Nouadhibou: une pirogue pour l’au-delà.
Pour tenter d’atteindre les Canaries, le coin d’Europe le plus proche
quand on part de Mauritanie, ils sont prêts à tout. Ils affrontent un
océan terrifiant dans des embarcations surchargées. Beaucoup
disparaissent pour toujours au cours de ce voyage de la dernière chance.
Jean-Paul Mari a rencontré quelques survivants
De notre envoyé spécial
Il vient du désert. Né aux confins du Niger, chargé de sable dans
l’océan mort de l’Aïr, il a franchi les montagnes du Ténéré et balayé
les hautes dunes jusqu’à Chinguetti, le grand erg de Mauritanie. A son
passage, les renards du désert se roulent en boule, les hommes relèvent
leurs chèches et font baraquer leurs dromadaires. Sec et bouillant de
chaleur, il étouffe l’horizon et le ciel. Quand il arrive ici, à
Nouadhibou, le vent du désert, fort et mauvais, tord les arbres et lâche
de longues rafales qui font gicler les vagues, comme s’il voulait
arracher le sel de la mer. La plage de Cansado expose ses trophées, des
dizaines de cargos rouillés, drossés sur le sable, leurs mâts noirs
tendus vers le ciel. Un cimetière de bateaux, une litanie d’épaves,
fantômes de solides cargos d’acier piégés par les fonds, les courants et
ce vent maléfique.
Il suffit de voir une pirogue de pêcheurs raser la
côte en cognant les vagues, embarquer des paquets d’une mer coupante et
assassine pour comprendre ce qu’on peut endurer au large. On a soudain
envie de fuir cette mer terrible ; les clandestins, eux, s’y précipitent.
«Tout est prêt. Rendez-vous ce soir à 23heures, sur la plage de Cansado,
avait dit le pêcheur sénégalais. Cachez-vous à l’intérieur du grand
bateau retourné. Attention à la police! Pas de bruit.» Nous sommes la
veille de Noël 2005, il est près de minuit et Fassili attend de monter
dans «l’avion de la mer», comme il dit. Il a 18 ans, un regard franc et
les jambes puissantes d’un footballeur. Fassili vient de payer 150 000
ouguiyas mauritaniens – 525 euros -, toutes ses économies, pour ce
voyage vers les îles Canaries, l’Espagne ! Le vent de décembre est
glacé, il a abandonné ses papiers de Guinéen et emporté un ciré et des
gants contre le froid. Les autres arrivent par petits paquets.
Quarante-cinq personnes au total, dont trois femmes. C’est trop,
beaucoup trop pour une pirogue en plastique de 15 mètres de long. A
bord, 2 moteurs d’occasion, 20 jerrycans d’essence, 6 bidons d’eau
douce, 360 litres, 1 sac de riz, de l’huile, des biscuits et, pour
naviguer, un GPS, une boussole et trois gilets de sauvetage à peine. La
plupart d’entre eux ne savent pas nager. C’est l’heure, on s’entasse, la
bise ne faiblit pas et la pirogue chahute comme un doigt creux posé sur
le chaos. Fassili hésite mais les autres se ruent. Il les suit. Deux
heures plus tard, quarante-cinq clandestins d’Afrique, entassés et
mouillés d’embruns, prennent l’odeur forte de la mer pour le parfum de
l’Europe. «C’est à ce moment-là que le premier moteur est tombé en
panne», dit Fassili.
Deux ans plus tôt, il ne rêvait pas de pirogue, mais de football dans
une grande capitale d’Afrique. Son père est militaire à Nzérékoré, ville
de brousse à 1 000 kilomètres de Conakry, à l’extrémité d’un doigt
recourbé entre le Liberia, la Sierra Leone d’où les exilés ont fui les
atrocités et la Côte d’Ivoire fermée pour cause de guerre civile. A la
mort de son père, Fassili doit quitter l’école. Il a 16 ans, du talent,
joue latéral droit au club local et parle, chaque nuit, avec son ami
Charles des équipes professionnelles du Mali. Charles s’en va tenter sa
chance à Bamako et Fassili le rejoint deux mois plus tard, grâce à sa
mère, qui vide sa bourse pour lui payer trois jours de taxi-brousse.
Arrivé à 3 heures du matin, sans adresse, il se perd dans la foule, dort
dans la gare et finit par croiser un chauffeur de taxi, Kissi, de la
même ethnie. Charles, retrouvé, joue bien au foot le jour, mais dort la
nuit à même le sol d’un atelier de couture. Découragé, Fassili erre des
semaines à la recherche d’un lit, d’un repas et d’un club. Il intègre
une équipe pro, s’entraîne dur, gagne 15 euros par mois – le bonheur ! –
et s’entraîne encore plus fort. Trop fort : «Six mois plus tard, mes
deux genoux sont devenus douloureux, bloqués.» Il faudrait opérer. Un
guérisseur traditionnel le scarifie et «aspire un sang très noir». Le
voilà à nouveau au chômage.
Charles a entendu parler du foot au Maroc et décide de s’en aller. Quand
Fassili le rejoint, en Mauritanie, son ami lui avoue que la route du
Maroc est coupée, les immigrants durement refoulés, «les gens meurent de
soif dans le désert» et que le vrai chemin vers les grands clubs
d’Europe passe désormais par la mer et et le port de Nouadhibou ! A
l’arrivée, il découvre une terre nue, les cubes de ciment des maisons,
une péninsule du désert posée sur un océan dur, planté de 3 600 pirogues
de pêche et de cargos qui crachent une fumée noire, mélange d’activité
et d’abandon, ville du bout du monde de l’Afrique, mais plate-forme de
départ pour les 6 000 émigrants clandestins qui gonflent les murs de la
cité. 45% de Sénégalais, autant de Maliens et les 10% restants venus de
Gambie, de Guinée, du Cameroun ou de Côte d’Ivoire, certains même de
Mauritanie, tous sont chassés par la misère, prêts à la folie du départ,
pour «réussir, envoyer de quoi nourrir ses parents et revenir vivre au
pays. Comme un monsieur».
Pour trouver l’argent du voyage, Fassili se fait domestique chez les Maures, économise 7 000 ouguiyas par mois – 25euros -, se fait voler tout son argent dans sa chambre et recommence tout, comme manœuvre sur un chantier. Sans oublier, chaque matin à l’aube, de courir et de s’entraîner pendant deux heures sur le terrain d’à côté. Charles, l’ami, a fini par renoncer au foot et Fassili, découragé, ne croit pas un Sénégalais qui lui raconte la légende de ce
capitaine ivre, sur lequel on a trouvé les précieuses coordonnées GPS
des îles Canaries. «Une semaine plus tard, je l’ai vu au «Journal
Afrique», sur TV5. Il était soigné par la Croix-Rouge espagnole, aux
Canaries!», dit Fassili. L’information se répand aussitôt : «C’est
possible… Il a réussi!» Ce jour-là, Fassili s’est juré d’en faire autant.
Dans sa pirogue, voilà maintenant vingt-quatre heures qu’il lutte contre
la nausée, dans l’odeur de l’essence mélangée à l’eau de mer et à
l’huile de friture… «On a déjà fait 600 kilomètres», dit, rassurant,
le pilote sénégalais, juste avant que le second moteur tombe en panne.
Les intermédiaires véreux ont coupé l’essence avec de l’eau. On ne voit
plus la côte et tout le monde vomit. Sans moteur, la pirogue dérive au
gré du courant. La chaleur devient écrasante, le sel brûle la peau et il
faut s’accrocher pour ne pas tomber à l’eau. Quatre jours plus tard, il
n’y a plus rien à manger, plus d’eau douce et on boit de petites gorgées
d’eau de mer. Certains essaient de pagayer, d’autres chantent, la
plupart prient. Au cinquième jour, à 250 kilomètres de la zone maritime
espagnole, le petit moteur, réparé, repart. Puis s’arrête à nouveau.
Soudain, au loin, un bateau de pêche marocain. Les naufragés enflamment
un morceau de tissu… «On avait trop faim! »
Le navire offre un peu
d’eau, de pain et allume sa balise de détresse. Trente minutes plus
tard, une vedette de la marine marocaine lance une échelle de corde.
C’est fini. A la gendarmerie de Dakhla au Sahara Occidental, ils sont
bien traités, mais leur pirogue est remorquée face au cap Blanc, à la
limite des eaux mauritaniennes, à 2 kilomètres du rivage. Là, les
Marocains larguent les amarres. A cet endroit, le ressac est terrible,
des vagues de plusieurs mètres bouillonnent et explosent en gerbes
d’écume. Infranchissable sans moteur. A la première lame, Fassili voit
l’avant de la pirogue monter droit vers le ciel. A la deuxième, il se
retrouve au fond de l’eau. Asphyxié, sonné, de retour à la lumière, il
entend les pleurs et les cris de détresse des autres.
Quand il voit
exploser la troisième vague, il comprend qu’il va mourir : «C’est alors
que Dieu m’a tendu la main.» Il plonge sous la masse d’eau, la laisse
passer, refait surface, nage, bat des pieds et surfe sur l’écume.
Une demi-heure plus tard, quand il rampe sur le sable de la plage, les
cris se sont éteints. Sur le rivage, un survivant devenu fou tourne en
rond en tenant des propos incohérents. Debout, Fassili fuit aussitôt les
pêcheurs qui viennent porter secours. Surtout ne pas se faire prendre !
Il court vers la route, arrête un taxi qui regarde ébahi cet homme
«noyé, en culottes» lui tendre un billet détrempé. Le chauffeur le
dépose quelques kilomètres plus loin et Fassili découvre, effondré, la
plage de Cansado, celle d’où il est parti en pleine nuit, fou d’espoir,
il y a une semaine à peine.
En ville, le rescapé fait mine de ne pas
entendre «le grand murmure», la rumeur qui parle des trente-cinq
cadavres échoués sur le rivage. A Nouadhibou, on oublie vite l’accident
et les 1 553 arrestations cet hiver pour ne retenir que les appels des
clandestins heureux et qui, aussitôt arrivés, branchent leur téléphone
portable pour appeler leurs frères : «On a gagné. Viens vite!» Ce ne
sont plus des Marocains qui quittent leurs côtes ou des Subsahariens qui
traversent le désert, mais – et c’est nouveau ! – un flot d’Africains
qui se lancent sur la mer.
Tout au long de l’hiver, le rythme des départs explose : douze pirogues
touchent les Canaries en moins d’une semaine et jusqu’à cinq
embarcations, 225 personnes, en vingt-quatre heures. Et la ruée prend
des allures d’hécatombe. Le 24 février, une pirogue de 43 migrants
heurte un bateau de pêche et chavire : 32 morts. Le 1^er mars, 46
clandestins dérivent pendant neuf jours puis leur embarcation s’écrase
sur les rochers : 24 victimes. Le 9 mars, 76 personnes, accrochées à une
pirogue de 20 mètres, sont sauvées in extremis après être parties… de
Saint-Louis au Sénégal !
Le 16 mars, le navire-hôpital espagnol «
Esperanza del Mar » arrête ses recherches après avoir repêché 25 corps,
certains munis de gilet de sauvetage et d’un GPS. Sans compter la
trentaine d’immigrants, morts au milieu des vivants, découverts le 1er
avril dans leur pirogue qui dérivait depuis dix-neuf jours. Et les 115
cadavres ramassés cet hiver par la gendarmerie mauritanienne. Et ceux
qu’on ne retrouvera jamais, qui n’ont plus jamais téléphoné, autant de
Radeau de la Méduse, disparus, anonymes, au fond de l’océan… Oui, une
hécatombe.
«Dans certaines zones maritimes, les marins n’osent plus jeter leurs
filets de peur de remonter des cadavres et d’être obligés d’interrompre
leur campagne de pêche», dit le capitaine Sow. Il est maure et marin
professionnel. La tête enroulée dans un chèche noir, les tempes grises
et de l’allure, voilà trente ans qu’il sillonne la mer, entre
Nouadhibou, Tenerife, Marseille, Brest et Concarneau. Il étale une carte
de l’océan et pointe la côte qu’il divise en deux parties : «La zone
sud, jusqu’au 16°05, le cap Tinéris, à la frontière du Sénégal. Et le
Nord, après le 20°00, la zone du cap Blanc. La règle est simple :
l’hiver, on ne va jamais au nord!» Or c’est la direction que prennent
les pirogues de la mort.
Le capitaine en frémit, parle des vents de 60
nœuds, des creux de 6 mètres, «comme chez vous dans le golfe de
Gascogne», du cap Blanc où le chenal navigable n’est large que de 800
mètres et du banc d’Arguin où le plateau continental déborde sur 30
kilomètres, rendant infernale la navigation près des côtes. «Et c’est
justement ces côtes qu’ils longent, dans le ressac, pour remonter vers
le Maroc avant de bifurquer vers les Canaries!» Le professionnel a en
mémoire un de ses voyages vers les Canaries en hiver : «Un bateau
d’acier de 76mètres, 1400chevaux et… on a dû mettre à la cape, fuir le
mauvais temps!» Quand on lui parle des pirogues surchargées, il se
désespère : «C’est tout simplement du suicide collectif!»
Il sait que
les clandestins ne prennent plus de passeurs, partent de plus en plus
loin, du sud de la Mauritanie voire du Sénégal, s’auto-organisent pour
acheter une coque à 5 000 euros, de mauvais moteurs pour 1 000 euros, de
l’essence, des gilets et un GPS qui perd souvent les satellites ou tombe
en panne de batterie… «Une navigation à la Christophe Colomb», dit Sow
en parlant de marins amateurs qui ne connaissent ni les dérives de
surface ni les courants de fond. «Si les pêcheurs sénégalais sont des
experts pour reconnaître les fonds par la couleur de l’eau, ils ne
peuvent rien contre le mauvais temps, le vent.»
Qu’importe ! Les
clandestins de Nouadhibou savent tout de l’Europe d’où leurs «frères»
installés en Espagne, en Belgique ou en France leur font parvenir
l’argent du voyage par Western Union. Et, à l’approche des côtes de Las
Palmas, de Fuerteventura ou de Tenerife, les miraculés appellent par
portable la Croix-Rouge espagnole pour leur donner leur position et les
alerter sur le risque d’un «drame humanitaire».
Les autres, «ceux qui ne téléphonent plus», le cimetière du père Jérôme
en est plein. Il est juste à côté de l’église de Nouadhibou, étrange
bâtiment au dôme de mosquée, avec un poisson primitif à la place de la
croix, depuis que le lieu de culte a été attaqué par les islamistes
pendant la guerre du Golfe. Étrange cimetière, masqué par un enclos de
pierre brute, avec une porte couchée et sortie de ses gonds, une
cinquantaine de tombes minuscules, serrées l’une contre l’autre,
coffrées de ciment nu et moulées d’une croix rudimentaire. D’une
simplicité absolue, le dénuement de la mort des pauvres. Ici, le premier
naufragé clandestin date d’août 2005, celui d’un paroissien, Samuel
Onobo, Nigérien de 25 ans qui travaillait au presbytère. «Il a servi la
messe le dimanche, puis est parti en laissant les clefs bien en vue. Le
lundi, on me le ramenait mort, noyé», dit le père Jérôme.
Depuis, le
prêtre venu du Nigeria en a enterré bien d’autres, en célébrant une
messe pour chaque défunt, à condition qu’il soit chrétien et identifié ;
les autres sont ensevelis par la mairie dans une fosse commune. Et
chaque jour, il reçoit les immigrés, Sénégalais, Maliens, Guinéens et
autres, pour essayer de leur procurer un emploi, un microcrédit, un
espoir, pour leur éviter de n’avoir la pirogue comme seul horizon. Toute
l’Afrique de l’Ouest est un naufrage.
Le Sénégal, « l’espoir
démocratique », mal géré, le Mali structurellement pauvre, la Guinée
paupérisée, la Côte d’Ivoire coupée en deux, le Liberia détruit…
depuis quarante ans, les gouvernants pillent leur propre pays, les États
les plus riches – pétrole, bois, diamants – sont ravagés par la guerre
civile, le continent est devenu le cimetière des projets de
développement et les jeunes Africains écœurés – « sans les Blancs, on
ne sait pas faire ! » – ne regardent plus que vers l’Europe.
Les
Canaries ? C’est si loin et si proche à la fois. De Nouadhibou, en
quelques centaines de kilomètres, trois jours de mer calme ou une heure
d’avion selon son passeport, on passe du vent du désert aux forêts de
parasols bleu et rouge des plages de Las Palmas où des touristes blonds
et pâles bronzent dans l’odeur mêlée du sable chaud, de l’ambre solaire
et de la friture de poissons : les vacances de l’Europe. C’est là, tout
proche, au port d’Arguineguin, qu’est arrivée avant-hier la dernière
pirogue. Elle est amarrée au bout du port, juste après le restaurant de
la coopérative, en contrebas du môle, caché par le quai. Une coque de
bois entre deux eaux, puant l’essence, encombrée de gilets de sauvetage
rouges, de jerrycans de plastique, de bottes en plastique, de jeans
mouillés et de chemises qui flottent, témoins des jours de chaos avant
le sauvetage. Et un bruit d’eau, de clapot, comme la misère qui frappe à
petits coups à nos portes.
A Nouadhibou, près de l’église du père Jérôme, il y a un terrain de
foot. On retrouve Fassili le survivant assis à même le sol, ses mains
nerveuses occupées à malaxer un ballon dégonflé : «Souvent, je pense au
naufrage et j’ai peur. Peur de perdre ma forme, en mangeant mal, peur de
gâter mon football à force de jouer dans la rue.» Il a trituré son
ballon crevé puis il a dit : «Le temps passe, le temps presse. Si je
trouve un chemin par la mer… Tant pis! Je repars.» Et il a repris son
entraînement.
Jean-Paul Mari
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