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Muhammad Yunus: la banque des pauvres

publié le 12/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Il y a des termes qui paraissent incompatibles. Comme « Pauvres » et « Banque ». Au mieux, on conçoit que les premiers puissent lorgner sur la seconde mais la relation se termine habituellement en prison. Quant à la banque, vieille dame appliquée et sage, elle ne regarde jamais les garçons des rues. Dites « Banque des Pauvres » en public et vous verrez aussitôt l’assistance se figer, comme si vous veniez de lâcher une grossièreté. Pourtant, quelqu’un a osé. Muhammad Yunus, Bengali musulman au regard de philosophe éclairé, professeur d’économie formé sur les campus américains, aujourd’hui directeur de la puissante banque « Grameen ». Attention! Yunus est un dangereux révolutionnaire, le genre d’homme capable d’énoncer un concept, de l’appliquer et de transformer l’ordre des choses. Aujourd’hui, sa « banque des pauvres » est présente dans 58 pays dont la Chine, les Etats-unis, l’Afrique du Sud et la France et prête 22 milliards de dollars aux pauvres parmi les pauvres. Et seulement à ceux-là.
Tout a commencé en 1974, lors de la terrible famine du Bangladesh. Cette année là, un flot de morts-vivants déferle sur les grandes villes du pays. Les affamés sont des pauvres sages. Squelettiques, ils ne parlent pas, s’allongent doucement sur les trottoirs et attendent la fin: « Ils étaient partout » se rappelle Yunus, « ils ne scandaient nul slogan, n’attendaient rien de nous. » Le Bangladesh n’est pas un pays, c’est une tragédie à ciel ouvert. Huit cent trente habitants au kilomètres carrés, cent vingt millions d’habitants entassés sur un delta marécageux, régulièrement balayée par les raz de marée, comme une humanité qu’un dieu pervers aurait posé sur une bande de sable plat, face aux vagues de l’océan. Les pilotes des grandes lignes aériennes redoutent cette région au ciel secoué par des orages monstrueux et, après un cyclone et son cortège d’inondations, on ne survole qu’un paysage englouti, où flottent pêle-mêle les cadavres gonflés d’hommes et d’animaux. Secoué par le spectacle, Yunus pose ses livres et bat la campagne, à la recherche d’une solution à l’inacceptable: la misère. Muhammad Yunus est un banquier qui vous raconte des histoires d’hommes.
Dans le village de Jobra, il rencontre une paysanne de vingt et un ans, Sulfia Begum, nom de princesse et vie de damnée, qui tresse quatorze heures par jour des tabourets de bambous. Chaque jour, elle achète son bambou à des intermédiaires, tresse un tabouret, le vend, rembourse l’usurier à…10% d’intérêt par jour. Bénéfice: 5O païsa. Dix centimes! Yunus en a les larmes aux yeux, met la main à sa poche et se retient. L’aumône ne met pas fin à la misère, elle la perpétue. La charité est une forme de mépris. Lui prêter l’argent du bambou, c’est la libérer de l’usurier, la rendre maître de son travail, briser le cercle, l’enrichir. « la pauvreté est une prison » dit Yunus,  » il ne faut pas envoyer un colis mais abattre les murs de la prison. » Aussitôt, il fait évaluer les besoins en crédit des quarante deux familles de ce village de crève-la-faim. Le résultat est écrasant d’insignifiance: 27 dollars, moins de 150 francs! De quoi acheter leurs produits, les revendre. Réparer des pneus, confectionner des sandwichs, des parfums, des bougies, des chaussures, des parapluies ou de l’huile de moutarde? Yunus avance l’argent, les paysans achètent du bambou, une vache, du lait ; ils investissent, produisent, économisent et…remboursent. Révélation: les pauvres sont solvables: « parce qu’ils n’ont pas le choix » explique Yunus, « Pour eux, le crédit est une question de survie. » Aujourd’hui, les gens de Jobra mangent trois fois par jour et les femmes vous tirent par le bras pour vous montrer leur richesse: un lit tout neuf, à une place, pour toute la famille. Impensable autrefois. Yunus n’est pas satisfait de son initiative personnelle, il décide d’en faire une institution: la « Grameen », banque rurale, basée sur le crédit solidaire, est née. Pendant plus de vingt ans, il va surmonter tous les obstacles, la lourdeur des administrations, la répulsion de l’aristocratie des banques, la méfiance des responsables politiques, la peur panique des paysans terrorisés par ce saut hors de leur condition d’intouchables, les critiques acerbes puis les tentatives de récupération de la banque mondiale dont Yunus refuse les prêts! « Comment avez-vous fait pour réussir? » lui demande-t-on aujourd’hui; « C’est simple. Nous avons regardé comment fonctionnait les autres banques et nous avons fait exactement le contraire! » Sa méthode, basée sur la confiance, est faite de lenteur et de patience. Pas de garanties, pas de papiers, pas de police. On prête à des groupes de cinq femmes, convaincues et solidaires. Au Bangladesh, en pays musulman. Au début, Yunus n’a pas hésité à attendre, dans la rue, sous la pluie, en silence, que les femmes du village, murées derrière leur voile, finissent par faire demander à l’étranger ce qu’ils pouvaient bien leur vouloir. Qu’importe l’hostilité des maris, les imprécations des mollahs qui accusent la Grameen de vouloir convertir la population au christianisme, envoyer les femmes en esclavage ou les tatouer sur les bras avant de les jeter dans un bordel. Qu’importe si, aujourd’hui encore, des paysans jettent à terre les employées de « Grameen » qui osent les visiter, -les dévergondées!-, à bicyclette! Aujourd’hui, dix pour cent de la population bénéficie des prêts de la banque de Yunus, douze millions de personnes, avec un taux de remboursement de plus de 90 %, bien mieux que les performances des grandes banques: « Le Crédit est un droit de l’homme » affirme celui qui veut « en finir avec la pauvreté, ici et maintenant ». A ceux qui lui rétorquent que la « Grameen » n’est qu’une solution exotique, utile certes mais limitée au tiers-monde, Yunus montre ses résultats, en Norvège où le microcrédit a permis de repeupler des îles; dans les réserves indiennes d’Amérique du nord où les indigènes ont abandonné l’alcool; à Chicago et dans l’Arkansas, au coeur des villes des Etats-Unis, où des femmes ont pleuré de joie en déchirant leur carte d’aide sociale. La « Grameen » s’exporte dans le monde entier, en Asie, en Afrique, aux Etats-Unis, en Europe…Et ça marche! « C’est un transfert de technologie du tiers-monde » sourit Yunus. Son secret. Un truc vieux comme le monde. Quelque chose de profond, d’oublié, englouti comme un trésor perdu: la confiance dans l’homme. « Le système que nous avons crée refuse de reconnaître les gens » constate Yunus. « Seules les cartes de crédit sont acceptées. »
Jean-Paul Mari.


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