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Portrait du Cavaliere

publié le 26/04/2007 | par Jean-Paul Mari

L’Italie aura créé un nouveau et inquiétant modèle de dirigeant: celui d’un homme, maître du monde virtuel de l’image et de la communication, capable de crever l’écran pour venir s’asseoir directement dans le monde du réel, à la place du premier ministre d’un des plus grands pays d’Europe.


Ce fut une apparition, une sorte de phénomène surnaturel, un miracle. Dommage qu’il n’y ait eu presque personne pour l’observer, ce jour là, dans ce quartier de petites maisons rouges-sang du Trastevere, sur la Piazza Santa Maria, devant la plus vieille basilique de Rome. Il est arrivé en trombe. Dix voitures brillantes, une vingtaine de gardes du corps, quinze journalistes sûrs et surtout, trois caméras. Il a jailli, n’a pas eu un regard pour l’absence de foule, a avalé d’un pas conquérant les marches de la basilique déserte et s’est engouffré par l’entrée latérale. Visite éclair au prêtre et sortie, seul, par la porte principale, où l’attendait les caméras. Là, souriant et mince, les cheveux teints pour masquer son crane dégarni, le nez poudré comme une star, ce jeune homme de cinquante-sept ans s’est penché, juste comme il faut, sur la portière de sa voiture blindée, la joue contre l’oeil de la caméra. Le soir même, sur ses trois chaînes de télévision, Silvio Berlusconi, candidat-vedette du mouvement « Forza Italia », avait cet air affairé mais détendu des grands de la politique qui fendent les foules, quand ils labourent le pays profond, ses clôchers et ses mairies.
« Allez l’Italie! », « Forza Italia! » a martelé une centaine de fois par jour, pendant un mois et demi, sur les trois chaînes, un spot publicitaire consacré comme un modèle de communication. D’abord musique! Une mélodie douce et puissante, forte et sucrée comme un cocktail de Dallas et de Love Story. Le monde défile devant vous, toujours en mouvement, sans un plan fixe; images tantôt ralenties, tantôt vertigineuses d’une Italie à l’économie flamboyante, à la nature si belle, au peuple si chaleureux. Ouvriers, paysans, cadres, familles, jeunes, vieux, footballeurs..Ne cherchez pas: tout y est. Une histoire merveilleuse baignée par le murmure subliminal d’une chanson où l’on discerne des bribes de message: »Debout, levons nous/ tes mains unies à celle des autres/ une histoire qui commence, à écrire ensemble, avec toi/ il est temps de croire en nous et nous sommes très grands/ nous sommes tous un grand corps, avec le même coeur/ toujours disponible/ pour Toi.. » A la fin, on a envie de fondre en larmes devant cet appel à l’émotion et d’appeler immédiatement le numéro vert inscrit sur l’écran. Un message d’amour, d’union, de force et d’énergie: quelque chose comme le discours creux mais chaud d’une secte politique.
Demandez le programme…et le voici, exposé dans un autre message plus long mais toujours grâce à l’image de Silvio Berlusconi, filmée par une caméra au regard adouci par un bas de soie posé sur l’objectif.Le visage ainsi éthéré, sans rides, encadré par des photos de familles, le maître ès-communication dit sérieusement des choses simples. En substance: l’italie va mal, trop de politiciens, trop de bavardages; elle a besoin d’un homme avec la tête sur les épaules. Les communistes, c’est le diable. Vive la famille, la religion, le travail, l’individu, la libre-entreprise. Conclusion en forme d’incantation: « Je vous dis que nous pouvons construire un nouveau miracle italien. »
Surtout ne pas sourire! Berlusconi est capable de miracles. La preuve: son parti, créé il y a moins de trois mois, est crédité de vingt à trente-six pour cent de voix dans les sondages. Mieux; il a réussi le tour de force de réunir dans un  » Pôle de la liberté », les fédéralistes de la Ligue lombarde au nord et les ultra-nationalistes néo-fascistes du MSI au sud. Dans le paysage en ruines de l’Italie des grands partis, cela suffirait pour le placer en tête du scrutin avec, au bout du chemin, la place de premier ministre. En clair, Silvio Berlusconi sera peut-être le chef du gouvernement qui acceuillera, au printemps prochain, les représentants du G 7 à Rome.
Comment l’Italie en est-elle arrivée là? Comment un industriel fabricant d’images, sans ancrage politique, doté d’un discours simple et d’un programme fruste a-t-il pu séduire, au point de devenir une alternative pour toute une partie d’un pays baigné d’une vieille culture, dotés d’électeurs à l’oeil blasé voire cynique, roué à toutes les jongleries de la Rome électorale? Rien n’y fait: les italiens ne parlent que de lui. Ceux qui croient au miracle comme ceux qui le détestent. Et se demandent s’il n’est qu’un Prince marchand qui s’essaierait en politique, un Bernard Tapie surdimensionné, un industriel comme l’américain Ross Pérot qui croit que la politique est une chose trop sérieuse pour la laisser aux hommes politiques, un héritier italien de Ronald Reagan, cow-boy de cinéma devenu vrai président, ou même, un arrière-petit fils caché d’un Mussolini en socquettes blanches, voire tout simplement, le père d’une nouvelle religion, le « berlusconisme », syncrétisme de modernité et d’images virtuelles nées dans le creuset de la communication qui transformerait les enfants de Pub en enfants du bon Dieu. Qui est Silvio Berluschoni? Un futur premier ministre ou la starlette d’une « Storia à l’italienne » qui retombera, au soir des élections, avec le bruit aérien d’un gros soufflet. Une chose est sûre: l’homme fascine.
Il suffit de feuilleter la « Berlusconi Story », un magasine de papier glacé, façon « Point de vue et images du monde », édité en son honneur. Une centaine de pages et quatre cent cinquante photos pour raconter sa marche brillante vers le sommet. « La vie et le travail, les amis et les ennemis, les amours et les passions, le sport et la politique »..Tout y est. Voilà la naissance, dans la banlieue nord de Milan, de ce fils d’un directeur de banque. Ni populace, ni grande famille. Un garçon issu de la classe moyenne, la vraie, celle qui a fait Milan par son travail; Milan la froide, la brumeuse, l’industrieuse, secrète derrière ses murs épais, adossée aux montagnes enneigées et loin de l’Italie indolente du sud. Le gamin est déjà « le symbôle de l’entreprise lombarde, » explique l’historien Sergio Romano. D’autant qu’il a un sens aigu de la valeur des choses et n’hésite pas à se faire payer les devoirs qu’il rédige pour les autres, à un prix indexé sur la note obtenue. Le voilà, lycéen sérieux, à piocher son latin sous la férule des Salésiens de San Ambrosio. Ou encore, un canotier sur la tête et un micro à la main, en train de chanter Trenet ou Nat King Cole sur un bateau de croisière. Puis jeune avocat…L’histoire classique et toujours extraordinaire de l’autodidacte que l’on retrouve, à la fin du magasine, transformé en magnat industriel. Le voilà qui fait visiter son immense villa d’Arcore, une centaine d’hectares entourés d’une double rangée d’arbres et d’une haie compacte, taillée au carré, aussi ras que les cheveux du propriétaire. Autour de l’épaisse batisse du dix-septième siècle, il y a une chapelle privée, une galerie d’art bourrée de tableaux de la renaissance italienne, -Tintoret, Canaletto mais aussi Dürer et Rembrandt- ,une piste de jogging, une salle de spectacle, des écuries, une aire où l’attend son hélicoptère bleu et blanc pour l’emmener vers son Mystère 20 personnel ou le déposer sur la pelouse de l’AC-Milan, le club de football qu’il possède et dont les tiffosis l’acceuillent en scandant: »Sil-vio! Sil-vio! » Et quand il baigne dans l’eau chaude d’une de ses deux piscines, il peut suivre tous les programmes de ses télés privées sur un grand mur d’images, comme autant de clins d’oeil, qui lui répétent qu’il est à la tête d’un empire médiatique et du troisième groupe privé européen.
Entre le jeune avocat et le milliardaire, il y a trente-cinq ans d’activités de forçat et un vrai mystère, celui de l’origine de sa fortune. Quand il achète un petit terrain constructible à la périphérie de Milan, la légende prétend qu’il a investi les économies de son père. Mais où trouve-t-il la surface financière pour s’engager dans l’opération immobilière « Milano 2 », une ville nouvelle concue pour des cadres moyens. En 1969, c’est un coup de génie, son premier, mais c’est aussi un coup de poker. Et il faut miser gros. « A l’origine des grandes fortunes italiennes, il y a toujours un crime… » a dit le président de Médiobanca, la plus grande banque d’affaires du pays. Ses amis regardent vers le ciel en disant qu’il transforme tout ce qu’il touche en or; ses adversaires évoquent des rumeurs sur le recyclage de l’argent sale et l’odeur de la mafia. Sans preuves. Alors, où est le crime? « La vérité est sans doute plus proche de nous », dit Paolo Mondron qui a longuement enquêté sur le dossier financier de Berlusconi,  » il suffit de regarder du côté des valises à doubles fond qui passaient alors la frontière vers la Suisse. » Dans les années soixante-dix, le Parti Communiste régne en Italie. Et les grandes familles milanaises ont peur. L’argent file clandestinenent vers Lugano, ses holdings financiers et ses prête-noms. « Au travers de la banque Rasini, celle de son père, Berlusconi a utilisé ces capitaux. Et il les a fait travailler.. » explique Paolo Mondron. Mais il ne suffit pas de commettre un « crime » pour devenir Berlusconi. Milano 2 est un énorme succès. Il sera suivi de Milano 3, immense lotissement à prétention écologique, avec de grands espaces verts, des jardins d’enfants, des pistes cyclables, un grand lac artificiel et des canards blancs qui vous suivent en se dandinant quand vous parcourez les allées de ce paradis pour cadres stressés. Avec surtout un réseau cablé, télévision d’un quartier devenu un univers clos et autosuffisant, une expérience qui annonce le futur chemin audiovisuel de « Silvio ». En 1980, il crée « Canale 5 » et pose la première pierre de son holding: « Fininvest ». Deux ans plus tard, il se dote d’une société de produit financiers et avale rapidement deux autres chaines de télé, « Italia uno » et « Rete quattro ». Désormais, le réseau « Silvio » est aussi puissant que la RAI, télévision d’état. Déjà, il regarde vers l’étranger, prend le contrôle de « Télé cinco » en Espagne et de « Télé 5 » en Allemagne. Toujours le « 5 », son chiffre magique. Mais la magie a des limites, il connait son premier échec avec la « Cinq » en France et doit se retirer. Qu’importe! Il se tourne vers la grande distribution, achète les centaines de magasins de « Standa », crée « Publitalia », une redoutable agence de publicité et réalise un rêve de gosse: posséder le club de foot du Milan-AC. Ici, il y a deux clubs, le Milan-AC, les « Rosso Nero », identifiés aux plus modestes ou l’Inter, le club fondé par les aristos. On est l’un ou l’autre: il faut choisir. Gamin, Silvio suivait son père dans les tribunes du Milan-AC. Le club végètait; il l’achète et en fait rapidement une très grande équipe. Le grand Milan-AC est à lui! Avalé! Commele club de hockey, de volley et l’orchestre philarmonique de la ville. Avalé aussi la prestigieuse et historique maison d’édition « Mondadori », celle qui édité James Joyce et Gabrielo D’annunzio! Une longue bagarre qui lui permis, au passage, de devenir maître du magazine « Epoca », « Panorama » et du grand quotidien « La reppublica » et de jouer un mauvais tour à son concurrent, Carlo de Benedetti: la revanche du cadre moyen contre le fils de grande famille, l’aristocratie financière des « Condottièri ». Cinéma, entreprises de spectacle, télévisions, magasins, immobilier…Il avale tout. Ce petit homme mince est un boulimique. Il veut être le numéro un partout, voir son nom inscrit en majuscules sur le fronton de tout ce qui est grand: « S’il le pouvait, il achèterait la gare de Milan et l’appellerait « Gare Silvio Berlusconi » dit Paolo Mondron. L’entreprise, le foot, les femmes..Il adore séduire et jouer. Pour gagner. Sa méthode est terriblement efficace. Pendant que le conseil de la RAI se prépare à étudier la liste des feuilletons à acheter, lui vole déjà vers Los Angeles, visionne tout, paie très cher et sur le champ des séries comme « Dallas » et s’assure une audience en or pour deux cent feuilletons. En publicité, il invite dans sa villa les patrons des grandes marques, leur ouvre sans restrictions ses antennes commerciales et leur propose un tarif indexé sur les résultats. Comme pour ses devoirs d’enfant. Sauf qu’on joue désormais avec des milliards de lires. Son chiffre d’affaires explose. C’est un forcené. Il se lève à six heures trente, fait du jogging, ne fume pas, passe jusqu’à cent coups de téléphone par jour, reçoit au rythme d’une personne toutes les vingt minutes, appelle ses directeurs à une heure du matin, se couche à deux heure et demie. Il est partout, porte des fleurs à une caissière de grand magasin, demande des nouvelles de la famille, se souvient du prénom des enfants. Il se mêle de tout, interdit le tabac, la barbe, les cheveux longs, impose l’uniforme blazer bleu-pantalon gris, oblige ses collaborateurs qui ont les mains moîtes à avoir un mouchoir en éponge, conseille un shampoing anti-pelliculaire à ceux qui ont le cheveu fatigué..C’est un maniaque. Obsédé par l’esthétique, il a fait racheter toutes les photos d’agence qui le montrait le front dégarni ou la mine triste. Ses collaborateurs directs sont des amis d’enfance ou lui sont totalement dévoués. Il a le culte de la jeunesse, de son club d’adolescents heureux: c’est sa mémoire fétiche, son paradis perdu, la rose de Citizen Kane. Dans le jardin de sa villa d’Arcore, il montre aux visiteurs le mausolée de granit blanc où il sera inhumé. Avec des places déjà réservées pour ses amis dont son bras droit, Fedele Confalonieri, qui jouait, étudiant, dans le même orchestre que lui. On ne travaille pas dans son entreprise, on s’implique totalement, on se donne à Silvio Berlusconi. Quarante mille employés, trois cent sociétés, 42 milliards de francs de chiffre d’affaires, la Fininvest est un empire avec son style, sa philosophie, sa politique:  » le type même du Parti-Entreprise » constate l’historien Sergio Romano. Restait à le transformer en entreprise d’état.
Pour faire le grand pas en avant et se lancer officiellement dans la politique, il fallait trois conditions: un intérêt vital, un terrain favorable et une ambition démesurée. La nécessité impérieuse est venue de l’entreprise. La Fininvest a grandi si vite qu’elle est devenue un géant aux pieds d’argile. Avec un chiffre d’affaires faramineux de 10 469 milliards de lires mais un bénéfice, ridiculement faible, de 21 petits milliards. La boulimie de Silvio Berlusconi l’a conduit à des festins de luxe. Pour acheter, il a du s’endetter et enprunter aux banques près de 2600 milliards de lires. En 1987, il n’avait que 354 milliards de dettes pour un cash de 166 milliards; en 1992, il a 1101 milliards de cash mais…4527 milliards de dettes. Il faudrait vendre et il s’y refuse: « Moi, je ne vends que de la publicité » dit-il. Résultat: les employés de Fininvest travaillent onze mois sur douze pour payer les intêrets de la dette. A terme, c’est abolument invivable. Tout son édifice financier repose sur le privilège exorbitant de disposer d’un quasi monopole de la télévision privée. Que la gauche l’emporte, comme aux municipales, et elle s’empressera de mettre un peu d’ordre sur les ondes. Quarante millions d’italiens regardent au moins deux heures et demie par jour les programmes berlusconiens, avec ses émissions porno-kitch, ses jeux de kermesse commerciale, ses séries Z et surtout, ses publicités. Réduire son antenne, c’est mener l’empire à sa perte. Berlusconi a déjà senti passer le vent du boulet quand la loi Mammi a eu la prétention de réglementer l’espace télé. Heureusement, il y avait l’ami, l’ancien copain de fac, le parrain de ses enfants, celui avec lequel la famille « Silvio » passait ses vacances, l’allié fidèle, le tout-puissant Bettino Craxi, chef de file des socialistes italiens. Las! Son protecteur n’est plus. Sous le coup de vingt quatre dossiers d’enquête, il est politiquement mort. Comme Arnaldo Fornali, secrétaire général de la Démocratie-Chrétienne et Giulio Andreotti, leader du parti. Tous aspirés par le vide d’un phénomène sans précédent: »Mani Pulite », l’opération mains propres. Quand les petits juges de Milan ont décidé de s’attaquer à la corruption, ils n’espéraient sans doute pas voir défiler dans leurs bureaux l’ensemble de la société italienne. Deux anciens premiers ministres dont Craxi, Andreotti en odeur de mafia, cent soixante quinze députés à l’instruction, seize anciens ministres inquiétés dont deux en prison, plusieurs milliers d’élus, de patrons, de policiers, de magistrats, de vedettes du spectacle, du cinéma, du football ont connu les prisons italiennes…On reste pantois. « Rien d’étonnant. La corruption était devenue un mode de fonctionnement », explique un journaliste à Rome. « On avait aboli toute responsabilité collective au profit de la débrouillardise individuelle. » Du coup, les grands partis changent de nom, la classe politique est décimée au moment où l’économie est en souffrance, crucifiée par le chômage et une dette publique de deux millions de milliards de lires. Et la mafia fait saigner le pays : » attentats individuels, bombes dans les gares à Bologne, aux musées de Florence et de Milan, sur les places publiques..Il y a eu des milliers de morts ces vingt dernières années. Et quatre régions d’Italie sont aux mains de la mafia. Ce pays est dans un état comparable à la fin de la guerre. Sauf que les dégats ne sont plus matériels mais politiques et moraux. » L’Italie est dans tous ses états, en plein désarroi, écoeurée par les scandales, effrayée par le désordre et la violence, désespérée par la dégradation économique…Et voici Silvio Berlusconi! L’autodidacte, l’homme qui transforme tout en or, si riche « qu’il n’a pas besoin de nous voler » dit une romaine, le partisan de l’ordre et de la famille, le seigneur d’une télé magique qui porte son image rassurante et dynamique à l’intérieur des foyers, le roi du football qui, seul, produit le consensus de la nation. Tous les matins, sur son bureau, il a le sentiment de connaitre le sentiment du peuple en suivant la courbe de l’audimat, ses préoccupations grâce aux résultats de ses grands magasins, la tendance des PME avec les rentrées publicitaires. Il possède son propre institut de sondages et croit diriger une sorte de gouvernement fantôme qui déjà éduque, nourrit et divertit les italiens. Reste à les diriger. Entretemps, le prince marchand a rencontré Giuliano Urbani, un professeur de sciences politiques de l’université Bocconi, le Harvard italien, un idéologue qui croit que les communistes ont toujours un couteau entre les dents et prône l’économie du tout-libéral, version Milton Friedmann. La gauche menace, il faut sauver le pays, Silvio Berlusconi est prêt à mettre à disposition son énorme appareil industriel, il tape du pied en répètant: « les gens n’ont plus de références. Je suis populaire. Ils ont besoin de moi ». Tous ceux qui le connaissent savent qu’il est l’homme des décisions rapides. Il y aura un leader, lui; un parti à construire, « Forza italia! » ; un slogan, « Descend sur le terrain! » Et une arme secrète, née de la rencontre entre l’idéologie d’Urbani et le sens marketing de Berlusconi: les « Clubs » politiques.
Quatre mille mètres carrés sur quatre niveaux, une armada d’ordinateurs, une société « Diakron », spécailisée dans les sondages, des cadres pressés, efficaces, yeux cernés, en blazer bleu-pantalon gris, accrochés à leurs téléphones portatifs..Au QG des Clubs Forza Italia de Milan, l’appareil mis en place est formidable. Le matraquage des spots et du numéros vert ont amené des milliers d’appels qui sont aussitôt fichés et exploités. On envoie des bulletins d’inscription, un programme, le règlement et, pour 500 mille lires, un kit complet d’autocollants, drapeaux, pin’s, horloge et cravates « Forza Italia ». Au rez de chaussée, un entrepot transformé en studio de télé assure la formation des futurs candidats. Deux conditions: ne pas être un professionnel de la politique et surtout, crever l’écran, être bon à l’antenne et savoir résister à un journaliste agressif. Auparavant, on a sondé le coeur de l’électorat: « j’ai mis en place une étude sur cinq mille personnes » dit Angelo Codignoni, directeur des Clubs et ancien « ambassadeur » de Silvio en France au temps de la « Cinq ». « Les gens voulaient du concret, pas de l’idéologie; ils refusent de signer un chèque en blanc aux politiques et sont prêts à les sanctionner s’ils ne tiennent pas leurs engagements. Un tableau qui confirmait l’intuition de Berlusconi. La preuve? Nous avons déjà 4922 Clubs constitués et 8097 dossiers de plus à examiner dans tout le pays. »
Dès l’été dernier, Berlusconi commence à recruter ces hommes venus de la société civile. Il n’a alors aucun appareil politique? Qu’importe! Puisqu’il a sous la main tout le réseau de ses démarcheurs publicitaires.
« Pour nous, c’est un marché comme un autre, » avoue en souriant Maurizio qui prospecte dans le nord de l’Italie. Il ne connait rien à la politique et il le dit: « j’évite les grandes discussions théoriques, c’est une perte de temps. » A l’automne dernier, on l’a envoyé en stage intensif où il a passé trois semaines à écouter les meilleurs profs du pays lui expliquer les grandes règles de l’économie, de l’état et de la chose publique: « j’ai rempli des cahiers entiers de notes serrées! » Puis il a commencé à explorer le pays à la recherche des meilleurs candidats. Un travail de chasseur de têtes politiques. « J’appelais un ami: »Veux-tu être candidat « Forza Italia »? Non. Alors, donne-moi les noms de quatre personnes de la société civile pour qui tu voterais… » Il a questionné ses relations, les maires, les préfets et mêm les évèques. Au culot! Il a rempli plusieurs milliers de fiches, écarté les caciques du système, les notables qui vous proposent leur vote contre une présidence de la banque locale, écarquillé les yeux devant les combines politiciennes et découvert la puissance de la politique: « les gens t’accordent un pouvoir incroyable! » Puis il a sélectionné les meilleurs, jeunes entrepreneurs, propriétaires agricoles, architectes ou avocat comme ce candidat à la députation, jeune cadre dynamique de trente trois ans, écoeuré par les dirigeants de la Démocratie-Chrétienne qu’il est allé dénoncé aux juges de Milan et s’est jeté dans les bras ouverts et entrepreneurs de Silvio Berlusconi. Aujourd’hui, « Forza Italia » a des candidats dans tout le pays et Maurizio le prospecteur appelle les chefs d’entreprises pour leur demander de financer le mouvement: »Allo! Comment vas-tu cher ami..Oui, un geste serait bienvenu. Disons cent millions de lires..Ah! c’est beaucoup..Allons donc! Bon, eh bien disons cinquante? D’accord! Mais pour lundi prochain. Par chèque. Ciao et merci! » Maurizio est un professionnel. Rien ne l’arrête. Les Clubs sont déjà un extraordinaire appareil de pression politique. S’ils ont été construit sur le modèle d’un club de football, certains font remarquer les points communs avec une stratégie moins innocente, celle retrouvée en 1981 dans les valises de la fille de Licio Gelli, chef de la loge P2. « Créer des clubs civils style Rotary, acheter les journaux et les journalistes, détruire la RAI, privatiser l’école et la santé, modifier la constitution pour imposer un régime présidentiel fort..Tout cela était dans l’esprit de Licio Gelli, obsédé lui aussi par la lutte contre le communisme », explique un syndicaliste du groupe Mondadori. Quand on a fait remarquer à Berlusconi que son nom figure dans la liste des adhérents à la Loge, -numéro 625, cotisation de 100 000 lires payée le 5 mai 1978-, il répond que ce n’était là qu’un geste passager de complaisance envers un ami membre de l’organisation.
« C’est un homme de droite, anti-communiste mais ce n’est pas un fasciste » dit Paolo Mondron qui prépare une biographie du grand Silvio. « Sa culture est plus une culture publicitaire que politique. Le pouvoir pour lui est avant tout un nouveau marché à conquérir, un nouveau jouet, le plus beau de tous. »
il rêve du pouvoir comme Citizen Kane, pas comme un enfant de Mussolini. Il a comme Bernard Tapie, la culture de l’autodidacte, la maladresse de ses coup de gueule, cette façon d’occuper le terrain économique, de toucher à tout, d’être fasciné par l’aspect spectaculaire du pouvoir et d’arriver à séduire les hommes politiques en étalant les réussites, groupe industriel ou club de football, mais il a en plus un véritable empire médiatique et une surface financière considérable. Et si le français a du faire allégeance aux forces politiques d’un pays structuré, l’italien a profité du nouveau paysage de la deuxième république romaine pour créer son parti à son image. Il a aussi des allures de Ross Perott, l’industriel américain, cette façon de dire que ce qui est bon pour la Fininvest est bon pour l’italie, mais Ross Perott s’est jeté seul dans la bataille, sans parti, et il a abandonné ses activités d’industriel quand Berlusconi s’est contenté de déléguer ses pouvoirs à ses plus proches amis. Arrétons-là les comparaisons. Silvio Berlusconi a de toute façon réussi le miracle de faire croire, lui, l’homme du système traditionnel Craxi, qu’il incarnait le changement et la modernité. mais il doit aussi affronter ses ennemis et mêmes ses amis du moment. D’abord le pôle des intellectuels et de l’essentiel de la presse qui opposent « Raisonne Italie! » au « Forza Italia! « berlusconien, les hommes de gauche qui ont beau jeu de souligner le flou et les contradictions de son programme électoral quand il prétend créer un million d’emplois par la détaxation, augmenter le budget en diminuant la dette publique..Affronter ses alliés du moment, ceux de la Ligue lombarde, furieux de se voir grignoter leur terrain électoral et qui multiplient les attaques personnelles; ceux des alliés néo-fascistes du MSI, centralisateurs hostiles à la libéralisation pronée par Silvio. Pour gagner, il faudra aussi que ne s’estompe pas le produit « Forza Italia » vendu à grandes doses de publicité juste avant la clôture de la campagne. N’empêche. Si les derniers sondages disaient vrai, l’Italie aura créé un nouveau et inquiétant modèle de dirigeant: celui d’un homme, maître du monde virtuel de l’image et de la communication, capable de crever l’écran pour venir s’asseoir directement dans le monde du réel, à la place du premier ministre d’un des plus grands pays d’Europe.


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