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Récifs d’aventures

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

Au large de l’Australie, ce rempart naturel contre la fureur du Pacifique abrite un sous-marin fabuleux.


Pour noyer les derniers sanglots d’un désamour, John avait pris la route du nord, celle qui en Australie, dans un monde inversé, mène au soleil. Vers ce gros gâteau sec qu’est l’état du Queensland, racorni au coeur mais assoupli sur toute sa tranche par les eaux du Pacifique. Nous nous étions rencontrés quelques années plus tard alors qu’il initiait des Japonaises rougissantes à la plongée sous-marine. Il n’était pas le seul, disait-il, à s’être enfui vers la grande barrière dans l’espoir d’y retrouver un fragment d’innocence. Comme si tous les malheurs pouvaient se dissiper au fil du courant, dans cette parenthèse de sable et de corail.

La grande barrière de corail est, pour les Australiens, un lieu de jeux et d’épousailles. Les plus petits y flirtent avec les vagues, les adolescents avec d’autres adolescents et les hommes emmènent leurs femmes célébrer des noces au parfum d’écran solaire. Les détails sont laissés aux cohortes de scientifiques qui ne cessent d’éplucher les mystères de ce fabuleux rempart qui, du détroit de Torres au tropique du Capricorne, déroule ses effusions de calcaire. Si les récifs bourgeonnent, fleurissent et s’épanouissent comme des géraniums au balcon, le corail n’appartient pas au monde végétal, ni même minéral. Animal donc, presque dérisoire dans la simplicité de sa structure: un boyau qui s’ouvre sur une bouche, couronnée de tentacules. Seul, un corail n’est rien. En colonie, les coraux déploient la vigueur d’une armée, ils sculptent des arches, élèvent des cathédrales, bâtissent des forteresses avec pour seul matériau ce calcaire qu’ils puisent dans l’eau pour verrouiller d’une armure leur chair fragile. La grande barrière australienne, née d’un grain de sable, déroule une piste dans l’océan, si grande qu’elle est la seule structure -jamais construite par les organismes vivants que sont les coraux- visible de l’espace. Non pas une muraille aveugle et linéaire mais un dédale sous-marin où s’enchevêtrent 2 600 récifs et quelques 300 îlots.

Sur l’une de ces flaques de sable blond, le dos calé contre une glacière où ses bières restaient au frais, John regardait passer les baleines à bosse qui, chaque année, viennent faire leurs petits dans les eaux du Queensland avant de repartir pour l’Antarctique. La nuit, il écoutait le souffle des dugongs, ces vaches marines qui, les babines retroussées, ratissent les profondeurs pour en brouter les algues et dont la respiration est si douce que les marins des temps anciens imaginaient entendre le chant des sirènes. C’est peut-être trompé par le chant des dugongs -car le 11 juin 1770, la lune était claire et la marée haute- que James Cook drossa son trois mâts, l’Endeavour, sur un récif qui aujourd’hui, pour mémoire, porte son nom. Parti deux ans plus tôt d’Angleterre pour suivre la trajectoire de Vénus, il traverse le Pacifique, longe la côte est australienne et se retrouve le nez dans le corail. Pour se dégager d’une si mauvaise posture, James Cook devra faire passer par dessus bord une partie du ballast, cinquante tonnes de provisions et la moitié de ses canons. Les six semaines de réparation donneront le temps au navigateur d’observer les Aborigènes “Ils peuvent apparaître à certains comme un des peuples les plus misérables de la terre, mais en réalité ils sont beaucoup plus heureux que les Européens…”. L’Endeavour échappe enfin aux tenailles du corail et c’est au sortir de la grande barrière que James Cook revendiquera, au nom du roi George III, ce continent qui deviendra l’Australie. Le sort des Aborigènes qui “vivent dans une tranquillité que ne vient pas troubler les inégalités de la condition sociale” est scellé. Après la mésaventure de l’Endeavour, d’autres navires viendront encore s’égarer dans les méandres de la grande barrière qui porte aux flancs la rouille de ces naufrages illustres ou anonymes.

La grande barrière appartient donc à l’histoire. A l’imaginaire aussi. C’est la contrée où rêvent les Blancs, adossés à l’immense désert qui mange le coeur du pays. C’est un creuset où se fondent les mythes qui bercent l’Australie. L’homme de l’intérieur, le bushman qui a fini, fusil et banjo en bandoulière, par apprivoiser une terre qui ne ressemblait en rien aux patries verdoyantes de l’Angleterre et de l’Irlande. Un dur à cuire, brûlé comme un pain oublié sous la cendre, capable d’étendre d’une seule cartouche un émeu au galop et de vous chanter Waltzing Matilda avec une larme à l’oeil. Et puis l’homme de l’extérieur, celui qui a grandi les pieds dans l’eau. Le cuir tout aussi tanné que l’autre mais avec un trait blanc d’écran solaire en travers du nez. Il a des épaules d’armoire et une taille cintrée. La mer est son royaume mais la planche de surf n’est pas sa monture et c’est bien, pour l’Australien, la seule tragique erreur de cette grande barrière de corail qui garde au large la fureur de l’océan. Sur 2 000 kilomètres d’une côte au sable tendre et aux flots cristallins, pas une seule vague à chevaucher. Nul doute que, debout sur ses étriers, l’homme de l’intérieur a ri de cette mésaventure.

Si les surfeurs se désespèrent, d’autres savourent, dans l’enceinte de la grande barrière, la docilité de ce Pacifique en lisière de désert. La douceur contre l’aridité. La couleur contre la pâleur d’une terre vitrifiée. Vertes sont les tortues qui se hissent sur les plages pour y enterrer leurs oeufs et bariolés les poissons qui habitent cette volière aquatique. On les surnomme papillons, anémones, trompette ou perroquet au gré de leur forme et de leur plumage. Les coraux ont la même extravagance, ils se déploient en volute, en spirale, en éventail ou font la boule aussi ventrus et chauves que des bouddhas assoupis. Les crevettes portent des maillots rayés, les crabes agitent des pinces bleues et les requins ne font pas assez de victimes pour que les Australiens renoncent à leurs jeux aquatiques. La grande barrière est un foisonnement d’animaux étranges qui sont loin d’être tous recensés. Sur le papier, cela donne pour l’instant 4 000 variétés de mollusques, 1500 espèces de poissons, 350 types de corail et la fièvre aux scientifiques qui disposent de l’écosystème marin le plus varié qu’ils puissent trouver sur la planète. En 1980, L’Unesco en a fait un monument classé sur la liste du patrimoine mondial, depuis longtemps les Australiens avait accordé le titre de huitième merveille du monde à ce rêve de nacre et d’argent.

Rêve plusieurs fois millénaire et sans doute menacé par l’homme bien que les gardiens des récifs qui patrouillent le lagon en bateau et en hélicoptère soient souvent stupéfaits par la ténacité d’un si fragile enchevêtrement. Les rangers traquent les pêcheurs illégaux, les voyagistes sans licence, les touristes qui cueillent le corail pour s’en faire des souvenirs, les bateaux qui jettent leurs ordures à la mer et les navires qui nettoient leur fond de cale dans les eaux claires. La grande barrière est attaquée sur tous les fronts. Elle subit des attaques sournoises -celles des engrais utilisés dans les plantations de canne à sucre qui, à chaque pluie, discrètement filent droit à la mer- et des assauts tonitruants menés par les acanthasters, ces étoiles de mer trapues comme des bouledogues, aux bras hérissés d’un barbelé empoisonné. Elles déferlent en meute avec un appétit féroce pour le corail vivant qu’elles dépècent avant de disparaître sans laisser d’autres traces que des récifs rongés jusqu’à l’os. Et la question demeure de savoir s’il s’agit là d’un cycle naturel nécessaire à la croissance même du corail ou d’un dérèglement provoqué par l’agitation destructrice des hommes. La grande barrière est un mystère.

Aussi troublant, disait John, qu’un fragment d’univers qui en tombant à la mer aurait éparpillé une nouvelle constellation. Avec ses rythmes, ses langueurs, et sa frénésie quand vient l’heure de la reproduction. Aux mois les plus chauds, après une pleine lune et à l’étale de la marée basse, les récifs de la grande barrière australienne s’enflent d’une même urgence. En une seule nuit, avec la grâce d’un envol de ballons, des millions d’oeufs sont lâchés à la mer par les coraux, billes translucides qui scintillent de turquoise, de rose et de pourpre dans le courant qui les emporte. Ignorant les dangers qui viendront des océans et des hommes, avec une précision de métronome, le corail répète les cycles qui doivent assurer la pérennité de son espèce et la survie de la grande barrière. Ce ventre de sable et d’écume où John a pu dissoudre ses peines.

Copyright Libération. 2004