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Rafah : la guerre des tunnels.

publié le 12/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Par Jean-Paul Mari

Abdel Nasser touchait au but. Au-dessus de lui, il ne restait plus qu’une mince couche de terre et un peu d’herbe. Dans sa ceinture, le Palestinien serrait les trois mille dollars qui lui serviraient à rapporter des denrées rares. Un aller-retour, un seul voyage en Egypte et c’était une petite fortune assurée. Voilà des années qu’il en rêvait. Et deux mois qu’il creusait. C’était son premier tunnel. Il avait progressé de soixante mètres sous terre et sa galerie était maintenant assez longue. A l’origine était la cave d’une petite maison de Rafah, en territoire palestinien et l’entrée d’un puits vertical, profond. Abdel Nasser était passé sous la ligne de défense israélienne, en silence, pour que le bruit des travaux n’alerte pas les soldats en surface et il avait continué à gratter de longues semaines avant d’aboutir sur ce terrain vague, derrière un monticule repéré avant le début des travaux. Maintenant, il attendait la nuit. Quand il a raclé les derniers centimètres de sable en surface, il croyait découvrir les étoiles de la nuit égyptienne. Il n’a vu que la lumière des lampes torche qui éclairaient les visages des policiers qui le guettaient. C’était il y a six mois. Et Abdul Nasser est toujours en prison au Caire.
Il est parti d’ici, de ce quartier apparemment désert, au bord de ce qu’on appelle la « ligne rose ». On erre dans un paysage de ruines en enjambant des gravats, des tas d’ordures et des restes calcinés d’une rue transformée en impasse. Devant soi, un étrange graffiti : « Plus question d’amour ! »… Qui a pu écrire cela sur ce pan de mur à moitié écroulé ? Au bout du chemin, d’énormes rochers, monolithes de pierre de deux mètres de hauteur, sont posés en chicane, en protection des tirs ciblés et des balles perdues. Des monticules de sacs de sable crevés se vident lentement, laissent échapper un grain que le vent fait voler. Rafah étouffe. Il y a de la crasse dans l’air, de la cendre, de la poussière et ce sable qui épaissit l’atmosphère d’un four à plus de quarante degrés. On nage dans une nappe humide et bouillante, la poitrine oppressée, dans le chaos d’un quartier fantôme hanté par quelques survivants pugnaces mais épuisés, accrochés au souvenir d’autrefois, d’avant la création de la « ligne rose. » Le joli nom incongru désigne cette ligne frontière au sud de la bande de Gaza, entre la ville de Rafah la Palestinienne et la position de l’armée israélienne qui suit la ligne de démarcation internationale. L’Egypte est là, derrière, à un jet de pierre. Tout se joue sur une centaine de mètres de large à peine, un labyrinthe de bunkers, de fortifications de terre et de béton, de remparts ocres d’un monde crénelé, médiéval mais truffé d’armes modernes. Et au milieu, une route stratégique, lisse et noire, tracée sur une carte par la main de négociateurs de l’accord de Camp David en 1979 puis dans celui de Gaza-Jéricho en 1994 : la « Route Philadelphie », encore un nom étrange pour ce simple doigt d’asphalte au milieu des dunes. Avant, on venait ici filmer des images de familles séparées qui communiquaient en hurlant de chaque côté du grillage et se jetaient des paquets de lettres et de photos. C’est fini. Un mur de béton aveugle a remplacé la clôture. Côté palestinien, le décor ressemble à celui de la ligne verte de Beyrouth ou à la banlieue de Sarajevo, tous ces endroits maudits, zones de combat perpétuel, où il faut réfléchir avant de montrer son nez à la fenêtre. Pour gagner le centre de Rafah, il faut refluer, s’éloigner de cette zone de fracture en laissant derrière soi un amas de maisons dynamitées, de blocs de parpaings, de restes de cuisine ou de salle de bains lentement avalés par le sable. Peu à peu, les murs constellés d’impacts laissent la place à des façades maculées de graffitis et de peintures murales. Pas un mètre carré qui ne soit couvert de slogans politiques sur la « gloire des Martyrs qui défendent notre dignité », de tableaux naïfs et lyriques, éclatant de couleur, vert ou rouge, truffés d’armes, de kalachnikovs, de grenades, de roquettes, de kamikazes qui se font sauter, d’avions F 16 israéliens, d’oiseaux rapaces et d’immenses flaques de sang. Et partout encore, obsédant, étalé comme les pages d’un quotidien, des dizaines d’images de visages d’hommes jeunes ou plus âgés, en uniforme ou en civil, avec ou sans barbe, doux ou martiaux, ceux morts en se jetant sur les habitants d’une colonie voisine ou contre un barrage militaire. Encore quelques pâtés de maisons et voici le centre d’une ville de cent trente mille habitants, agglutinés sur une poignée de kilomètres. Rafah est à Gaza ce que Gaza est à Tel-Aviv. Tel-Aviv est une métropole d’aujourd’hui, Gaza est une ville du tiers-monde, Rafah n’est qu’un lacis de ruelles sales où un adulte ne peut pas passer les bras écartés. Dans la rue principale, on croise des charrettes à âne, des véhicules déglingués et des Mercedes volées. Au marché, des ombres poussent de lourds brancards chargés de pastèques vertes entre les minarets des mosquées où flotte le drapeau noir du Jihad islamique. Plus loin, des groupes tumultueux d’hommes font la queue, un jerrican de plastique à la main, autour du seul robinet d’eau potable du quartier. Les visages sont marqués, pales, tendus par cette survie au quotidien. Ici, au moindre incident, la violence éclate, contre le voisin, l’Autorité Palestinienne, contre Israël. La rue est un miroir, bric à brac de la misère, de l’entassement, de l’exaspération. En passant le check-point vers Gaza , on fait un bond en arrière d’un siècle en quelques dizaines de mètres. Puis de Gaza à Rafah, pourtant confiné dans le même espace palestinien, on s’enfonce rapidement dans l’obscurité d’un musée du moyen âge. Sauf que ses habitants, chômeurs accrochés à leurs paraboles et leurs écrans de télévision, passent leurs journées à contempler un monde qui leur échappe, les éblouit, les nargue.
Nabil fait pivoter son fauteuil de PDG, en suivant les quatre points cardinaux : « A l’Ouest, je suis à un kilomètre de la colonie qui nous barre l’accès à la mer. Au Nord, je peux circuler jusqu’à Gaza, à condition de ne pas être retardé ou coincé au check-point israélien d’Abou Qoli. » Nouveau quart de tour, il tend le bras : « A l’Est, à quatre kilomètres, je bute sur la frontière avec Beer Sheva, en Israël. Et au sud, il y a la « ligne rose » qui nous sépare de l’Egypte depuis plus de vingt ans. » Nabil est un fils de grande famille commerçante, il est jeune, mince, intelligent, énergique, fume des cigarettes américaines, possède le dernier téléphone portable, un grand bureau au sommet d’un immeuble et travaille sur ordinateur. Et il enrage, si près de la frontière, à regarder de l’autre côté, les toits des immeubles si proche, interdits.
Avant, Rafah était une ville en or, situé sur la route du commerce libre entre Al Arish l’Egyptienne et Gaza. En 1982, quand Israël s’est retiré du Sinaï, la nouvelle frontière est passée en plein milieu de la cité, coupant en deux la grand-rue Salah Eddine, séparant commerces, maisons, familles. Rafah, ville-carrefour, s’est transformée en banlieue perdue, sans issue. En 1987, la première Intifada et son cortège de manifestations, de barrages et de bouclages ont continué à étrangler la région. La deuxième Intifada a mis un terme au flot des ouvriers travaillant en Israël. Depuis vingt-deux mois, Rafah agonise. L’eau, l’électricité, l’essence, la farine, les médicaments, le bois, l’acier, l’électronique ou la verroterie… tout vient d’Israël ou doit passer par son territoire. Nabil, Pdg d’une société-fantôme d’importation d’électroménager, attends en vain son stock d’appareils bloqué dans les hangars d’Israël. Il perd de l’argent parce qu’il a acheté, payé et ne peut pas vendre, que la chute du shekel aggrave son déficit et qu’il doit continuer à payer les frais de garde de sa marchandise inutile. Voilà une des raisons qui a poussé le commerçant en machines à laver à se transformer en…..fabricant de tunnels. Il ne l’avouera jamais. Ici, le sujet est secret, frappé du tabou de la sécurité. Tout Rafah le sait mais personne n’aime en parler. Les collaborateurs d’Israël sont d’abord des informateurs et un tunnel connu est un tunnel condamné, aussitôt détruit. L’entreprise est longue, coûteuse et très risquée. D’abord, il faut s’associer avec une des familles qui possède une maison au bord de la « ligne rose » et commencer à creuser verticalement dans une cave ou une salle de bains, à l’abri des regards. Au début, les ouvriers ne trouvent que du sable mou puis, vers deux ou trois mètres de profondeur, le sol calcaire devient plus dur. Les premiers tunnels, profonds de cinq mètres, ont vite été abandonnés quand les pelleteuses de l’armée israélienne ont commencé à faire de larges tranchées à mi-chemin, de l’autre côté de la route Philadelphie. Alors, on a creusé plus profond, dix, douze, dix-sept mètres avant de continuer à l’horizontale. « Si les Israéliens descendent jusque là, nous creuserons plus bas, à moins vingt mètres » dit Nabil. Il faut des échelles mobiles pour descendre dans le puits, du bois, des cordes, des sacs ou de petits chariots reliés à un moteur pour évacuer les déblais de terre. On travaille nuit et jour, en équipes de quatre à cinq personnes. En surface, l’un surveille, l’autre disperse la terre évacuée ; en sous-sol, on creuse à la lampe de poche avec des bêches, des crochets, des pioches courtes en prenant soin d’étayer les parties meubles avec du bois. En novembre dernier, trois membres de la même famille ont été ensevelis dans l’effondrement d’un tunnel et il a fallu négocier avec les militaires israéliens pour pouvoir aller dégager leurs corps au bulldozer. Plus le tunnel est profond, plus il est solide. On peut alors sculpter une cavité en forme d’arche, haute de soixante-dix centimètres et large de soixante, à peine suffisante pour laisser deux personnes se croiser, des hommes minces et solides, capables de percer trois à cinq mètres par jour, pendant deux à trois mois, dans une chaleur humide, asphyxiante, une atmosphère de catacombes. Pour respirer, pas de ventilateur ni d’extracteur. Tous les vingt mètres, à des endroits sûrs, repérés en surface, on plante dans la voûte des tubes d’acier que l’on fait monter à la force d’un cric de voiture. Le mineur amateur devient plongeur des profondeurs, accroché à l’air tiède de son tuyau, attentif au moindre bruit, à la moindre alerte. Parfois, ce sont les pelleteuses de l’armée israéliennes qui explorent le sol, à la recherche des galeries ; parfois, les militaires creusent un trou profond et le bourrent de dynamite dont l’explosion déclenche un séisme et aplatit le moindre espace creux en sous-sol. Une fois passé les lignes israéliennes, les mineurs commencent à incurver doucement le tracé du tunnel vers le haut pour aboutir en pente douce à l’abri d’une dune, d’un verger ou dans le jardin d’une maison. Il faut des complices égyptiens, les mêmes qui se chargeront des achats, du transport et de la livraison. Ici, chaque famille a des parents de l’autre côté et à l’heure dite, quelqu’un soulève la trappe qui recouvre l’extrémité du tunnel, descend les marchandises vers les visiteurs qui repartent en rampant dans l’autre sens . Les cigarettes de contrebande, revendues quatre fois leur prix, les médicaments, subventionnés en Egypte et hors de prix à Rafah, l’or, autrefois de meilleure qualité, les appareils électroniques, une télévision, les armes, les munitions des documents ou des hommes recherchés… Tout a de la valeur. Il y a quelques mois, une patrouille israélienne a pris en chasse un véhicule à l’est de la frontière et ses occupants ont du abandonner six énormes sacs, au total 980 kilos de marijuana. La guerre des tunnels dure depuis près de vingt-cinq ans, les Egyptiens ont d’abord lutté contre la contrebande puis l’Autorité Palestinienne a détruit des dizaines de tunnels pour mettre fin à la fraude fiscale. Aujourd’hui, avec le bouclage des territoires, Israël a réussi à rendre hermétique la barrière entourant la bande de Gaza, ses patrouilleurs sillonnent la mer à trois miles des côtes, le ciel est parcouru d’hélicoptères, de drones, de F16 et le nouvel aéroport palestinien, à peine achevé, a été détruit… Ne reste que l’antique voie souterraine, de plus en plus longue, de plus en plus dangereuse.
En surface, tout au long de la « ligne rose », il y a le lieutenant-colonel Yehuda et son unité de réservistes parachutistes qui surveillent une sorte de ligne Maginot contemporaine. Les abords de la route Philadelphie ont été nettoyés, creusés de fossés, de barbelés, de fortins, avec escaliers intérieurs, murailles de sacs de sable, postes de tir numérotés, radars et mitrailleuses en batterie. Du haut d’une tour de vingt-cinq mètres, des hommes observent et notent le moindre mouvement suspect à travers de puissants binoculaires. Dans un poste similaire, une cohorte de techniciens et de militaires règlent la dernière arme livrée : une caméra infra-lumineuse, un écran vidéo soigneusement gradué, angle, distance et hauteur, doté d’un joy-stick et d’une gachette rouge. Le temps de choisir sur l’écran un point précis au sommet d’une butte, d’appliquer le témoin lumineux, de presser la gâchette et une rafale de mitrailleuse lourde, calibre 7.62, fait voler le sable précisément à l’endroit visé. Impossible de franchir la ligne avec ce mortel jeu vidéo. En sous-sol, les explosifs et les pelleteuses font le reste. Le 15 mai dernier, l’armée a découvert un tunnel de deux cents mètres de long à cinq mètres de profondeur, il était traversé par une ligne électrique et téléphonique et aboutissait dans la douche d’une maison. « Nous avons déjà détruit vingt-huit tunnels et nous connaissons l’existence d’une quinzaine d’autres » affirme le lieutenant-colonel parachutiste. Pour Yehuda, les tunnels ne servent qu’à passer des terroristes recherchés, des armes lourdes et des munitions. Il est convaincu que l’arsenal saisi cet hiver sur le cargo « Karine A » en Mer Rouge devait transiter par les chameaux des Bédouins du Sinaï jusqu’à la frontière de la ligne Rose et les tunnels de Rafah pour alimenter les combattants palestiniens de la bande de Gaza. Témoin ces furieux combats quotidiens autour du poste israélien de Termit, face à Tell El Sultan où, chaque nuit, des coups de feu sont échangés de part et d’autre. Depuis le début de l’Intifada, soixante-trois explosions ont touché la route Philadelphie et les alentours des postes de combat ont reçu un bon millier de grenades dont vingt-cinq en une seule nuit. Il s’agit de faire diversion, d’occuper les soldats de Termit la nuit pendant que le travail avance en profondeur, dans les tunnels. En septembre dernier, à l’extrémité d’un long tunnel creusé pendant trois mois, une bombe a explosé juste au-dessous d’un poste militaire, blessant plusieurs soldats israéliens. Le 10 juillet dernier, Hagaï Haïm, 25 ans, un capitaine à la recherche de l’entrée d’un tunnel a été abattu de deux balles dans la tête par un sniper au moment où il descendait de son véhicule blindé. Guerre de tunnels, guerre de tranchées, guérilla urbaine… dans les décombres du quartier du « Bloch 0 », Youcef Abu Jazar se préparer à déménager sa famille de dix personnes, comme chaque jour, un peu avant le coucher du soleil. Le onze janvier dernier, vers deux heures du matin, il a perçu le bruit d’un hélicoptère au-dessus de sa maison. Puis un projecteur a éclairé la rue et il a entendu un grand bruit de chenilles des chars et des bulldozers qui avançaient sur la ligne Rose. Aujourd’hui, le quartier est en ruines, la première ligne de maisons est détruite, les murs des autres sont constellés d’impacts de balles et Youcef Abu Jazar sous-loue un magasin vide pour la nuit. Les Palestiniens affirment que trois cents maisons ont été détruites le long de la ligne frontière ; l’armée israélienne reconnait avoir détruit quatre vingt-cinq constructions et Betsélem, une organisation israélienne, a compté soixante maisons rasées et six-cent quatorze personnes sans abri. Ceux-là mêmes qu’on peut voir, à l’abri d’une toile de bâche, installés depuis six mois sur un trottoir du centre ville de Rafah. Désormais, il faut creuser plus loin, plus longtemps, parfois sur plus de deux cents mètres pour percer les lignes israéliennes. Et les experts militaires commencent à envisager de construire des murs souterrains en béton pour barrer la route des tunnels. Jusqu’à quelle profondeur ? Nabil, l’ancien Pdg en import-export a vu deux mois d’efforts réduits à néant quand l’armée a dynamité la maison où il faisait creuser son dernier tunnel. Il dit que plus rien ne passe mais qu’il essaiera encore, jusqu’à ce qu’un jour, Rafah redevienne une ville de commerce, avec une frontière ouverte : un pays en or. Pour l’heure, chacun ne vit qu’en fonction de l’autre, obsédé par l’autre. Nabil le Palestinien d’un côté, Yehuda l’officier israélien de l’autre. L’un creuse, fait des trous; l’autre les découvre et les bouche. Impossible séparation.


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