans la cuisine, montent vers les chambres, observent les portes à l’arrière. «Regardez ce que vous voulez, et partout», dit un propriétaire bedonnant en offrant des graines de tournesol. Les inspections ne durent que quelques minutes.

Au coin d’une rue, deux blindés sont arrêtés. Des soldats ouvrent le coffre d’un Humvee noir. Un homme pieds nus en tee-shirt blanc est allongé. Il a une vingtaine d’années et l’air terrifié. Un militaire lui met une claque et le sort en le tirant par une oreille. Le jeune est poussé jusqu’à un commandant qui joue avec une petite barre de fer.

«Je n’ai rien fait, je n’ai rien fait», répète l’homme en gardant la tête baissée. «Quoi que tu aies fait, quoi que tu fasses, si jamais c’est pour Daech, tu es mort», crie le commandant. Un peu à l’écart, un soldat aux yeux bleus dit : «On le pousse un peu mais c’est pour lui faire peur. On veut qu’il travaille pour nous.» L’homme est ramené au Humvee où il récupère son sac. Il est libre. Il s’éloigne aussi vite qu’il le peut.

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