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Mourir pour Zala Anbesa

publié le 06/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Après trente ans de conflit, l’Ethiopie et l’Erythrée, deux des pays les plus pauvres du monde, aujourd’hui dirigés par deux anciens compagnons d’armes, n’auront connu que cinq années de paix avant de sombrer de nouveau dans une guerre qui risque d’embraser la Corne de l’Afrique


Ce matin, quelque chose a changé sur la route de Zala Anbesa. Un changement d’abord imperceptible que le paysage, visage minéral, refuse de dévoiler. Ici il pousse des pierres, qui feraient ployer les branches, énormes et ventrues comme des pastèques ; pierres blanches, ocre ou très noires, de basalte ou de granit, elles couvrent les flancs de la montagne, les chemins, les champs et le lit sec des rivières. On file à travers les hauts plateaux qui vont de la capitale de l’Érythrée, Asmara, jusqu’à la frontière disputée avec l’Éthiopie, on scrute les signes annonciateurs de la guerre qui a éclaté là-bas, entre deux pays frères de misère.

On traverse une région à la peau rêche et plissée, plantée de cactus, aux troncs de bois hauts comme des arbres gavés d’aridité. Ici, à trois mètres au-dessus du sol, des gamins noirs font du surf, genoux écartés, sur le dos de chameaux qui flottent, aériens, dans la poussière jaune du chemin. Là, étrange spectacle, une vieille femme accroupie donne de grands coups de bâton pointu dans le sol, une façon de bêcher. Pas un tracteur en vue en quatre heures de route. Pourtant, l’homme s’entête à labourer. Alors il pèse de toute sa maigreur sur un soc de bois renforcé d’une pointe en fer, s’époumone à pousser ses boeufs pour égratigner le sol d’un simple trait de charrue entre les cailloux : les paysans d’Erythrée sont des bagnards de la terre.

Ici on cherche à survivre. Mais un peu plus loin on n’hésite pas à se battre, à mourir pour un bout de désert disputé. Parfois, au sommet d’une colline, un panneau de fer annonce un village, sorte d’amoncellement de pierres plus ordonnées qu’ailleurs et quelques murs de parpaings sous le vert cru d’une église cubique surmontée d’une croix orthodoxe. Il y a toujours un marché, un dispensaire et une école ; et toujours encore, à la sortie du village, un grand enclos, large et imposant, autour d’un monument, le  » cimetière des patriotes « . 1961-1991 : trente ans de guerre, d’abord contre l’empire éthiopien de Hailé Sélassié, le négus, puis contre le même empire, couleur marxiste, de Mengistu, le négus rouge. Cent cinquante mille morts, un million de réfugiés, un peuple de blessés, de mutilés, de rescapés qui vivent avec 800 francs par an et dépassent rarement 50 ans. Un des Etats les plus pauvres du monde, saigné mais debout, rebelle et désormais indépendant depuis le référendum en 1993. Après, il y a eu cinq petites années de liberté et de paix… Jusqu’au 6 mai dernier.

Ce jour-là, des gardes-frontières éthiopiens et des soldats érythréens s’accrochent sur un coin de frontière enclavé, dans le triangle de Badme. Il n’y a pas de bornes sur cette frontière héritée de la colonisation italienne. La région touche celle du Tigré éthiopien, et les paysans d’Érythrée se plaignent de l’action des miliciens éthiopiens qui avancent sur leurs terres, les arrêtent, les harcèlent, parfois les tuent et installent leur administration dans une sorte d’annexion par fait accompli. Difficile d’y voir clair sur ce bout de montagne où les nationalités se diluent dans la vie en commun, le mélange des populations, les mariages entre voisins, le commerce du café, du miel et du tef, qui sert à fabriquer la galette quotidienne. Ici on est nomade ou paysan, habitant de la vallée, fils de la famille des Mazagou ou des Gebre Kidan, on parle de champs, de villages, d’étendues de cailloux… pas de cartes.

Six mois plus tôt, cependant, à Asmara, capitale de l’Érythrée nouvelle, des agents ont fait parvenir une carte de la région établie par un organisme allemand, le GTZ, à la demande du gouvernement régional du Tigré éthiopien. Et cette carte englobe quatre poches appartenant au territoire érythréen, dont la plus large dans le triangle de Badme. Vu d’Europe, il ne s’agit que de 400 kilomètres carrés de mauvaise rocaille, des  » miettes de désert « . Mais ici chaque pouce de terre, de champ, de vie compte, surtout quand on s’est battu trente ans contre Addis-Abeba pour avoir son pays, quand, à l’ouest, les islamistes de Khartoum font des incursions armées à partir du Soudan et qu’à l’est le Yémen revendique des îles érythréennes au centre de la mer Rouge.

Du coup, le 12 mai, six jours après l’incident frontalier, l’armée d’Érythrée avance dans le triangle de Badme. On se bat, il y a seize morts et la région s’enflamme. Addis-Abeba boycotte les ports d’Érythrée, déroute son commerce vers Djibouti. C’est l’escalade. Les Mig éthiopiens attaquent l’aéroport d’Asmara, la capitale ; ils ne touchent qu’un hangar et, sur la piste, un  » avion « , qui n’est en fait qu’une maquette de bois, un leurre bourré de kérosène. Les avions érythréens, eux, vont jusqu’à Mekele, la capitale du Tigré éthiopien, détruisent six avions au sol mais touchent une école proche : 44 morts, 135 blessés, les cris des mourants, les corps d’enfants montrés à la télévision d’Addis-Abeba, l’horreur. On mobilise. Du côté éthiopien, 120 000 hommes, des Mig 23, des hélicoptères et 350 chars de combat. En face, 40 000 hommes, peu d’avions, des chars, de l’artillerie, et l’art consommé du combat des Erythréens. Ce n’est plus une guérilla. Les Erythréens avancent, poussent loin en terre du Tigré, et on se bat désormais sur trois fronts.

A Asmara, la panique saisit les diplomates et les Occidentaux. Ils se ruent sur les premiers avions qui peuvent les évacuer… sous le regard imperturbable mais un brin ironique des habitants de la capitale. Une mission américaine arrive en catastrophe. Les Etats-Unis savent, eux, l’importance d’un conflit oublié par l’Europe, trop occupée par d’autres combats sur des terrains de football. Voilà des années qu’ils investissent des millions de dollars en Ethiopie, espérant assurer la stabilité de la Corne de l’Afrique, faire oublier l’échec cuisant de la Somalie et juguler le bouillant Soudan, islamiste et surtout antiaméricain. Et voilà que la région s’enflamme, au bord de la mer Rouge, entre Afrique et Arabie, entre pays frères à la fois musulmans et chrétiens ! On annonce à la va-vite un plan de paix qui prévoit l’arrêt des combats, la démilitarisation de la frontière, une négociation sur le tracé… et le retrait des troupes érythréennes : un  » détail  » rejeté par Asmara. Echec. Alors on a mobilisé l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), et quatre présidents africains ont fait la navette entre les deux capitales ennemies. Depuis huit jours les combats ont cessé, la trêve a l’air de tenir bon. Allons voir.

On file vers Zala Anbesa. On approche du front. Soudain, le plateau s’élève comme une défense naturelle. Ici, au-dessus de la plaine, un piton de 600 mètres de haut, pointu et incurvé comme une monstrueuse canine ; là, à 2 kilomètres, une énorme roche noire , veinée et puissante comme une molaire, et d’autres blocs encore, monstrueuses saillies dont chacune, sentinelle de pierre, regarde vers la frontière. Toutes ensemble posées en arc de cercle sur le paysage, elles dessinent une énorme mâchoire de pierre prête à se refermer sur les proies humaines aventurées entre ses mandibules.

A partir de là, tous les véhicules sont enduits de boue séchée, pour mieux se camoufler du regard de l’artilleur ennemi. On croise les premiers tanks lourds, des T54 soviétiques, encaissés derrière un muret, et au fond d’une ravine, un camion chargé d’une batterie de multitubes, les  » orgues de Staline « . Et partout des 4 x 4 porteurs de mitrailleuses bâchées, entourées d’ombres en kaki, légères et indolentes, soldats érythréens aussi calmes au repos qu’en première ligne sous le feu. Ils sont jeunes, minces, légers, silencieux, souvent chaussés de sandales, toujours sans casque et sans gilet pare-balles. Avec des airs de Nord-Vietnamiens, bodoi égarés en Afrique. Parmi eux, beaucoup de femmes, cheveux de jais, teint café, peau lisse, combattantes gracieuses et terribles qui laissent battre à chaque foulée un fusil d’assaut kalachnikov sur leurs hanches de princesses. Celles-là aussi savent ramper vers le front et égorger une sentinelle.

Voilà Zala Anbesa. D’abord un poste-frontière gardé par un soldat qui tend une cordelette en travers de la route ; puis l’entrée du village, l’ancien bureau d’immigration éthiopien, vitres et portes soufflées, les premières maisons aux murs troués par les obus, les façades criblées d’éclats et de balles. Silence. Oui, quelque chose a changé dans cette ville cyclope qui a un oeil sur le front. Hier encore, dans le centre quasi désert enlevé par les Erythréens, quelques civils éthiopiens tenaient boutique et des soldats traînaient au soleil dans les rues. Il y avait un tank à la sortie de la ville, posté derrière un remblai de terre rouge, canon face à la montagne. Au loin, une grande plaine lisse et droite avant les premières tranchées, un canyon profond, et en face, sur les hauteurs d’une falaise écrasante de blancheur, l’armée éthiopienne accroupie derrière ses chars, ses mortiers, ses canons lourds….toute la mortelle quincaillerie de la guerre .

Zala Anbesa a été pris le 3 juin après vingt-quatre heures de combats. Une semaine plus tard, les Ethiopiens ont lancé toutes leurs forces dans une contre-offensive. Douze heures de bombardements intensifs et des hommes qui se jettent en masse, à l’iranienne, traversent le canyon et plantent leurs ongles au bord du plateau. De ce côté, les combattants d’Erythrée ont plié un peu, puis ils ont nettoyé les tranchées à la kalachnikov et installé leurs mortiers, par groupes de trois pièces, avec cinq à six servants, le téléphone sur l’oreille : d’abord une salve synchronisée, avant le retrait vers l’abri dérisoire d’un muret de cailloux, juste le temps, une trentaine de secondes, d’attendre la volée d’obus, réponse des Ethiopiens ; puis le retour vers les mortiers, indifférents à l’enfer, aux morts et aux blessés qu’on emporte dans un drap accroché à une branche d’arbre. Nouvelle correction de tir, nouvelle salve d’obus de mortier, précis, mortels. Au soir de la bataille, les Ethiopiens avaient reculé jusqu’à la falaise, la contre-offensive avait échoué, et des combattants de 16 à 40 ans, peau noire blanchie par des traînées de sueur et de sel, revenaient au pas, cartouchières sur l’épaule, le bras levé, sourire fatigué mais tranquille et une bouche terrible, ironique et mordante :  » On les a battus. Une fois de plus !  »

Depuis, à Zala Anbesa, tout était redevenu calme, paisible. Mais ce matin des camions de combattants attendent, silencieux et tendus, à l’abri de murets. Le tank, posté à la sortie de la ville, a fait retraite derrière la dernière maison de Zala Anbesa, rejoint par d’autres T54. La raison ? Elle arrive sous la forme d’un énorme claquement de bouche à ma droite et d’un déchirement de l’air, comme un morceau d’acier froissé par le ciel, sur la gauche. Mortier lourd de 120 millimètres, orgue de Staline, énorme canon de 130 millimètres, les obus venus d’en face s’écrasent autour de la rue principale, et les artilleurs érythréens répliquent par salves. Assis sur un bout de trottoir, un capitaine, oeil droit grand ouvert mais vide, cicatrice d’une ancienne bataille, explique que le feu, nourri, a repris dès 7 heures du matin. Une énorme déflagration derrière une maison lui fait à peine lever le nez. Ce n’est pas le cas du fonctionnaire de l’information, chargé de me contrôler. Il bat des bras, gesticule, terrifié, et ordonne le repli. Peu importe, l’essentiel est dit : la mission de l’OUA a échoué.

Érythréens, Tigréens d’Éthiopie… Ceux-là ne devraient pourtant pas se battre. Ce sont les Érythréens qui ont tenu le flambeau contre Mengistu le rouge, ce sont eux qui ont fourni aux gens du Tigré les armes russes récupérées sur les champs de bataille, qui leur ont appris à se battre contre la dictature d’Addis-Abeba. Front populaire de Libération de l’Érythrée et Front de Libération populaire du Tigré, deux mouvements presque homonymes, dont les dirigeants sont amis, parents. Le Premier ministre d’Éthiopie, Meles Zenawi, originaire du Tigré, et son frère d’armes, le leader érythréen Issayas Afeworki – protestant de bonne famille, dirigeant en sandales, aussi spartiate que son peuple -, ne sont pas des chefs de bande mais des hommes politiques, moulés par la souffrance d’une guérilla de trente ans. Au jour de l’indépendance de l’Erythrée, Meles Zenawi a fait le voyage jusqu’à Asmara pour applaudir cette sécession qu’il ne pouvait que concéder.

Alors ? Alors, depuis, il y a eu tous les princes de l’empire, les Oromos, les Somalis et surtout les Amharas, qui grinçaient parce qu’on amputait l’Éthiopie éternelle.  » L’Érythrée, c’est un désert. Qu’est-ce qu’ils vont manger ? Du sable ? » a lâché, méprisant, un diginitaire Amhara. Donner l’Erythrée, perdre le port d’Assab, l’accès à la mer Rouge ? Et pourquoi pas, bientôt, le Tigré, terre natale de Meles Zenawi ? Zenawi le traître ! Le négus, lui, blanc ou rouge, n’aurait pas permis cela ! Et puis il y a eu cette Érythrée rebelle, toujours insoumise, qui a eu l’audace de tourner le dos au birr éthiopien pour créer sa propre monnaie, le nakfa, et d’augmenter ses droits de douane. Bagarre sur la monnaie, bagarre sur les ports. Crispation du pouvoir régional du Tigré, nationaliste, qui fait retracer ses cartes et monter les enchères, bref, un conflit de souveraineté, d’économie, de puissance.

Et Meles Zenawi, tigréen et Premier ministre d’Ethiopie, un pistolet politique sur la tempe, obligé de surfer malgré lui sur une vague qui menace de l’engloutir. Et qui risque de déboucher sur une recomposition politique de toute la Corne de l’Afrique, entre le Soudan belliqueux, Djibouti la riche, la corrompue, la fragile avec les féroces Afars sur sa frontière, et la Somalie, toujours l’esprit échauffé par le qat et un goût pour les armes. Tout un continent surchauffé, qu’Henry de Monfreid connaissait bien mieux que nos distraits diplomates. Il faudrait que l’Erythrée cède, recule, retire ses troupes des zones qu’elle revendique.

 » On nous reproche de ne pas avoir géré ces territoires, alors que nous ne sommes indépendants que depuis cinq ans ! Absurde ! dit un haut fonctionnaire à Asmara. Ces terres sont à nous, témoin ces cartes issues de la colonisation italienne. Que des cartographes de l’ONU viennent sur place placer des bornes ! Nous accepterons le résultat. Mais remettre en question ces frontières, c’est remettre en question toutes les frontières coloniales d’Afrique. Autant prévoir des dizaines de guerres à venir.  »

Dans un café proche de la frontière de Zala Anbesa, un homme à la jambe brisée, visage émacié sous une chevelure noire et crépue, a commandé un thé rouge, brûlant et sucré. Razané a 43 ans, une ancienne et vilaine fracture qui le fait boiter, et seize ans de guérilla derrière lui. L’ex-commandant de la guerre de libération a été démobilisé en 1991 avec une petite prime, histoire de devenir commerçant ou chauffeur de taxi. Quand il a entendu le bombardement sur Asmara, il a repris son uniforme et s’est précipité vers la frontière, comme quarante mille autres vétérans. On a essayé, timidement, de lui dire qu’il était trop vieux, que sa patte folle l’empêcherait de sauver sa vie sur un champ de bataille, mais le vieux loup a grondé, terrible :  » Mes hommes sont là. C’est moi qui les ai formés !  »

L’expulsion des Érythréens installés à Addis-Abeba, humiliés et jetés sur les routes, a fini de creuser le fossé. Razané l’ex-commandant a suivi la bataille de Zala Anbesa :  » Qu’on nous en donne l’ordre et on peut les enfoncer, prendre Mekele, à 100 kilomètres en territoire éthiopien.  » Un silence.  » Reculer ?  » Il se tait et vous regarde comme un combattant résistant à la soif, à la faim, dur à la fatigue, à la douleur, souvent blessé mais jamais battu en trente ans de guérilla. Puis il finit son thé rouge, allume une cigarette et dit :  » Maintenant, je vais rejoindre mes hommes.  » Et il sort en claudiquant, tête droite.

JEAN-PAUL MARI


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