Pourquoi ceux qui nous gouvernent parlent comme des voyous
De Poutine à Donald Trump, les plus grands, en passant par les dictateurs exotiques, laissent parfois leurs tripes parler à la place de leur cerveau

C’est un moment unique de vérité, un temps, parfois très bref, où la carapace craque. Fini l’or des salons, le fleuret moucheté, le glacis du langage diplomatique. Quand le dictateur ou le président s’ouvre enfin, jaillit une phrase, une expression, une injure, qui montre toute l’étendue du refoulé. Le ça piétine le surmoi. Le surmoi, c’est moi. Et ce qui sort de ce raptus nous en dit plus sur l’homme, ou la femme, que bien des éditos politiques.
Alors, écoutons-les…
Donald Trump (États-Unis)
Bien sûr, il y a lui, en tête de la playlist du moment. Une brutalité politique assumée, une créativité sans fin, l’élégance du caniveau et la puissance de la première puissance économique mondiale. L’alliance de la loi du plus fort et du plus vulgaire, un mélange subtil de monarque absolu et de charretier.
Un brin de mépris ne nuit pas quand il parle de shithole countries (« trous à rats ») à propos des pays africains et d’Haïti. On le trouve plutôt affable sur Angela Merkel, « elle est folle, elle détruit l’Allemagne », mais on le retrouve plus nature quand il traite Kim Jong-un, autre démocrate affirmé, de Little Rocket Man, avant de lui déclarer ensuite son amitié éternelle. Souvent, fol varie.
Kim Jong-un (Corée du Nord)
Ce à quoi le même Kim Jong-un a répondu en traitant Trump de « vieillard gâteux mentalement dérangé ».
Il faut dire que Trump a l’art de transformer l’insulte en outil diplomatique ou électoral. Ou de faire croire, dès la première bataille, qu’il a déjà gagné la guerre. Regardez-le s’exclamer, en parlant des dirigeants des pays à qui il vient d’annoncer des droits de douane exorbitants et qu’il a invités à venir négocier sur le chemin de Damas à son bureau ovale. Écoutez-le dire, Narcisse épanoui, la corolle renversée en arrière, leur appliquer cette formule ciselée : They kiss my ass! Traduction : « Ils m’embrassent le cul ! »
Rendons hommage à Donald Trump, il est difficile, dans cette catégorie à la fois artistique et sportive, de faire aussi bien que lui. Même s’il n’est pas le seul à s’y essayer. Écoutons-les :
Vladimir Poutine (Russie)
Lui pratique le sarcasme, glacial, Made in St-Pétersbourg. En 2006, évoquant les ambitions nucléaires de l’Iran, il plaisante à propos du président Ahmadinejad : « Il a dit qu’il n’y avait pas d’homosexuels en Iran. Mais qu’est-ce qu’il me raconte ? »
Un humour à froid qu’il mêle, en homme fort, à des menaces à peine voilées. Comme en parlant des rebelles tchétchènes : « On ira les buter jusque dans les chiottes. » Ce qu’il fit.
Alexandre Loukachenko (Biélorussie)
Moins d’humour mais tout autant de détermination brutale chez le vassal de Poutine. Loukachenko a menacé l’Europe et traité l’opposition de « pourriture » ou « déchets occidentaux ». Face au « buter jusque dans les chiottes » plutôt imagé du maître, sa pâle copie n’a trouvé qu’une expression claire mais un peu datée : « On va leur arracher la tête à ces traîtres. »
Jair Bolsonaro (Brésil)
Loin de Moscou – un peu d’exotisme ne nuit pas – voici un président brésilien, accroché à son pouvoir, et qui ne dédaigne pas les propos misogynes, homophobes ou violents. À une députée de l’opposition : « Tu ne mérites même pas qu’on te viole. » Et à propos de la dictature militaire qui a ensanglanté le Brésil : « L’erreur des militaires, ça a été de torturer au lieu de tuer. »
Recep Tayyip Erdoğan (Turquie)
Moins vulgaire mais tout aussi violent, le pacha turc cherche, lui, à démolir ses adversaires. En 2017, face à l’Allemagne et aux Pays-Bas : « Vous vous comportez comme des nazis. » Et à propos du président français Emmanuel Macron : « Il a besoin d’un examen de santé mentale. »
Yoweri Museveni (Ouganda)
Voilà un homme politique stable. Élu en janvier 1986, en fonction depuis plus de 39 ans, il vient de prêter serment pour un sixième mandat. Ses convictions, elles aussi, ne changent pas. Notamment à propos des homosexuels, contre qui il a élaboré une législation anti-LGBT : « Ce sont des déviants. Nous allons les chasser de notre société. » Quant aux Occidentaux qui les défendent, ce sont « des dégénérés ».
Hugo Chávez (Venezuela)
De grossièreté, point ou si peu. On sent l’école révolutionnaire chez Chávez, habile à manier l’image agressive mais un brin lyrique qui, en 2006, à propos de George W. Bush, secoue la tribune de l’ONU : « Le diable est venu ici hier. […] Ça sent encore le soufre. »
Rodrigo Duterte (Philippines)
Le regretté président philippin, qui n’est plus au pouvoir mais se tiendra bientôt au centre du banc des accusés à la CPI, est connu pour son langage cru : « Obama, fils de p**, je vais te maudire dans ce forum. »* En matière de vulgarité-brutalité, il suffisait d’évoquer avec lui les homosexuels et les trafiquants de drogue pour qu’il livre sans fard le fond de sa pensée :
« Je vous tuerai comme je tuerais un cochon. »
Simples dérapages ? Non. La brutalité, teintée de vulgarité, est souvent une stratégie délibérée. Il s’agit de choquer pour marquer, de cliver pour exister, et d’afficher une posture de défi face à l’ordre établi. Donc un langage volontaire de domination politique, brut et théâtral.
Et peut-être un aveu d’impuissance et de frustration ? Notez : les dirigeants de la Chine, puissance brutale certes mais prudente, qui entend bien conquérir le monde, gardent toujours leur langue acérée enveloppée dans du papier de soie…
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