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Pakistan – Les héritières de Benazir

publié le 03/03/2009 | par Olivier Weber

Des montagnes de l’Himalaya jusqu’à Karachi, métropole de tous les dangers, des femmes de tous bords continuent le combat de Benazir Bhutto. Une succession à haut risque.


On lui a dit, depuis la mort de Benazir, de raser les murs. Elle a choisi de sortir au grand jour. De se battre contre les islamistes, les poseurs de bombes, les destructeurs du Pakistan. A Karachi, la grande ville sur la mer d’Arabie, Fauzia Wahab, yeux cernés et châle coloré sur les épaules, veut venger la Shahida Bhutto, la martyre, son amie de toujours, son héroïne. La venger par les mots, par sa mission de députée, elle qui fut destituée d’un trait de plume par le « coup d’Etat légal » de Pervez Moucharraf en novembre 2007. Comme elle, des femmes ont choisi de se battre, sur tous les fronts, pour sauver le Pakistan : une ancienne ministre condamnée à mort, une directrice d’école modèle, une avocate humanitaire et une super-flic.

La Mère Courage de Karachi

A 51 ans, Fauzia Wahab entend reconquérir son siège de parlementaire lors des élections du 18 février et monter à la tribune pour défendre ce qui est plus que jamais en péril au Pakistan, la cause des femmes. Peu lui importe de savoir qui a tué Benazir, barbus radicaux comme ceux qui vocifèrent dans la madrasa voisine ou services secrets. Fatwa ou complot, même combat. La mort, Fauzia Wahab d’ailleurs s’en moque. Elle est veuve depuis longtemps et a dû élever seule ses quatre enfants, elle, la môme des bas quartiers, regardée de haut par les seigneurs de la politique pakistanaise puis virée de son poste de directrice de marketing pour engagement côté Bhutto. Fauzia Wahab clame son dégoût de « cette mentalité tribale qui a engendré une société dominée par les mâles depuis deux mille ans ». Du coup, elle refuse de porter le voile. « Benazir avait réussi à changer cela. Désormais, le pari des ennemis des femmes est de les confiner dans une prison. » Raison de plus pour relever la tête. Candidate sur la liste du Parti du peuple pakistanais, la nouvelle pasionaria de Karachi veut réunir toutes les Pakistanaises pour que les lois qui les défendent soient vraiment appliquées. Ce combat a un prix : « Les fondamentalistes nous attendent au tournant. Nous avons toutes une épée au-dessus de nos têtes. »

La bête noire des islamistes

Les menaces, Nilofar Bakhtiar connaît. Ministre du Tourisme, elle a été condamnée à mort par les fondamentalistes à l’issue d’un voyage en France. La raison ? Après avoir sauté en parachute à 3 600 mètres au-dessus du Havre en mars 2007 pour venir en aide aux enfants du Cachemire, cette diplômée d’une école hôtelière autrichienne a embrassé son instructeur, Mario. Les photos ont mis un mois avant d’être publiées au Pakistan. Faxées à toutes les rédactions en une heure… « Un coup venant de réseaux très organisés », souffle la quadragénaire au regard brillant, presque messianique, dans sa vaste maison d’Islamabad. Poussée à la démission après la fatwa pour cette accolade « immorale », Nilofar Bakhtiar reste sénatrice. Lorsqu’elle se déplace à Londres ou à Paris, invitée par Ni putes ni soumises et son amie Fadela Amara, quatre policiers au moins veillent sur elle. Mais, à Islamabad, le président Moucharraf, son mentor d’hier, lui a refusé toute garde rapprochée, malgré les menaces. Des mollahs lui ont même demandé de faire amende honorable dans une mosquée, sous peine d’être fouettée en public. Elle n’a pas cédé et a refusé les propositions d’asile politique de deux capitales européennes. « Moucharraf a pourtant beaucoup fait pour les femmes au début de son règne , reconnaît-elle. C’est lui qui leur a réservé des places au Parlement, avec 17 % des sièges. Lui qui m’a catapultée. » Nommée ministre du Développement des femmes, elle se bat pendant un an et demi pour faire condamner les mal nommés « crimes d’honneur », ces meurtres perpétrés contre des épouses, soeurs ou filles coupables de comportement « impudique ». Lorsqu’elle présente sa loi devant le Parlement, les députés, furieux ou apeurés, sortent en bloc… Elle se rue aussitôt dans le bureau de Moucharraf, qui somme les parlementaires de revenir manu militari sur les bancs. La loi est adoptée et ces vengeances des familles, après un adultère ou un acte sexuel hors mariage, sont désormais considérées comme des assassinats, passibles d’un minimum de dix ans de prison. C’est cela, aussi, que les islamistes ne pardonnent pas à l’ancienne ministre. « Tout le pays est en train de subir une islamisation rampante, notamment par les madrasas », avertit-elle. Désormais, elle mène le combat non plus dans l’arène du gouvernement encadré par les généraux, mais dans les bas fonds, avec une ONG, Bardasht, qui veut dire « Tolérance ». Un bouclier pour les femmes contre les obscurantistes.

La prof modèle

Cette longue marche vers l’émancipation passe aussi par l’éducation. Afin de contrer les écoles coraniques et séduire les parents attirés par l’enseignement religieux, Moucharraf a lancé une « école modèle » dans la campagne à l’orée de la capitale. A sa tête, Shagufta Rauf, une femme prudente qui se garde de critiquer les fondamentalistes. Au milieu de ses 540 élèves, logées et scolarisées gratuitement comme dans les madrasas, elle décline les secrets de la Model Dini School : un mélange de cours coraniques et de cursus classique, maths, anglais, histoire-géo. A entendre les partisans de Moucharraf, c’est un cocktail suffisant pour damer le pion aux sectaires. « Un succès énorme : on a deux fois trop de demandes », s’enthousiasme la principale, diplômée d’arabe, poète à ses heures, sous le regard d’un inspecteur du ministère des Affaires religieuses. Fille d’un dignitaire sunnite, Shagufta Rauf veut étendre, sur ordre de Moucharraf, l’exemple de l’école modèle. Pour l’heure, on ne compte que trois écoles modèles, soit un peu plus de 1 000 élèves. En face, 15 000 madrasas et 1 million d’étudiants, souvent proches des talibans. « Le combat est perdu d’avance , soupire un général de l’armée pakistanaise, proche de Moucharraf. Les madrasas, elles, sont là depuis mille ans et font du lavage de cerveau… »

L’avocate humanitaire

Une perspective qui inquiète Nahida Elahi. L’une des plus brillantes avocates du Pakistan, elle est aussi la première femme à avoir été nommée substitut du procureur général. Membre des hautes instances judiciaires, elle n’en garde pas moins ses distances avec Moucharraf. Et s’est jetée corps et âme dans la défense des femmes. A la tête d’un centre social qui accueille les victimes des violences domestiques, cette grand-mère à la fois douce et à l’incroyable fermeté énumère les sévices et les viols. Naeema Begum, un peu plus de 20 ans, brûlée à l’acide par un mari violent et qui a perdu ses deux yeux, les seins lacérés au couteau ; Zahida, 30 ans, accrochée à un ventilateur et rossée par Mahsood, conjoint jaloux qui lui a coupé le nez. Le premier homme est en fuite, le second en prison, pour quatorze ans, grâce à l’avocate tenace, ténor du barreau et scribe méticuleuse des exactions. Une femme sur trois subirait des violences conjugales au Pakistan. « Si je m’écoutais , dit Nahida Elahi, qui est aussi avocate à la Cour suprême, je leur foutrais la peine de mort chaque fois ! Pour moi, c’est oeil pour oeil, dent pour dent. » Son espoir : que la télévision et Internet changent les mentalités, jusque dans les vallées tribales où règne encore la lapidation pour adultère. « On a plein de lois ici pour les femmes, et ce grâce à Moucharraf. Mais le Pakistan ne connaît bien souvent que les règles coutumières, avec la femme considérée comme un objet. » Selon la loi Qanun-e-Shadat imposée par le dictateur Zia ul-Haq en 1984, le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme. Du coup, 4 % seulement des femmes victimes de violences osent se plaindre.

Derrière le fauteuil de l’avocate en colère, dans la cour du centre des femmes, des jeunes mères de famille sont venues chercher refuge et ont fui leur mari, avec courage, malgré les menaces de mort et des promesses de vendetta pour trois générations. L’une d’elles a quitté sa vallée, à six heures de route, pour connaître la liberté, loin du fouet marital, loin des mollahs qui interdisent aux femmes d’aller voter. L’avocate humanitaire la réconforte d’une caresse. Une autre raconte le mariage forcé de Rasheeda, 13 ans, avec un homme de 70 ans. La fillette a fini par se suicider.

La super-flic

A l’écoute de ces doléances, une super-flic veille au grain. Commissaire de la Women Station, le poste de police pour femmes d’Islamabad, Nighat Hayder dirige une équipe de 41 inspecteurs et agents, payés de 110 à 150 euros par mois. Toutes des femmes, à l’écoute des femmes. Au bureau des plaintes, une liste qui en dit long : viols impunis, travail sans salaire, tortures d’un père sur sa fille pour un flirt, prostitution forcée. « Elles peinent à venir nous voir car elles pensent que c’est interdit par l’islam , dit la femme-flic, 44 ans, dont vingt-huit dans les rangs de la police. Ce commissariat est indispensable pour elles, sinon ce serait dix fois pire ! Moi, dès que j’ai une plaignante sous la main, j’appelle les défenseurs des droits de l’homme. » Le premier cas qu’elle eut à traiter, ce fut quelques heures à peine après la création de ce commissariat très spécial par Benazir Bhutto. Une fille de 20 ans, frappée jusqu’au sang par son mari à cause d’un petit déjeuner mal préparé puis imprégnée de kérosène avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir, s’est traînée jusqu’à son bureau en pleurant. « On a coffré ce salopard , crie Nighat Hayder. Il voulait buter ensuite Benazir, et on l’a laissé en taule. » Pour la commissaire de choc, la tâche est difficile, même si les progrès sont patents : création de banques pour femmes, de coopératives, entrée de beaucoup d’entre elles en politique. « C’est tout le paradoxe : notre pays traite horriblement certaines femmes et en forme d’autres, c’est nouveau, pour être pilotes de chasse ! » Le téléphone sonne : une descente dans des bordels d’Islamabad est programmée. Puis une séance d’interrogatoires à laquelle elle se fait un devoir d’assister, quitte à affronter les plus durs des caïds. Quand ce sont ses deux filles qui appellent, la super-flic répond le plus souvent qu’elle rentrera tard, très tard. Le commissariat des femmes a du pain sur la planche. Le pays des Purs aussi.

Par Olivier Weber
le 14/02/2008 Copyright Le Point


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