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Naufragés en Mer de Chine

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

C’était au 28ème jour du voyage, la jonque dérivait, moteur cassé, au milieu de la mer de Chine, l’eau montait à l’intérieur de l’embarcation et plus personne n’avait la force d’écoper. Une cinquantaine de réfugiés, la moitié des passagers, étaient déjà morts de faim et de soif, et on avait jeté leurs corps à la mer. C’était au 28ème jour, une dizaine de jours après que la route des Boat-people ait croisé celle d’un grand navire américain, l’USS Dubuque et que son capitaine ait refusé de prendre à son bord les survivants, hommes, femmes et enfants. Ce jour-là, juste avant le coucher du soleil, trois hommes parmi les plus forts se sont approchés de Dao Cu Cuong, 31 ans, et ils ont dit qu’ils avaient besoin de lui pour se nourrir, trouver la force d’écoper, pour survivre.


A côté de Cuong, Haï son meilleur ami s’est interposé : « Je leur ai dit qu’on ne pouvait pas tuer un homme et le manger. Je leur ai dit que Cuong était encore vigoureux. Mais ils ne m’écoutaient pas »
Allongé sur le plat-bord, les yeux clos, Cuong était mourant mais conscient. Il a murmuré : Ne me tuez pas. Attendez demain, je serai mort. » Les trois hommes avaient des bâtons et un couteau ; personne n’avait la force de leur résister. « Ils ont pris Cuong, l’ont traîné à l’arrière du bateau et l’ont tenu par les pieds, la tête dans l’eau jusqu’à ce qu’il ne remue plus. Puis ils l’ont décapité, et ils l’ont mangé » raconte Haï.
Neuf mois après, dans ce camp de réfugiés de Palawan aux Philippines, Haï n’arrive toujours pas à évoquer cette histoire sans avoir aussitôt la voix étouffée par les larmes. Il avait rencontré Cuong dans les prisons du Vietnam. Ensemble, du fond de leurs cellules, ils avaient longtemps rêvé de cette fuite sur la mer de Chine, du long voyage et de retrouvailles avec sa fiancée là-bas en Californie. Cuong, l’ami était mort, noyé, découpé et mangé. Il n’était que la première victime. Haï était aussi sur la liste.
En grand uniforme blanc, Alexander G. Balian a l’esprit tranquille. La main sur le coeur et sur ses 22 médailles de vétéran du Vietnam, le commandant de l’USS Dubuque répète : « Je n’ai commis aucune faute. J’aurais fait la même chose si ma propre mère s’était trouvée à bord de cette jonque. Mon équipage m’a mal informé sur l’état de l’embarcation. Si j’avais su la vérité, je n’aurais jamais laissé ces réfugiés perdus en mer. » C’était il y a quelques jours à peine devant la Cour Martiale de Subic Bay, la plus grand base militaire américaine aux Philippines. Le capitaine de la Navy risque d’être relevé à vie de commandement, quelques milliers de dollars d’amende et jusqu’à quatre ans et trois mois de prison. On lui a proposé un discret placard administratif, il a préféré la cour martiale.
Deux bateaux se sont rencontrés un matin de juin en mer de Chine, l’un de 180 mètres de long, fait d’acier et bourré d’hommes forts voguait vers l’ouest ; l’autre de 15 mètres sur 3, en mauvais bois et habité par des mourants dérivait vers l’est. Chacun a continué son chemin, jusqu’au bout.
Voilà onze ans que Haï cherchait à quitter le Vietnam. Le jour, il était tailleur dans la banlieue de Saïgon (Ho Chi Min), la nuit, il courait la ville pour préparer le grand départ. D’abord contacter la famille et les amis, intégrer une filière ou la créer, collecter au minimum une once d’or (37 grammes) par personne pour payer le passage et les pots de vin aux flics et aux milices, puis organiser les achats de riz et de gazoil, sac par sac, bouteille par bouteille, pour ne jamais éveiller les soupçons, et surtout, trouver le propriétaire d’un bateau, un moteur et un bon navigateur… Trois à six mois de préparation pour chaque tentative. Depuis 1975, un million et demi de Vietnamiens ont quitté leur pays. Au début, c’était pour fuir les persécutions politiques, puis pour échapper au chaos économique et aux tracasseries quotidiennes, et enfin, parce que le mouvement est devenu collectif, que l’espoir a quitté le ciel du Vietnam, parce que « la vie chez nous n’a plus d’avenir et que la vie ailleurs est meilleure. »
En 1980, Haï est retenu à Ho Chi Min ville, son frère, son frère et sa soeur partent. Et ils réussissent. Dans sa boutique de tailleur, Haï, le soir relit sans cesse leurs lettres venues de Californie. En 1981, il part vers la Côte sud et se fait arrêter à 350 kms de Ho Chi Min : sept mois de camp de rééducation. En 1982, tout le « réseau » se fait prendre la veille du départ, mais le responsable du groupe arrive à corrompre les policiers et ils sont tous relâchés. En 1983, Haï arrive jusqu’à la Côte, au Cap Saint-Jacques. Nouvelle arrestation, six mois de prison. Un an plus tard, le petit tailleur exulte. Son bateau quitte les plages vietnamiennes, file vers la limite des eaux territoriales et tombe nez à nez avec un bateau garde-côte. Cette fois, Haï passe deux ans en camp de rééducation où il rencontre son ami Cuong. Ils ne se quittent plus.
1977-1988, dix tentatives et dix échecs. La onzième le conduit un soir de Pentecôte dans le delta du Mékong, au bord d’une rivière à Ben Tra. La jonque, aplatie à l’avant, n’est pas faite pour la mer, le pilote n’a jamais dépassé l’estuaire et le vieux moteur de 125 chevaux laisse entendre un vilain bruit. Qu’importe! 110 personnes, tapies dans la brousse, attendent la nuit pour partir juste avant le lever de la lune. Il y a là Haï le tailleur et Cuong, inséparables, et Anh, une fragile étudiante de 19 ans accrochée aux bras de son frère et de son père ; et Xuan, 51 ans, ancien capitaine de l’armée du sud, seul mais solide et très bon nageur, il vient de passer dix ans dans un camp de rééducation, « trois bols de riz par jour, douze heures de travail aux champs, sept jours sur sept ». A côté, une femme serre contre elle un bébé de trois mois ; il sera le dernier enfant à mourir. A l’avant du bateau, personne ne remarque cet homme de 33 ans, un ancien élève officier, endurci par quatre années de prison et neuf tentatives d’évasion. Minh, est doté d’une résistance, d’un sang froid et d’une volonté hors du commun, le sens de la survie au-delà de l’humain diront plus tard effrayés les survivants.
Quand la lune se lève, ce dimanche 22 mai 1988, la jonque a déjà quitté le port de Ben Tra, descendu le long de la rivière et dépassé l’estuaire en direction de la haute mer. Les 110 réfugiés ont emporté avec eux de quoi boire et manger quatre jours, juste le temps de gagner la Malaisie au sud-ouest. A bord, il n’y a pas de mécanicien et pas de pompe pour vider l’eau embarquée à chaque vague. « Tout le monde avait le mal de mer, raconte Anh l’étudiante. Assis, on pataugeait jusqu’à la taille dans l’eau salée, le mazout et les vomissures. La peau nous brûlait. Les enfants pleuraient sans arrêt. »
La nuit suivante, le moteur tombe une première fois en panne. On bricole, il repart en toussotant. A Six heures du matin, on aperçoit l’ile vietnamienne de Con Son, l’endroit est bourré de patrouilles militaires et de navires soviétiques, le pilote prend peur et fait demi-tour. A bord, on frôle l’émeute : « On n’avait pas fait tout ça pour abandonner aussi vite, dit un réfugié. Après trois heures de discussion, le pilote finit par accepter de reprendre la route. Le moteur, lui, refuse et s’arrête. La jonque dérive un jour et une nuit. Quand le moteur repart, le pilote a perdu son chemin. La mer de Chine n’est pas une rivière et on tourne en rond.
Au troisième jour, le pilote montre une montagne qui émerge de la brume « Vung Tau », le cap Saint-Jacques de l’ancienne Indochine. Sauvés! Cette fois, tout le monde est d’accord pour abandonner. On jette l’ancre en attendant l’obscurité. Avant de regagner le Vietnam, les réfugiés changent de vêtements et se débarrassent de toutes leurs provisions : les derniers sacs de riz et de nouilles passent au fond de la mer. Tout est prêt pour un retour discret. Au matin du quatrième jour, le moteur repart immédiatement et s’arrête. Plus de carburant. On se bat contre le vent avec une bâche comme voile. Echec, la côte s’éloigne. On jette l’ancre, elle n’accroche plus rien. La marée est contraire, la brume estompe la montagne, la côte a disparu. Sans eau, sans nourriture, la longue dérive a commencé. Elle va durer 1000 kilomètres et trente huit jours.
A fond de cale, les réfugiés catholiques tombent à genoux, et ils prient pour avoir de la pluie ou croiser un cargo. Il pleuvra quatre fois à peine et aucun bateau ne s’arrêtera. Minh le dur s’affirme comme un chef à la tête froide, il organise le rationnement et les corvées. Le bidon à la main, on écope jour et nuit, par groupe de trois. Tout homme qui peut vider 200 litres d’eau de mer reçoit en récompense un demi bouchon de jerrican d’eau douce. Et les navires marchands? « On en a croisé plus de cinquante raconte Xuan l’ancien capitaine de 51 ans. On faisait brûler nos vêtements pour attirer leur attention. Certains bateaux passaient à quelques centaines de mètres, d’autres nous frôlaient à moins de 20 mètres. On a reconnu des inscriptions en japonais et même un drapeau allemand, pour les autres, on ne sait pas. » Hommes, femmes et enfants se meurent, ils implorent du secours et on les contemple du haut d’immeubles flottants battant pavillons civilisés. Anh l’étudiante se souvient de ces rencontres : « La nuit, ils nous observaient avec des projecteurs ; le jour, on voyait des marins debout sur le pont. » Et les cargos passent leur chemin. Sûrs de leur impunité. Le douzième jour, un cargo apparaît à moins de 100 mètres ; une demi-douzaine de réfugiés, rendus à moitié fous par la soif et la faim, se jettent à l’eau et nagent vers le bateau. Le cargo accélère et les hommes se noient. Qui dira ces crimes multiples, anonymes, silencieux? Pour eux il n’y aura jamais de procès.
Le quatorzième jour, un homme pousse un cri et s’effondre mort d’épuisement. Au seizième jour, Anh l’étudiante fragile s’est retrouvée seule au monde, son frère aîné est mort le matin et son père l’a quittée le soir. Au dix-septième jour, cinq hommes disparaissent sur un radeau. Les autres boivent leur urine, avalent de l’eau de mer et meurent de convulsions. Au dix-huitième jour, il n’y a plus aucun bateau à l’horizon, plus personne ne peut tenir debout et le bébé a cessé de pleurer. Minh le dur finit par craquer : « J’étais à l’avant du bateau. J’ai regardé devant moi la mer sans fin. Derrière moi, les enfants mouraient. Au fond du bateau, l’eau sale montait. Je me suis dit « assez! celà suffit ». Il arrache une grosse planche et se jette dans le vide de la mer de Chine. Cinq autres le suivent et nagent en poussant le radeau. « Après deux kilomètres, un homme a eu une crise de malaria et il est monté sur le radeau, on a commencé à couler. J’ai réussi à faire demi-tour vers le bateau. » Minh a survécu, grâce au délire d’un autre.
Jeudi 9 juin 1988, dix-neuvième jour, en plein milieu de la mer de Chine mer, par 12° 17 de latitude nord et 114° 21 de longitude est, à 380 kilomètres au nord-ouest de la terre la plus proche aux Philippines. La mer est plate comme de l’huile, la jonque est immobile, il n’y a pas un souffle d’air. A 8 heures 30 du matin, au moment où le soleil brûle déjà le pont, Xuan l’ancien capitaine croit voir un point sombre flotter sur la ligne d’horizon. Il cligne des yeux, se passe des yeux sur le visage et regarde encore. Le point noir grossit.
« Move it! Remuez-vous les fesses! » fulmine comme toujours le capitaine Alexander G. Balian, commandant de l’USS Dubuque. Le navire de guerre américain a quitté le port de Sasebo au Japon et pousse ses moteurs pour foncer vers le golfe Persique. Là-bas, les Iraniens et les Américains jouent à cache-cache à coups de vedettes lance-torpilles et de missiles. L’Occident a besoin de pétrole. Et Balian a une mission : arriver au plus vite sur la zone de combat pour renforcer la septième flotte. Alors il force ses machines et ses hommes et demande le maximum, comme toujours : « Je suis du genre fonceur dit ce fils d’immigrés arméniens de 48 ans, décoré de la Silver Star gagnée dans le delta du Mékong. Quand vous bossez avec moi, il faut faire le boulot, tout le boulot, et comme il faut. » Un an plus tôt, Balian a trouvé l’USS Dubuque en pleine déconfiture : « La moitié des gens étaient assis sur leur cul, à ne rien faire et contents d’eux. Et les armes ne tiraient pas et le plan de marche n’était pas respecté! » Balian le « trouble shooter » a secoué sa nuque de taureau et remis un peu d’ordre dans tout ça. Son équipage a les yeux rouges de fatigue et la moitié des hommes le haïssent. Mais le bateau fonce. 16500 tonnes, 180 mètres de long, deux hélicoptères, 29 officiers, 396 marins et la capacité d’embarquer jusqu’à 900 Marines… Une belle machine de guerre qui fonctionne à coups de « Yes, Sir! » et de « No, Sir! »
Sur la jonque, les réfugiés debout pleurent de joie en voyant le drapeau américain flotter à moins de 100 mètres d’eux. Xuan, le bon nageur, plonge vers le bateau avec trois autres hommes et avance, frénétique et ressucité, vers la coque du Dubuque. 100 mètres à peine… C’est déjà trop pour l’un des nageurs qui ralentit et se couche dans l’eau, mort, noyé à quelques brasses de l’Amérique. Xuan et les autres agrippent la « Monkey Line », la corde qui pend le long du bastinguage. « Retirez les cordes! » ordonne Balian de son poste de commandement. « Débarrassez-vous d’eux! » traduit, brutal, un officier sur le pont. « J’ai du secouer la corde quatre à cinq bonnes secondes, le réfugié était costaud et il résistait bien » dira un marin imbécile devant la cour martiale. A mi-hauteur, le nageur est retombé à la mer. Trois bouées de sauvetage sont jetées aux réfugiés et un mégaphone leur demande de revenir vers la jonque.
Balian n’est pas inhumain, il a déjà recueilli des réfugiés mais le règlememnt stipule que les embarcations doivent être en danger ou hors d’état de naviguer. Et Balian est un homme de règlement. Un canot de sauvetage tourne autour du noyé et s’approche à trois mètres de la jonque. Personne ne monte à bord. Un marin US d’origine vietnamienne traduit, l’officier transmet par talkie-walkie et Balian interroge, écoute et décide.
Sur la jonque, Minh le leader expose la situation: « Je leur ai dit : « Nous sommes en mer depuis près de vingt jours, l’eau rentre dans le bateau, nous n’avons plus rien à manger, vingt personnes sont mortes. » On transmet.
– « Ont-ils un moteur? » demande Balian.
– « Pas de moteur » soufflent les réfugiés. L’officier transmet. Balian rugit, et repose la question. L’officier se raidit :
– « No, Sir! Pas de moteur, Sir! »
Mauvaise traduction, mauvaise transmission, mauvaise information… Balian affirme qu’il a cru que la jonque avait déjà fait la moitié du chemin à la voile et que les réfugiés n’avaient besoin que de provisions.
Minh écoute la réponse venue du bateau : « On nous a dit surtout de ne pas couler notre bateau. Le navire américain ne pouvait pas nous prendre, il partait pour une zone dangereuse mais on viendrait nous chercher d’ici deux jours. On ne laisserait aucun de nous mourir. » Minh baisse la tête : « On les a crus. On a eu confiance. »
Deux heures plus tard, le canot américain revient avec des caisses d’oranges, de pommes et de pamplemousse, du riz cuit, du jambon en boîte et 200 litres d’eau dans des sacs poubelles. Les réfugiés se jettent sur les provision, un sac d’eau se déchire. Le marin interprète fait passer à Minh une carte avec une flèche et une inscription en vietnamien : « Allez vers le soleil levant. » Sur l’USS Dubuque, on prend des photos et des films vidéo. A bord de la jonque, des réfugiés squelettiques lèvent leurs bras vers le ciel, les autres attendent immobiles et invisibles, trop épuisés, à fond de cale. « Incroyable. Personne sur le Dubuque n’a compris pourquoi on les laissait » dira l’assistant médical du navire.
10 h 30 : l’USS Dubuque relance ses machines. En avant toutes vers le Golfe Persique! A nous l’Iran! « La liberté, arrivée à toute allure par l’Est, est repartie tout aussi vite deux heures plus tard par l’Ouest » a dit le procureur devant la cour martiale.
Adieu Dubuque. Cette fois-ci, les réfugiés sont définitivement seuls. Pour l’heure, ils sont heureux et dévorent toutes leurs provisions. Dans deux jours, quelqu’un viendra les secourir, c’est promis!
Ils ont attendu longtemps, les yeux sur la ligne d’horizon. Malgré la nourriture, six hommes sont morts d’épuisement. Quand tout a été consommé, quand on n’a même plus trouvé de grains de riz mazoutés à cuire avec de l’eau de mer, quand personne n’a eu la force de tenir un bidon, quand l’eau dans la jonque a envahi toute la cale, Minh le dur a réuni les hommes les plus forts. Il fallait un grand prêtre, quelqu’un qui ose dire: « Il faut. Et donc, on peut, on doit le faire. » La morale? Voilà longtemps que les cargos et le navire US avaient brisé le cercle de ce qui est humain.
Minh a passé dix mois en détention à l’écart des autres réfugiés. Aujourd’hui, pour la première fois, il parle les dents serrées : « L’eau montait, il fallait écoper, sinon on allait tous couler. Pour travailler, il faut de la force. On crevait de faim. Il fallait manger. Vous comprenez? Il fallait manger. » Pourquoi ne pas avoir mangé seulement les morts? Pourquoi tuer? « Personne n’avait pensé à « ça » jusqu’alors. A bord, on ne gardait pas les cadavres. Ce jour-là, il était déjà 2 heures de l’après-midi. Le bateau aurait coulé pendant la nuit. Alors il fallait décider. Vite. » Haï le tailleur et Cuong son ami étaient à l’avant quand les hommes de Minh se sont approchés. Xuan, l’ancien capitaine à la cinquantaine solide sanglote comme un enfant : « J’ai connu la guerre, la faim, les coups, les camps, la mort. Mais « ça »… On ne voulait pas, on a essayé de l’empêcher. Mais tout le monde était si faible. »
Anh l’étudiante a le regard amnésique : « Moi je n’ai pas mangé. Je n’ai pas pu. » Une vieille femme secoue la tête : « Tout le monde a mangé. Certains ont oublié. Voilà tout. » Elle aussi a aidé à la cuisine, à couper le bois, faire chauffer l’eau et découper les corps en tout petits morceaux. Parce qu’il fallait bien rendre méconnaissable la nourriture qu’on allait avaler.
« Nous avons prié Dieu auparavant » dit Minh. « Nous avons eu de la nourriture pendant deux jours. » Les hommes ont retrouvé la force d’écoper, et le niveau de l’eau a baissé. On mourrait encore de soif et d’épuisement mais la jonque flottait.
Deux jours plus tard, une femme a succombé et l’on a gardé son corps. Anh l’étudiante n’oubliera jamais le trente et unième jour : « J’étais à côté d’un enfant de douze ans, « Nu ». Il était épuisé mais vivant. Les autres se sont approchés. Le gosse ne pouvait pas parler mais il a écarquillé les yeux, horrifié. Avec une autre femme, on s’est accroché à lui. Mais les autres nous ont dit : « Si vous résistez, ce sera votre tour ». Les deux femmes ont lâché prise et on a amené l’enfant vers le bord du bateau. « J’ai fermé les yeux » dit Anh. On a tué les plus faibles, puis on a tué ceux qui étaient isolés.
Haï le tailleur avait déjà perdu son meilleur ami. Au trente-cinquième ou au trente-sixième jour, les hommes ont pris Qui, son cousin âgé de douze ans. Haï, trop faible, devait être le suivant. Dans la nuit, le pilote de la jonque a glissé dans l’eau et son corps a disparu. Celui qui avait tenu la barre trente-sept jours d’affilée aurait dû résister une nuit de plus. Le lendemain matin à 9 heures, des pêcheurs philippins s’approchaient de la jonque. Ils n’avaient pas de grand bateau, ni de règlements mais ils ont donné tout leur riz et leur eau avant de remorquer l’embarcation pendant sept heures, jusqu’au port philippin de Bolinao.
Le groupe des cinquante deux survivants sur cent dix au départ est connu maintenant comme « le groupe Bolinao 52 ». Au camp de réfugiés, on grimace en les appelant « Sat nan », les tueurs d’hommes.
Haï et Xuan attendent un visa pour l’Amérique. Anh l’étudiante, n’a plus de mémoire. Yen, une petite fille de quatre ans, a perdu sa mère et son frère. La religieuse qui s’occupe d’elle dit que Yen va souvent marcher à la limite du camp de réfugiés, au bord de la mer de Chine. La gamine montre l’eau et dit : « Ma maman est là-bas. Pouvez-vous m’aider à retrouver ma maman? »
A Manille, la capitale, quelqu’un a évoqué les mystères de l’Asie, sa culture, et son étrange rituel… Mais le représentant du Haut Comité des Réfugiés l’a coupé sèchement : « Il était un petit navire, vous connaissez ? »
Minh, le dur, ne sera probablement jamais jugé. Avec quelles lois? Aujourd’hui, visage fermé, il s’obstine à répéter : « C’était écrit. Notre bateau devait suivre son destin. Il faut beaucoup prier. Vous comprenez ? Prier pour ceux qui sont morts, et pour que les autres oublient tout ça. »

Jean-Paul Mari


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