La Passion de Sebastião Salgado
Le grand reporter photographe, témoin des hommes et de la planète, nous a quittés à l’âge de 81 ans. Nous l’avions rencontré en mars dernier, pour sa dernière exposition au Touquet

Sebastiao Salgado au Musée national MAXXI d’art du XXIe siècle, à Rome, le 30 septembre 2021 © FABIO FRUSTACI / keystone-sda.ch
Cet homme était un œil. Bleu, clair, profond, qui vous perçait de part en part et, en même temps, semblait vous capter comme un appareil à plaque de verre. Voir et saisir. Tout le monde connaît ses photos, eaux-fortes en noir et blanc, au moins quelques-unes : un mineur d’or qui monte une échelle dans l’est du Pará, au Brésil ; l’encadrement du visage d’une femme dans une porte à Guatemala City ; ces fantômes noircis, vivants, émergeant d’un puits de charbon dans le Bihar, en Inde ; ou le cordon ombilical monstrueux d’une canalisation d’eau qui tranche un bidonville à Bombay. Photographier, c’est inscrire. À 81 ans, Sebastião Salgado avait fait dix fois le tour du monde, pas comme un globe-trotteur frénétique mais en se posant, à chaque fois, jusqu’à pénétrer la nature de la chose vue.
Grand, très grand, longiligne, chauve,… et ses yeux. L’homme était impressionnant. Autant que le photographe. Il disait « Écoute » et tutoyait d’emblée, façon d’aller droit au but et de ne pas se perdre dans une conversation. Il était malade, une vieille malaria à falciparum, une vraie saleté. Ne vous lâche pas, vous mine, sorte de cancer qui finit par vous tuer. Il ne cachait rien, parlait vrai et cru, disait que, quand il faisait l’amour avec sa femme, il éjaculait du sang. Un frisson embarrassé avait parcouru la salle. Le sang, le sperme, la maladie… Gênant, non ? Ce qu’il avait vu pendant le génocide au Rwanda l’était pourtant bien plus. Le bon goût, c’est une question pour les nantis.
« Faire le tour de l’exposition, c’est faire le tour de ma vie. » La voix était embuée, le corps ébranlé, l’oreille à moitié sourde – « Parlez plus fort s’il vous plaît » – à cause du sifflement infernal des puits de pétrole en feu du désert koweïtien pendant la guerre du Golfe. Quand il rentre du Rwanda, son médecin l’engueule : « Sebastião, arrête ! Tu vas mourir. »
S’il suspend sa course, ce n’est pas par peur de la maladie physique, mais parce qu’il a soudain honte de n’être qu’un spectateur impuissant qui fait le constat d’un monde qui se délite. C’est à ce moment-là que le photographe va se transcender. D’abord, il recrée la vie, se fait fermier avec sa femme, personnage essentiel, dans sa région natale du Minas Gerais, au Brésil. Il plante deux millions et demi d’arbres, en prévoit dix millions ! Son travail change. Il revient au primitif, le nôtre et celui de la planète Terre, cette partie inexplorée de désert, de montagnes sauvages, de banquise glacée, qui couvre 47 % de la surface du globe. Le projet « Genesis » est né.
Trente-deux pays en huit ans à travers un autre monde, invisible, qui côtoie le nôtre, comme une quatrième dimension. C’est nu, vide, vertigineux et d’une éternelle beauté originelle. Un monde qui sera là quand nous ne serons plus. Qui est toujours là quand Sebastião Salgado n’est plus. Cette saleté de falciparum a fini par le tuer, en pleine course, en pleine jeunesse. En plein rêve : « Si on pouvait vivre mille ans, on pourrait voir l’évolution de la planète. »
Sebastião était un reporter. De ceux qui vivent par et pour leur métier-vocation, sans faux-semblant, et qui en paient le prix, de chair et de sang. Certains sont tués sur un terrain de conflit, d’autres se pendent parce qu’ils en ont trop vu, d’autres succombent, minés par les blessures ou leurs maladies. Mourir en reporter reste une façon d’attester le monde. Sebastião Salgado était un reporter de la planète. Un grand-reporter.
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