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Noël en Palestine: Naître et renaître à Bethléem.

publié le 25/12/2019 | par Elsa Mari

Sur un lit, deux poupons flottent dans des couches trop grandes. Ces frères jumeaux prématurés ont poussé leur premier cri, quelques heures plus tôt, à la maternité de la Sainte-Famille de Bethléem, en territoire palestinien. Il est à peine 15h, par la fenêtre se dessine un ciel d’un bleu infini.


A gauche, il y a Rayan, 2.45 kg, à droite, Faras, plus dodu, 2,6kg, dont le deuxième nom devrait être Issa, « Jésus » en arabe. Un écho symbolique au Christ qui serait né, lui, il y a plus de 2000 ans, à huit cents mètres de là, où trône la basilique de la Nativité, l’une des plus vieilles églises du monde. Encore aujourd’hui, à quelques jours de Noël, donner la vie dans cette maternité, qui a accepté de nous ouvrir ses portes, a des allures de porte-bonheur.

« Nous sommes grecs- orthodoxes, naître dans l’hôpital du Christ a une grande signification pour nous », sourit Jumana, une Palestinienne de 27 ans, penchée sur le berceau de ses garçons à la nurserie. Joues poudrées, les yeux dessinés au khôl, brushing impeccable, rien ne permet de deviner sur son visage de poupée son accouchement difficile par césarienne à trente-six semaines de grossesse. « Safe, safe », répète-t-elle, en anglais. Cette professeure de maths et son mari Samer, comptable, le savaient, dans ce havre de paix, tout irait bien.

Ici, les médecins, tous Palestiniens font naître 4700 bébés par an

Ses copines, déjà mamans, le lui avaient assuré. Juchée sur cette colline, en pleine ville, cet ancien hôpital, tenu par les sœurs de la Charité s’est mué en une maternité de pointe en 1990, dirigée et financée par l’ordre de Malte, l’organisation caritative catholique.

C’est l’une des plus modernes, la seule de la région à posséder une unité néonatale de soins intensifs. Attirées par sa réputation, les familles, musulmanes à 90%, y accourent du district entier. Ici, les médecins, tous Palestiniens font naître 4700 bébés par an, parfois des grands prématurés de 500 grammes ou des gros bébés, conséquence du diabète très élevé chez les femmes. A l’entrée, le long d’une route, un portail s’ouvre sur un chantier, qui a pris du retard, celui d’une salle destinée à la préparation à l’accouchement. Les patientes sont encouragées à s’approprier leur grossesse.

« Elles accouchent dans le silence, elles sont robustes, la vie est rude ici »

La tradition « ce qui se fait » laisse place, peu à peu, à « ce que je veux ». Un tiers des maris sont désormais là lors de l’accouchement, détrônant l’exclusivité des belles-mères qui décident aussi du nom du bébé. « C’est votre enfant », leur rappellent, avec bienveillance, les soignants. Mais pas question de rester plus d’une nuit à la maternité, deux en cas de césarienne, toutes signent une décharge, contre avis médical, pour rentrer chez elle le lendemain et présenter leur nouveau-né à la famille comme le veut la coutume.

Les bébés, nés hors mariage, n’auront pas le droit à cette fête. Et seront laissés ici, élevés dans une crèche aménagée, sans jamais être adoptés. Au rez-de-chaussée, derrière les baies vitrées du patio en pierre écrue, un étonnant jardin apparaît, peuplé de dattiers, de rosiers et d’orangers aux fruits juteux. Seul un léger vent fait ondoyer la cime des sapins. Pas un bruit, ni même à l’intérieur. Aucune femme ne crie. « Elles accouchent dans le silence, elles sont robustes, la vie est rude ici », lance le charismatique directeur de la maternité.

le passage des avions dans le ciel rappelle que les bombardements ne s’arrêtent jamais au-dessus de la bande de Gaza.

Lui, c’est Denis Sevaistre, un Français retraité de 62 ans, ancien lieutenant-colonel à la carrure baraquée. Une mission difficile dans une ville encerclée par le mur de la séparation avec Israël, à 1,5 km de là. À tout moment, des heurts peuvent éclater, le calme ambiant est un leurre. Ce militaire mesure le niveau de violence à l’extérieur au nombre d’infirmières, les yeux rivés sur leur téléphone. Elles suivent en direct les affrontements sur Facebook et vérifient, la peur au ventre, que leur enfant n’apparaît par sur les images, des pierres à la main, au lieu d’être à l’école.

Tous les soirs, un collègue raccompagne les femmes de l’hôpital. Il y a quatre mois, il a fallu fermer en panique toutes les portes à cause d’un règlement de compte devant l’entrée. Et l’après-midi, le passage des avions dans le ciel rappelle que les bombardements ne s’arrêtent jamais au-dessus de la bande de Gaza.

La nurserie se remplit. Il est 17h, c’est la sixième naissance de la journée.

« Mais il ne faut pas importer l’angoisse de l’extérieur, défend le directeur, fervent catholique. Les politiques construisent les murs, les médecins ouvrent les portes ». La vie est plus forte que tout. Dans les couloirs, un soignant en blouse bleue pousse le berceau d’un nouveau-né, emmitouflé dans une couverture. La nurserie se remplit. Il est 17h, c’est la sixième naissance de la journée.

Marwa, une infirmière, examine ses pieds, sa tête, sa langue avant de peigner tendrement ses minces cheveux, « ça le détend et il sera beau pour la photo », rit-elle. Un peu plus loin, une joie contenue flotte sur une chambre étroite, séparée en deux par un rideau gris. Près du berceau, Amany, 28 ans, tient contre elle sa petite Zeina, la « belle » en arabe, née la veille par césarienne à « 19h55 ». « Je l’attendais depuis sept ans, murmure-t-elle, pudique, dans un filet de voix.

C’est le premier bébé de la famille ». Alors bien sûr, il y a la fatigue, qu’elle balaye d’un haussement d’épaules, mais surtout sa fille de 4 kg, joues rondes et yeux tirés, « est en bonne santé ». Demain, cette femme au visage, cerclé d’un foulard mauve, marqué par la misère, retournera chez elle, présenter son bébé, sa fierté, à toute sa famille. C’est dans un  village qu’elle est née, elle ne l’a jamais quitté.

Pour habiller Zeina, la famille va se cotiser. Et pour payer l’accouchement, elle a économisé.

C’est là qu’elle vit à six dans une pièce sommaire avec son mari, ses beaux-parents et ses deux belles-sœurs. Son époux, quand il trouve du travail dans les fermes alentours, ramène à la maison entre 200 et 1000 shekels soit 50 à 250 euros par mois. Trop peu. Pour habiller Zeina, la famille va se cotiser. Et pour payer l’accouchement, elle a économisé. Les tarifs sont ajustés à la faveur des plus démunis. « C’est le meilleur hôpital de Bethléem, je ne m’y sens en sécurité », se réjouit-elle, heureuse. L’argent, l’inquiétude du futur, on verra plus tard. Les principales angoisses du présent sont retombées.

Mon frère est en prison, mais aujourd’hui, j’ai un nouveau bébé.

L’accouchement s’est bien passé, et, surtout, il n’y a pas eu de check-point sur le trajet de la maternité ! Son village a beau être à 12 kilomètres de Bethléem, les contrôles aléatoires des soldats israéliens peuvent l’immobiliser « deux heures ». « Il y a toujours des petites tensions, mais c’est normal », dit-elle sans s’épancher avant de concéder, à force de questions, que son frère a été arrêté, il y a un an « sans raison ». Il a 17 ans, elle ne l’a jamais revu.

A côté, chambre 4, Mohammad, professeur en ergothérapie de 35 ans, ne sait pas non plus ce qu’est devenu le sien, disparu depuis trois mois. « Ma mère pleure tous les jours, livre-t-il, avant de se ressaisir. Mon frère est en prison, mais aujourd’hui, j’ai un nouveau bébé. C’est le temps de la célébration. On a besoin de sourire ». En Palestine, une peine profonde ne chasse pas les grands bonheurs. « C’est le sens même de l’adaptation », poursuit Mohammad.

Pour ce musulman, donner la vie dans un hôpital chrétien, à Bethléem, est « très symbolique ».

« Mabrouk », interromps sa famille, en s’engouffrant tour à tour dans la chambre, où sa femme dort, des ballons bleus « It’s a boy » à la main. Ahmad, le nom du prophète, né dans l’après-midi, est encore à la nurserie, mais déjà ses autres enfants rient dans la chambre, des chips plein la bouche. Pour ce musulman, donner la vie dans un hôpital chrétien, à Bethléem, est « très symbolique ». « Jésus est né ici, c’est un lieu de paix et de spiritualité ».

Dans quelques jours, ce père de famille rendra visite à ses voisins chrétiens à Noël comme ils le font, à leur tour, le mois du Ramadan. « On vit tous ensemble ». 20h, le temps des visites s’achève, place au repos de la nuit. Le lendemain, tôt, on embarque à bord d’une camionnette blanche. Direction le désert de Judée, au sud de Bethléem, à une heure de là où les Bédouins, femmes enceintes et enfants voient débarquer, quatre fois par semaine, cette clinique mobile de la maternité.

Les contrées arides, paysage de calcaire, se déroulent à l’horizon. Sur la route, quelques dromadaires. Ici, un check-point, un mirador, des barbelés. Là, un panneau rouge met en garde les Israéliens qui pénètrent dans le territoire. Premier stop dans le hameau de Raween. Quelques femmes, bambins à la main, déjà là, tendent au docteur Nivin, la pédiatre, leur petit qu’elle examine sur la banquette en cuir.  Les soins sont gratuits.

Un garçon de 3 ans et demi, la peau brune, souffre d’une maladie génétique. Il a besoin d’une transplantation du foie. « Impossible, se désole la pédiatre, baladant son stéthoscope sur sa poitrine abdomen. L’argent, le transport, le donneur, tout manque. Sa mère repart une ordonnance à la main.

« Ici, ce que tu n’as pas, tu apprends à t’en passer ».

A quelques kilomètres de là, des enfants chahutent dans des carcasses de voiture, d’autres marchent entre les tiges de béton armé sur les toits des maisons. Une dizaine de femmes enceintes forment une file d’attente sous un abri en tôle. A l’arrière du véhicule, isolé par un rideau, le docteur Tamer, gynécologue, fait signe à une patiente de monter dans sa salle d’échographie. Hamda, 29 ans, attend son 6e enfant après 5 césariennes.

« On leur dit que c’est dangereux, mais elles n’écoutent pas toujours », regrette le docteur, en glissant sa sonde sur son ventre. Tout est ok, les yeux de la jeune femme brillent de bonheur. Suivante ! « S’il n’y avait pas cette clinique, je devrais aller à Bethléem, mais seul mon mari conduit, confie-t-elle, enceinte de quatre mois. Et pour accoucher, j’aurais pris le risque d’aller à Jérusalem malgré les- point ».

Sans véhicule, elle arrivera chez elle après plusieurs kilomètres de marche, sous le soleil avec deux amies enceintes. Au bout de quelques minutes, on les aperçoit sur une ligne d’asphalte noirci entre les éboulis des collines blanches. On se rappelle la phrase du directeur de la maternité. « Ici, ce que tu n’as pas, tu apprends à t’en passer ».

 

Ce reportage a été publié dans Le Parisien.

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