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« On vous tuera tous, jusqu’au dernier !»

publié le 27/05/2011 | par Jean-Paul Mari

1 000, 2 000 morts ? On ne sait pas. Mais la grande tuerie de Duékoué a duré toute une semaine, dans la ville, les villages, la brousse. Accusées : les Forces du Nord du président Ouattara qui ont lancé leurs supplétifs à l’assaut. Jean-Paul Mari a reconstitué sur place la mécanique d’une bataille qui a tourné à l’épuration ethnique


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Duékoué est une ville infecte. L’endroit pue la crasse, la sueur, la peur, la haine, la mort. Ce matin, il fait déjà bien trop chaud et l’humidité trempe le corps. Dans l’église incendiée du quartier Carrefour, il faut marcher entre les cadavres encore frais d’hommes abattus à bout portant, découpés à la machette ou la gorge tranchée, à même le sol, mains liées dans le dos, comme des animaux de ferme.

Dans l’air, il reste cette odeur poisseuse, reconnaissable entre toutes, mélange de mort, de métal, de sang caillé et de brasier mal éteint, et ces cendres noires aussi collantes que les mouches sur l’ordure. Il y avait un quartier, une population de 10 000 personnes, il ne subsiste plus grand-chose d’humain. Sinon l’église Jésus-Christ Sauveur, carbonisée, les maisons noircies, les allées défoncées en terre ocre, le sol noir couvert de gravats et de vêtements sales, dispersés.

Un cyclone de violence a tout emporté, les abris de bambou, les toits en tôle, les murs de ciment, les fils électriques qui pendent des pylônes et les portes arrachées à mains nues. Restent les pancartes du restaurant Nid d’Abeilles, du salon Hip-Hop Coiffure, de la pharmacie Médicaments chinois et un poster déchiré d’un footballeur africain. Même les arbres ont brûlé, leurs branches basses encore lourdes de mangues. Un gosse traîne dans la ville fantôme, trouve un fruit pourri, le suce. Un homme, un balai de paille à la main, contemple les ruines de sa maison. Un vélo passe, chargé d’une chaise en plastique épargnée.

Tuer, tuer, tuer, la solution est toujours la même. La solution à quoi ? D’abord à un confit politique. Entre les Forces du Nord, ex-rebelles devenus l’armée du nouveau président Outtara, et les Forces du Sud, l’armée de l’ancien président déchu Laurent Gbagbo. Une solution aussi au confit ethnique qui oppose les Malinkés ou Dioulas du Nord et les Guérés du Sud. Une solution, enfin et surtout, au confit foncier, la guerre pour la terre, la guerre dans la guerre, pour un village, une ferme, un champ de cacao.

Tuer l’autre, le grand propriétaire, le fermier, c’est laisser la terre vide, comme un cimetière fertile, à prendre là, maintenant. Un confit politico-militaire et la revanche des métayers, cela suffit pour justifier le massacre des innocents. Cela s’appelle une épuration ethnique.
Tout près d’ici, il y a trois grandes fosses communes, de la terre fraîche retournée sur des monceaux de cadavres. Dans l’une d’elles, près de la rivière Guémon, les pieds des morts baignent dans le marécage. Les survivants hésitent à revenir, un oeil sur du Nord, leur passé, l’autre sur la brousse toute proche et la masse sombre des taillis d’où les massacreurs ont surgi. Et s’ils revenaient ?

Duékoué est une ville abandonnée de Dieu et du gouvernement, à sept heures de route et vingt-deux check-points d’Abidjan. Un gros bourg laid, sans âme et sans monument, doté d’une poignée de missionnaires héroïques mais sans conseil général. Personne ne s’y intéresse, sauf quand surviennent les massacres, et l’on vole à son secours quand tout est accompli. Pour son malheur, Duékoué est un carrefour stratégique. Qui tient Duékoué contrôle la circulation régionale, le chemin du cacao jusqu’au premier port du pays, San Pédro, et tout le flux humain et commercial entre le Grand Ouest et ses frontières.

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Autre malédiction, la région est riche, la terre fertile, bien arrosée et les prix du café et du cacao ont flambé. Comme par hasard, les grands massacres dits politiques se produisent l’hiver, précisément à l’heure de la récolte. Les grandes terres appartiennent depuis toujours aux Guérés, réputés peu enclins à défricher leur brousse. Depuis une vingtaine d’années, certains ont vendu, loué ou concédé, souvent sans contrat écrit, une parcelle aux Malinkés venus du Mali, du Burkina Faso. Des immigrés durs à la tâche qui ont labouré, pris racine, se sont multipliés. « La terre est à celui qui la travaille », disait Houphouët-Boigny, le vieux sage.

C’était avant les délires de Gbagbo et le débat sur l’« ivoirité », une saleté théorique inventée à Abidjan pour fabriquer des castes. Le prix du cacao a augmenté, les métayers malinkés sont devenus riches, grignotant parfois les champs au-delà du permis, le propriétaire guéré est mort et ses enfants ont voulu réviser, voire annuler les contrats : les confits ont éclaté.

En 2002, quand le Nord et le Sud se séparent, les premiers massacres renvoient opportunément chez eux une foule de métayers malinkés, leurs fils, leurs voisins, des paysans sans terre mais pleins de rage. On trace sur la carte une belle ligne de démarcation qui passe… juste au-dessus de Duékoué. L’ONU compte les coups, la Force Licorne patrouille, les ONG désertent le coin. Trop compliqué !

Entre les « coupeurs de route », bandits de grand chemin, le groupe d’Amandé, un seigneur de guerre venu du Burkina, fort de 300 hommes, qui s’est adjugé tout le parc naturel du mont Péko, la flopée de milices d’autodéfense, hommes de main des politiques ou simples voyous, dotés de « généraux » et de noms flamboyants de mouvements de libération, les commandos de quartier, les mercenaires du Liberia… la région devient une poudrière. Tous sont armés jusqu’aux dents, menacent, rackettent, volent, saignent, violent et tuent à l’occasion.

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Dans le quartier Carrefour, il ne fait pas bon être malinké et pas une semaine ne passe sans que l’on retrouve un corps ou deux dans les fossés. Face aux Guérés, au nord, existe une variante locale de miliciens, les Dozos, des chasseurs traditionnels malinkés, armés de fusil calibre 12 et de chiens de brousse. Les mystiques guerriers, initiés au grand secret de la forêt, portent des coiffes décorées de dents d’animal et ont le corps bardé de gris-gris supposés les rendre invulnérables aux balles, invisibles face à un fauve ou capables d’occire un éléphant d’un seul coup de lance.

Avec le temps, la farouche confrérie du Nord s’est dévoyée, agrégeant les jeunes enragés malinkés, devenant une milice de plus. Dix ans plus tard, à l’hiver 2012, quand les Forces du Nord, rebaptisées FRCI, lancent la grande offensive en direction d’Abidjan, la capitale tenue par Laurent Gbagbo, tout est prêt pour la grande revanche. « Vers 4 heures du matin, j’ai été réveillée par des lueurs et des explosions terribles. J’ai hurlé, croyant à un cauchemar. J’avais raison », dit Clémentine Doh.

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A 53 ans, violée deux fois, sa maison pillée, son village dévasté, son mari humilié, encore terrorisée et obsédée par la tache de sang qui profane l’herbe au pied de l’arbre sacré du village, Clémentine est une femme brisée : « Nous sommes souffrants, vous comprenez… » Elle a pourtant tout fait pour échapper à l’horreur. Née à Carrefour, elle a quitté son quartier dès les premiers incidents en 2001 pour s’abriter dans ce paisible village de Dahoua, à 5 kilomètres au sud de Duékoué. Clémentine, devenue présidente de l’Union des Femmes, a créé une coopérative Contre la Famine ! Tout s’effondre avec les premiers tirs, ce lundi 28 mars. Tremblante, elle suit les combats qui mettent Duékoué à feu et à sang. L’armée régulière du Nord a franchi la ligne rouge de démarcation.

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Pour en finir au plus vite, les rebelles du Nord ont lancé tous leurs supplétifs dans la bataille, les Dozos, leurs miliciens et même la bande de tueurs du chef de guerre Amandé. Ils descendent des montagnes, s’infiltrent par la brousse, dévalent de tous les côtés à la fois, balaient les Forces de Sécurité présidentielles et taillent les milices guérées en pièces. Ils prennent Duékoué en quelques heures puis… s’arrêtent, font la fête et pillent. C’est l’erreur. Venue du sud, une unité progouvernementale, dotée d’un tank, contre-attaque et reprend le centre-ville. Au passage, les soldats en profitent pour assassiner les civils malinkés et égorgent un imam.

Dans l’après-midi, le gros des troupes régulières du Nord, armées de mitrailleuses lourdes et de canons, arrive en renfort, désintègre le tank et met un terme à vingt-quatre heures d’une bataille confuse et sanglante. Au petit matin du mardi 29 mars, des dizaines de cadavres couvrent les trottoirs de Duékoué, les vaillants miliciens guérés ont déguerpi en laissant leur population sans défense, face à des combattants ivres de bataille.

Carrefour est le premier quartier sur leur chemin. Ils encerclent les maisons. Les hommes sont triés, leur carte d’identité examinée. Un nom malinké : la vie sauve. Une carte d’identité ivoirienne, un nom guéré : une balle dans la tête. Dehors, les femmes sont à genoux. « Ils nous forçaient à chanter leur gloire, à répéter : «Guerriers ! Guerriers ! » », dit Julie, une habitante. Les assaillants se divisent en trois groupes : « Les tueurs, les pilleurs et les gâteurs… Les gâteurs, c’est ceux qui arrosaient nos maisons d’essence avant de mettre le feu. »

Un curé et ses enfants de choeur sont surpris devant l’église : « Quel est ton parti ? – Le parti de Jésus-Christ. Jésus-Christ ? C’est pas un parti » Ils sont abattus. Au milieu des cris et des explosions, les assaillants insultent leurs victimes : « Vous avez voté Gbagbo ! Traîtres ! » Et les anciens métayers exultent : « Vous nous avez pris pour des domestiques. Nous sommes revenus en maîtres. Nous prendrons vos femmes, vos terres, vos champs. Et vous mangerez de la boue ! » Et ils tuent. En fin de matinée, Carrefour est en feu. Et les supplétifs commencent à envahir les villages alentour.

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A Bahé-B, à quelques kilomètres de Duékoué, Denis bêche son champ de manioc. Il entend du bruit, se dirige vers sa ferme, voit huit hommes en treillis, foulard rouge sur le front et sandales en plastique aux pieds. « Qui est là ? » Trois coups de feu lui répondent. La première décharge de chevrotine le manque, la deuxième lui loge un plomb dans le cou, la troisième lui crible l’épaule. Il tombe, laissé pour mort. Au troisième jour des massacres, les tueurs ne trient plus leurs victimes. « Ma femme, Hélène, mes jumeaux de 4 ans et demi, mon fils de 2 ans… Ils ont tué neuf personnes de ma famille », dit Denis.

Couché dans les herbes hautes, paralysé, en sang, Denis entend l’appel au secours de sa nièce, sa fille adoptive, âgée de 13 ans : « Papa ! Au secours ! lls sont en train de me violer ! » Denis aperçoit plusieurs hommes autour de l’enfant, les cris durent une éternité. Puis ils cessent. Et Denis découvrira le corps de sa nièce, abattue d’une décharge dans la poitrine. Toute la nuit, Denis entend les aboiements des chiens des Dozos qui entrent dans la brousse, chassent les rescapés, les paysans dans leurs campements. Une nuit de chasseurs, d’aboiements, de coups de fusil. Au petit matin, Denis se traîne vers la route et croise une colonne de l’Onuci. Après une longue inertie, les casques bleus commencent à patrouiller, enterrent les morts et cherchent des survivants.

Dans son village, Clémentine a compris que la brousse ne la protégerait pas de la folie de Duékoué. Au moment de fuir, elle est arrêtée par des Dozos et des hommes en armes. Parmi eux, une femme militaire en treillis. Ils parlent dioula, la langue du Nord, et poussent vers l’arbre sacré du village trois hommes, entre 18 et 20 ans, les mains attachées dans le dos. « J’ai entendu des cris bizarres, des couinements, comme si on égorgeait un porc », dit Clémentine. Quand les hommes s’en vont, les paysans se précipitent et trouvent les trois hommes au sol, la gorge tranchée au couteau de chasseur. « Ces cris… je les entends encore, chaque nuit ! » Elle appelle l’Onuci, trois fois, au secours, en vain : « Venez ! lls sont train de tuer dans les campements ! »

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Le lendemain, le groupe d’assassins revient, avec des chiens « pour chercher les fusils cachés », disent-ils. Ils mitraillent un homme sur le palier de Clémentine. Nouvel appel de détresse. Cette fois, un camion blanc arrive. 300 personnes veulent fuir. C’est trop pour le véhicule. On forme une longue colonne de civils à pied qui suivent au pas le camion des casques bleus, sous les cris de rage des Dozos : « Pourquoi les laissez-vous partir ? Laissez-nous faire ! On va en finir avec ces agoutis [rongeurs] ! » Clémentine, elle, reste, « pour continuer à informer les autorités ». Samedi 2 avril, en fin de matinée, trois autres hommes en treillis, la trentaine, arrivent à mobylette, fusil de chasse à la main, ils cherchent de l’argent, arrachent ses vêtements.

Clémentine les supplie : « Je suis vieille. Je suis votre maman. » Ils la violent à tour de rôle. Pillent la maison. S’en vont. Reviennent. Clémentine est surprise de nouveau à 300 mètres de là, dans la maison de sa soeur, 56 ans. Elles sont violées toutes les deux : « On va prendre vos femmes ! Vous deviendrez nos domestiques !» Depuis, Clémentine parcourt Duékoué et la campagne environnante, le souvenir des cris des suppliciés et des violeurs dans la tête, avec un carnet à la main où elle note tout, les morts, les viols, les campements dévastés.

Parfois, elle vient à pied jusqu’au camp de réfugiés de la mission catholique du père Cyprien. Ils sont 30 000, venus de Carrefour ou des villages environnants, serrés jusqu’à étouffer dans une enceinte faite pour une paroisse de campagne. 30 000 personnes, dans l’odeur des feux de bois vert, des excréments et du désinfectant, de la misère, de la promiscuité, de la maladie. « La semaine dernière, nous avons perdu 14 enfants à cause de diarrhées, dit le père Cyprien, et 15 de plus ces trois derniers jours. »

Dans la nuit africaine, quand l’orage finit par éclater, c’est toute l’eau d’un ciel peu miséricordieux qui s’abat d’un coup, comme un rideau de plomb glacé, sur des femmes et des enfants debout, tendant une bâche de plastique à bout de bras. Le camp est protégé par une unité de Marocains de l’Onuci, mais il manque de place, de vivres, de médicaments, d’eau potable, de tout. 30 000 réfugiés dans un jardin ! Parfois, même le père Cyprien sent le courage lui manquer. Surtout dans la nuit noire, quand il entend les rôdeurs assassins continuer à hurler des menaces sous le nez des survivants : « On vous tuera tous, jusqu’au dernier ! »

Oui, le père Cyprien tremble lui aussi. Le grand massacre, qui a duré plus d’une semaine, a sans doute fait bien plus de mille morts. Il sait que Duékoué la maudite est un point rouge sur la carte du pays, une ligne de front des ethnies, un laboratoire du Mal, un lieu emblématique de ce que la Côte d’Ivoire pourrait devenir si elle ne trouvait pas, vite, très vite, le chemin de la réconciliation.

LA FRACTURE NORD-SUD

2002-2003. Guerre civile entre le Nord rebelle, et le Sud, contrôlé par le gouvernement de Laurent Gbagbo.
Mai 2003. Suite aux accords de Marcoussis, une ligne de démarcation sépare le pays en deux.
31 octobre-28 novembre 2010. Election présidentielle.
2-3 décembre 2010. La victoire d’Alassane Ouattara (54,1%) est reconnue par la communauté internationale et l’ONU.
11 avril 2011. Arrestation de Laurent Gbagbo.
De novembre 2010 à avril 2011. Le conflit aurait fait plus de 3 000 morts et 1 million de déplacés.

Les charniers de Gbagbo

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Le risque, avec les massacres en Côte d’Ivoire, est de se noyer dans la mare de sang qui submerge le pays depuis plusieurs années et notamment dans les derniers six mois de violences postélectorales. Des morts et des charniers à Abidjan, Yopougon, Abobo, encore des morts et des fosses communes à Duékoué, Toulepleu, Sassandra… Les miliciens pro et antiGbagbo ont souvent confondu bataille militaire et nettoyage ethnique.

Les dernières informations proviennent de la capitale, Abidjan, et plus précisément d’un immense quartier, Yopougon, peuplé d’un million de personnes et qui est resté plus de trois semaines sous la coupe des forces de Laurent Gbagbo encerclées par l’offensive de l’armée du nouveau président Ouattara. Un quartier bunker, ghettoïsé, le dernier réduit du pays où s’étaient réfugiés des chefs miliciens, des « Patriotes », des seigneurs de guerre, des criminels de l’Ouest comme Maho Glofeï, traqué, en fuite. Ceux-là n’avaient plus grand-chose à perdre.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Les soudards ont volé, pillé, violé, tué tous ceux qui appartenaient à une ethnie proche d’Alassane Ouattara. Les enquêteurs des Nations unies ont découvert dix fosses communes avec 68 corps. Et certains cadavres sont restés plusieurs jours abandonnés sur les trottoirs, carbonisés, décomposés. En fuyant la défaite, sur la route qui mène au Liberia, les miliciens et les mercenaires ont fait ce qu’ils savaient faire, massacrant 120 civils, tous originaires du Nord. Il faudra un jour faire le bilan des victimes de Laurent Gbagbo, des enlèvements, disparitions, viols, tortures et assassinats imputables à ses escadrons de la mort.

Amnesty International a d’ailleurs commencé un énorme travail d’enquête en publiant un rapport qui compile et différencie des mois de tuerie aux quatre coins du pays. Il parle de chaos, d’un bain de sang, du cycle des représailles, des carences de l’ONU, de cinq ans d’amnistie et d’amnésie et d’un avenir potentiellement explosif. A consulter absolument : http ://www.amnesty.fr/


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