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Mystérieuse Moyenne-Égypte

publié le 01/06/2015 | par Erik Bataille

Les traces de pas, à peine visibles dans le sable, pointent vers le grand mastaba brun ocre, le contournent avant de disparaître dans un trou. «Trop tard!» râle Luc Watrin, un des très rares égyptologues à connaître la région. Une dernière respiration et nous basculons dans le boyau percé par les pilleurs.


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Cent mètres de glaise brute et de moiteur caniculaire où nous rampons longtemps. Incapables de forcer les énormes blocs de granite noir de l’entrée principale, ils ont attaqué la brique millénaire par le côté, puis creusé un passage vers la crypte. Maintenant vide, exceptés une colonie de chauve souris et un sarcophage de granite clair sans couvercle.

Nous pourrions être Flaubert ou Chateaubriand, remontant le Nil au XIXème siècle. Pourtant, nous ne sommes qu’à Dahchour, porte de la Moyenne Égypte, à deux heures au sud du Caire.

Pour rejoindre la cuvette lacustre, il faut se perdre sur des pistes encombrées de charrettes et d’ânes. Louvoyer entre des canaux bordés de citronniers au feuillage vert sombre et des casuarinas à l’écorce en dentelle. Le toupet fleuri de joncs flotte au moindre souffle et des milliers d’ibis mouchettent de blanc le décor bucolique. Les femmes portent des châles rouges, les enfants jouent dans le sable et les paysans en galabiya travaillent la terre.

Quand la brume matinale se dissipe au dessus de la palmeraie de Menschiya el Bikka, on ne voit qu’elle avec ses flancs de calcaire blanc et ses lignes brisées. La pyramide rhomboïdale de Snefrou, initiateur génial de l’architecture pharaonique.

Pourtant, insatisfait du résultat, il recommence son ouvrage, à côté. Cent mètres de pierres aux reflets rouges qui, plus tard, inspireront son fils Khéops pour sa grande pyramide. Le site est exceptionnel au point que des milliers de taupinières trouent maintenant la mer de sable qui s’étend jusqu’à la palmeraie. Ahmed, le gardien des lieux est blasé.«Ils étaient des milliers à piller le site en 2011, lors du coup d’État» Profitant de l’absence des autorités, les villageois «ont creusé pendant trois jours et trois nuits», à la recherche du moindre trésor…

Vingt ans de troubles religieux ont isolé la Moyenne-Égypte qui fut au cœur du pouvoir pharaonique dès l’ancien Empire. Fournissant hommes et matières premières aux trente dynasties qui vont se succéder de Snefrou à Cléopâtre. Mille cinq cents ans d’une histoire exceptionnelle dont la matrice a toujours été le Nil.

Du haut des djebels qui ouvrent sur le désert arabique, on ne voit que le fleuve et le vert dense de ses berges. Près de 95 % de la population y vit sur à peine 7 % de territoire. Sans ressources autres que l’eau et un sol chiche en ressources minières, l’Égypte n’a ni le pétrole de l’Arabie, ni le gaz des Émirats. Le limon du fleuve a longtemps été sa seule richesse avec le génie de ses élites pharaoniques.

Les villages ne sont jamais loin du fleuve. Qu’ils soient musulmans ou coptes! Parfois ils se mêlent comme Bardanouha où la rue principale en terre est bordée d’échoppes où seule l’entrée est éclairée par le jour. On marche entre les paniers de tomates d’un rouge cru et des étals de courgettes déclinant toute les nuances du vert. Des quartiers de viande tournoient lentement dans un air saturé d’odeurs lourdes et sucrées.

Tous les fruits et légumes d’Égypte s’empilent ici sur des paniers de raphia. On se faufile entre ânes et triporteurs, jusqu’à buter sur un grand mur d’un beige lumineux orné de croix coptes. Des hommes discutent, un fusil à la main. Ils sont détendus mais surveillent la grille ouverte sur une cour bordant l’église qui vibre d’une rumeur sourde.

Longtemps discret par peur des représailles, le clergé copte n’a jamais été aussi puissant. Fort de 15 millions de fidèles, il réinvestit l’espace après les violences de 2011. Dans la campagne, des dizaines de campaniles concurrencent les minarets. On profite des réparations tolérées par le nouveau gouvernement pour agrandir et bâtir, parfois sur plusieurs étages. La fièvre semble toucher tous les monastères.

Pour rejoindre celui d’Abou Fana, il faut rouler longtemps vers le désert. La brume matinale, saturée d’odeurs de végétal est traversée par des apparitions. Un fellah à cheval ou cet homme accroupi près d’un feu, le fusil à la main. Les bas côtés virent progressivement au jaune lumineux. Et soudain, du désert, jaillissent quarante cinq mètres de campanile sous une croix. Reste à franchir l’enceinte gardée par des hommes lourdement armés. Comme chaque vendredi, la communauté se retrouve ici, en paix. Des moines, calottes et robe noires, vaquent au milieu des familles.

Dans un jardin, une femme déroule sa couverture à l’effigie du nouveau Pope, à l’ombre d’un bananier tandis que des ouvriers s’affairent dans la nouvelle basilique en construction où les dômes de briques ocres prennent forme sous la nef monumentale.

Une quarantaine de pères vivent ici sous la conduite d’Abou Mettaoui. «Depuis janvier, nous avons irrigué des kilomètres carrés de sable, au goutte à goutte, planté des centaines de manguiers et d’orangers » Avec ses rangées d’oliviers striant les collines à perte de vue et ses étables pleines de vaches grasses, le monastère est une entreprise prospère.

A Amir Tadros el Sharkin aussi, on construit derrière la muraille ocre séparée du Nil par un simple chemin de terre . Abou Daniela, le supérieur, autrefois vétérinaire et marié, a de grandes ambitions pour le vallon de Beit el Kalalli qui borde la cour principale. «Ce sera le plus grand lieu de séminaire du gouvernorat de Minieh. Les pèlerins viendront par milliers!»

A Drunka, le chantier est permanent. Chaque mois d’août, comme à chaque grande crue annuelle du fleuve d’avant le barrage, cinq millions de pèlerins se réunissent dans ce monastère aussi vaste qu’une ville avec ses hébergements, ses églises et ses cryptes rupestres.

Au cœur de la Moyenne Égypte, Minieh avait séduit Ibn Battuta dès le XIVème siècle. On y venait pour ses palais et sa douceur de vivre. Jusqu’à la destitution de Morsi il y a trois ans, quand elle s’est embrasée. Mikael, patron du seul établissement luxueux de la ville, n’oublie pas ces jours d’émeute où «ce fut l’enfer pour les coptes. Une trentaine d’églises brûlées, les magasins pillés, des rafales d’armes automatiques…».

Encore moins ses deux blessures par balle et arme blanche, «pure jalousie financière!». Pourtant, il reste, investit dans son hôtel et rêve de tourisme. Comme Salah Ziada, le nouveau gouverneur musulman espérant le retour du buste de Néfertiti «illégalement conservé» par le musée de Berlin. S’il nous la restitue, des millions de touristes voudront la voir».

En attendant, le gouvernorat gère comme il peut son immense patrimoine architectural. Avant notre tournée des grands sites, Mikael nous invite dans son village de Sheikh Abadi. il en est le parrain bienfaisant, comme son père avant lui. A la fois maire, juge de paix, sponsor de la pharmacie, il arbitre les conflits, parfois violents, d’une communauté copte où l’honneur et la vengeance sont des valeurs fondamentales depuis deux mille ans.

Ce soir, comme chaque mois à la pleine lune, les hommes se regroupent sur la berge pour une pêche miraculeuse mais interdite. Les plus jeunes s’immergent dans l’eau opaque et ceinturent les roseaux d’un long filet. Ils glissent ensuite la nasse sous le radeau végétal qu’ils taillent à la serpe avant de haler l’ensemble sur la berge. Une tonne de perches et de tilapias qui frétillent dans un ultime réflexe.

Au nord de Minieh, la rive orientale offre des paysages parmi les plus somptueux d’Égypte. Des lieux intemporels où villages et sites archéologiques occupent le même espace. Comme Akoris et son cirque à flanc de montagne. On traverse les parcelles de terre où les hommes cultivent la luzerne dont les femmes, le soir, nourrissent buffles et chèvres. Des enfants jouent à l’ombre d’une voûte antique bordée de colonnes. Puis on remonte vers les crêtes, Les maisons, toutes simples, se mêlent progressivement à des ruines byzantines et romaines.

Comme si la vie actuelle n’était que le prolongement des temps anciens. Les femmes continuent à broyer les sebah, les briques millénaires, pour enrichir la terre. Une pratique pourtant «strictement interdite» selon Anouar, l’inspecteur. On continue à travers buttes et vallons, de coursives en arcades, piétinant tessons de vaisselle romaine et byzantine, avant de fouler la rampe de calcaire qui mène à l’éperon où fut creusé le grand temple de Néron. Une simple trace continue le long de la falaise, jusqu’au temple de Sobek où traînent encore des momies de crocodiles. Plus au sud, une stèle monumentale de Ramsès III, le pharaon guerrier, surplombe le Nil et des villages où l’accueil est toujours chaleureux.

Au premier contact, les yeux s’écarquillent devant le voyageur, si rare. Puis viennent un signe de la main, un sourire timide et une invitation à rentrer. A Bersche, village entièrement copte, l’hospitalité est telle que la moindre balade prend des heures. Il faut partager une galette de blé avec Marina, boire un thé chez Simon l’épicier ou se faire photographier avec Esther et ses enfants. A Mahabda, escale musulmane sur le fleuve, les sourires sont aussi francs. Comme à El Badari, Khan el Kebir, Matma…

Parfois, la quiétude se dilue dans la tension. Comme à Deirut, où burqas et barbes salafistes rejettent le visiteur. Melawi aussi est une ville terne depuis le pillage de son musée archéologique en 2013.

Plus au sud, Tel Amarna, capitale éphémère d’Akhenaton, attend les budgets de fouille sous un reg désolé. Quelques rares vestiges et six tombes rupestres dans la falaise. Protégées par de lourdes portes de métal, leurs fresques exceptionnelles échappent encore aux pillards. «Une simple représentation de ce pharaon ou de son épouse, la sublime Néfertiti, se négocierait des dizaines de millions sur le marché parallèle» s’enflamme Luc Watrin.

Après avoir renié le dieu Amon, Akhenaton fait bâtir une nouvelle capitale 350 kilomètres au nord de Thèbes et «instaure la première religion monothéiste avec le culte d’Aton.» Il impose une nouvelle esthétique, baroque et naturaliste, dont ces fresques de balayeurs dans la tombe du grand prêtre et la chevelure ciselée du pharaon et de Néfertiti dans celle d’Aï.«Elles sont inestimables» insiste Luc! Son royaume ne durera que dix-sept ans avant de revenir à Thèbes sous Toutankhamon.

De Hermapolis Magna, nécropole mythique de Thot, le dieu le plus prestigieux de l’Ancienne Égypte, il ne reste que des fresques dans la tombe-chapelle de Petosoris de et des centaines de milliers de momies d’ibis et de babouins conservées dans des catacombes sous le désert. Ces représentations du dieu attendent l’éternité dans des jarres de terre, des caisses rongées par le temps ou simplement empilées dans des cryptes. Ce vendredi, des classes d’enfants jouent dans le sable, près du monumental puits romain profond de 35 mètres. Non loin de sa noria qui se dessèche au soleil.

Raconter les richesses archéologiques de cette Moyenne Égypte, si méconnue, serait fastidieux. Il faudrait aussi voir le soleil se coucher sur Zawiyet el Mayatin et ses milliers de tombes en forme de coupoles, serrées comme les œufs d’un nid sur les pentes du djebel. Explorer les 39 sépultures princières de Beni Hassan dont celle de Khety, si surprenante avec ce couple coïtant et des danseuses en postures de yoga. Gravir les dunes qui peu à peu recouvrent la nécropole de Meir. Ou rêver au milieu des cannes à sucre devant le mausolée de Sheikh Hussein. Sans oublier les tombes royales de Fraser, et tant d’autres sites!

Assiout, l’ancienne capitale de l’esclavage à la croisée des pistes menant vers les oasis, est aujourd’hui une ville austère que les affrontements récurrents entre communautés ont isolé. Un simple pont relie la rive occidentale où quelques bateaux touristiques embarquent des familles pour une brève sortie loin du tumulte, à la promenade sinistrée de la corniche, Même son souk, si traditionnel, ne se découvre qu’avec une escorte.
Plus au sud, la route file le long d’un canal étroit taillé dans la roche du djebel Tazza. Un simple affluent du Bahr Youssouf creusé par les anciens égyptiens il y a près de 4 000 ans.

Trente kilomètres avant Sohag, le Nil s’étale entre des îles basses où broutent des ânes solitaires. Sur les bancs de sable à fleur de flot, des pêcheurs ravaudent leur filet ou réparent une barque, nonchalants. Devant la muraille ocre du djebel Alexandre, la vie du fleuve ne cesse jamais, du lever au coucher de soleil. Des bacs antédiluviens, des felouques élégantes ou de simples embarcations embarquent familles et travailleurs pour l’autre rive et son mur d’orangers.

Sohag est lumineuse! Si elle a perdu le charme des vieilles cités, elle a gagné en sérénité. On y oublie la tension d’Assiout pour flâner sur ses rives où les façades modernes et claires encadrent le fleuve, jusqu’aux petites maisons en brique ocre des faubourgs cernés de champs. Quelle que soit l’heure du jour,

il y a toujours quelqu’un qui cueille des fraises, bine d’énormes pommes de terre ou récolte les oranges. Des petits murets délimitent les parcelles les plus précieuses. Celles où de délicates fleurs noires et blanches donneront bientôt des «foul balach», le haricot préféré des Égyptiens; ou ces choux-fleurs géants qui se balancent sur leur tige, un mètre au dessus de la terre grasse.

Un nouveau pont relie Sohag à Akhmin, quartier populaire en attente de fouilles. Si la statue monumentale de Merytamon a retrouvé son socle, les deux pieds colossaux de Ramsès traînent toujours dans la glaise. Plus à l’ouest, deux monastères résistent depuis le V ème siècle. Saint Pshoi, le «rouge» est une forteresse vide aux murs de briques brûlées par 1 500 ans de vent du désert.

Si la cour intérieure ne compte plus que quelques colonnes où perchent les pigeons, l’église abrite les plus somptueuses peintures coptes du pays. Non loin, Saint Chenouté dit «le blanc» conserve ses murailles en calcaire, ornées d’encorbellements et de portes massives empruntés au temple d’Isis voisin dont il ne reste que des pierres et un autel dans les gravats.

Encore plus au sud, le site de Wanini couvrait plus de 35 hectares sur la rive ouest avant d’être pillé par les musulmans au Xème siècle. C’est le monopole de fouilles d’une équipe franco-allemande qui tente de relever les murs du temple de Ptolémée XII. Des assistants égyptiens grattent délicatement le plâtre cachant les anciennes idoles et les femmes aux voiles trop suggestifs tandis que des ouvriers extraient, selon les anciennes techniques, des blocs de 32 tonnes.

Abydos est la dernière frontière avant le sud, Ville sainte des premiers rois d’Égypte, elle les enterra dans le désert et bâtit les premiers cénotaphes dont le grand temple de Sethi I. Il faut franchir sa façade monumentale, trop «restaurée», avant de se perdre dans sa forêt de colonnes.

A quelques centaines de mètres de là, une équipe américaine creuse à la limite du djebel. Elle travaille sur une tombe qui s’enfonce sous la montagne, sur plus de 300 mètres. Un long boyau où l’on rampe longtemps. La température et l’hygrométrie rendent vite la descente infernale. Au deuxième pallier, il faut abandonner veste et lunettes tant l’on suffoque dans la moiteur asphyxiante.

On plonge alors dans le deuxième puits, d’échelles branlantes en passerelles fragiles. Puis on se contorsionne une centaine de mètres sous le reg écrasé de soleil jusqu’au seul vestige encore atteint: la fausse porte rituelle, gravée dans la pierre, qui rappelle que l’on atteint les frontière de l’au-delà.

Cent mètres au dessus, une cinquantaine d’enfants de tous âges se passent, à la chaîne, les seaux de sable retirés d’un trou ouvrant sur une autre tombe. «Peut-être celle d’une dynastie inconnue» rêve déjà Luc!


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