Oran: La ville sans tabous
Oran cultive une douceur de vivre bien loin des rigueurs islamistes. La capitale du raï est une oasis de liberté des moeurs.
Quand le chanteur Alya élève sa voix, dans un halo de lumière tamisée, les fêtards du bar El Bahia s’arrêtent brusquement de danser. Là, à 1 heure du matin, sur la corniche au relief tourmenté qui surplombe de ses roches jaune et rouge la Méditerranée et ses cargos, la jeunesse de la côte, riche et moins riche, costumes chics et décolletés, semble plonger dans un rêve. Ce que dit Alya à la chemise fleurie dans son raï populaire au rythme syncopé est un mariage d’espoir et de tristesse, de rires et d’amertume, damier blanc et noir de l’Algérie comme les éclairs du stroboscope.
Et face à la scène, des couples légèrement éméchés reviennent s’ancrer à leurs fauteuils pour se laisser bercer par le cahier de doléances de Mohamed Alya, la star de la corniche, aussi prolixe et vibrant que gros et gouailleur. Ses mélopées parlent d’amour et de visa, de la fierté d’être algérien et de l’envie de prendre la mer, là, en contrebas, où naissent les fantasmes de l’exil.
Qui se réveille à Oran, gueule de bois ou pas, a parfois du mal à se croire en Algérie. Dans les rues aux jolies demeures début du siècle dernier bordées de palmiers, les femmes en tee-shirt sont plus nombreuses que celles portant le voile rigoriste. Dans les bars aux haleines chargées, la bière Tango à 0,80 euro coule à flots. Une atmosphère étrange sourd de cette ville, longtemps possession espagnole et qui ne renie en rien ses racines andalouses, jusque dans le son de ses « raï-lleurs » et les mots des chansons. Comme si le désir de rivages lointains était plus fort que dans les autres villes du Maghreb.
Ici, peu ou prou de mondialisation : le raï, ce cri du terroir, résonne nuit et jour dans les âmes, même si les islamistes du GIA l’ont qualifié de « mizmar echaytane », « le cor du diable ». « A Oran, ville permissive par excellence, les Algériens ont cultivé le goût de l’insularité », dit le metteur en scène et journaliste Bouziane Benachour, 52 ans, sept pièces de théâtre à son actif, qui sirote son thé à la menthe à la terrasse d’un café en toute quiétude. A entendre les voix surgissant de ce bistrot, Oran est une enclave qui ne veut pas couper le cordon.
Paradoxe de ce havre de 800 000 âmes où chaque rencontre s’arrose, on y boit plus qu’ailleurs et les égorgeurs y ont peu massacré. Certes, la star du raï Cheb Hasni a été assassinée dans la rue, le producteur Rachid Baba Ahmed s’est pris une décharge de fusil à canon scié en plein visage et des intellectuels ont été expédiés ad patres, histoire de museler la débauche de ce que les islamistes ont appelé la Sodome de la côte. Il n’empêche : les Algériens ont moins peur à Oran que dans d’autres villes.
Pourtant, l’ennemi n’est pas loin. Même la forteresse de Santa Cruz, qui veilla sur la ville pendant des siècles, du haut de la falaise aux pins d’Alep et caroubiers, est interdite d’accès, à cause des truands et islamistes en maraude sur la route, les uns, allez savoir, jouant souvent le rôle des autres. Tournée vers la mer, donc, et vers le raï, cet autre chemin de l’exil, lorsque l’on ne peut s’offrir un passeport volé à 500 euros. De miraculé, Abdelkader Khelifa, lui, a brusquement pris la posture du héros-malgré-lui.
A 23 ans, ce carrossier au chômage a quitté sa banlieue sordide, à des années-lumière de la corniche de la « tchi-tchi » – la jeunesse dorée -, et s’est embarqué clandestinement avec deux camarades sur un cargo chinois, le « Jing Hong Hai », amarré dans le port. Surpris en pleine mer par des marins, les trois compères sont jetés par-dessus bord. Seul rescapé, après quarante heures de dérive sur des planches par une mer agitée, récupéré par des pêcheurs au large de Tipaza, Abdelkader n’a qu’une envie, repartir. La dernière fois qu’on lui a proposé du travail, un emploi d’agent de sécurité à l’hôpital, un intermédiaire véreux a empoché 12 000 dinars, soit 150 euros, toute sa fortune, et a pris la poudre d’escampette. Une escroquerie, une de plus, dans ce royaume de la combine et de la dernière chance.
Oran qui rit, Oran qui pleure. Camus, qui rédigea « La peste » dans un appartement de la rue d’Arzew, n’aimait pas cette ville trop rectiligne. Et pourtant, que de destinées enchevêtrées, que de cultures mélangées, arabe, berbère, espagnole, française…
La nique à Alger, la rivale
Promenez-vous dans les ruelles sombres et vous y verrez des gardiens de mosquée qui boivent un café avec des impies, les videurs de boîtes de nuit. « La cité méditerranéenne par excellence, donc un lieu de violence », dit Jean Donet, l’un des rares Français à vivre ici. « Une ville que les islamistes n’ont jamais pu brûler », ajoute Abdelkader Djelali, professeur d’histoire à l’université. Ville de richesses avec ses magasins haut de gamme et ville de pauvreté avec ses bas quartiers, dont le bidonville des Planteurs, « classé par l’Onu comme l’une des plus pauvres agglomérations du monde », ajoute Abdelkader Djelali.
Dans cet océan de bonheurs et de tristesses, des bordels clandestins pudiquement appelés « maisons de rendez-vous » ont surgi comme des champignons, avec des passes de 200 à 1 000 dinars (de 2,50 à 13 euros), et de 5 000 dinars pour les filles de cabaret. De nombreux hôtels vivent aussi de la prostitution, qui louent deux chambres pour les couples non mariés, afin de respecter la loi sur la famille. Du coup, Bahia, nom originel d’Oran, qui signifie « la Joyeuse », est devenue synonyme de putain.
Ce goût pour la clandestinité et la distinction classe Oran à part, comme si elle voulait constamment faire la nique à Alger, sa rivale.
Ici, loin des certitudes algéroises, on innove plus qu’ailleurs, dans la mode, la musique, le « trabendo » – la contrebande -, les affaires – 75 % des recettes fiscales privées proviennent d’Oran. Au bar de la place des Martyrs, sous une statue dont on se demande à qui elle est dédiée, aux héros de la guerre d’indépendance ou aux victimes de la cirrhose du foie, on croise des trabendistes – ces trafiquants qui proposent pneus de Renault et tissus de Paris, machines à laver et farines à la tonne -, quelques piliers de comptoir noyés dans leurs vomissures et une figure locale qui se bat pour son festival, celui du raï.
Carrure massive, une parole chantante comme un air de Cheb Mami ou de Khaled, ses amis, Nasreddine Touil, dit « Nasro », veut officialiser la fête annuelle du raï, que des caciques de la mairie tentent de lui ravir. Nasro entend aussi défendre les chanteurs et musiciens, souvent pillés par les maisons de production qui rééditent à tour de bras des cassettes en oubliant de verser le moindre droit. « Le festival est un gros enjeu, dit l’universitaire Hadj Miliani, de Mostaganem, qui étudie le langage du raï : c’est le thermomètre de la culture de masse. Il ne faudrait pas qu’il soit récupéré.. ».
A Oran, le raï bouscule les nostalgies et les dernières certitudes. « Oran, où l’on avorte pour 50 000 dinars [640 euros], est la ville où l’Algérie s’accouche d’elle-même, dit le dramaturge Bouziane Benachour. Ce pays neuf a été enfanté dans la douleur et vit aujourd’hui une période absurde. Il ne demande qu’à en sortir. Par Oran si possible. »
Est-ce de cette ville des passions que la peur sera exorcisée ? Comme si le sens de la fête avait essaimé alentour, on trouve dans l’Oranais des villages où l’on joue Beckett et Ionesco, des hameaux de montagne entourés de maquis islamistes où l’on écoute du raï, tendance rap, des agoras dans le djebel où des gueux tentent de réinventer l’Algérie par la parole et le défoulement de toutes les frustrations. Au loin, on distingue les feux d’Oran, qui scintillent comme un bateau mal amarré, avide de partance, cerné par ses bas-fonds et ses bars à putains.
Poétique et gouailleur, le raï de la vieille Peugeot a cédé la place au silence des espaces éternels. Vue de ses contreforts plongés dans la nuit, Oran ressemble à une oasis féerique, hautement rebelle. Et ses mirages enchantent pour son plus grand plaisir l’Algérie entière, lasse de sa longue traversée du désert.
Olivier Weber
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