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Reportage: Une journée à Kobane

publié le 29/01/2015 | par Matthieu Delmas

Quatre mois après l’offensive de l’Etat islamique contre la ville de Kobane dans le nord syrien à la frontière turque, les combattants kurdes des unités de protections du peuple YPJ et YPG appuyés par les peshmergas irakiens et les frappes de la coalition continuent de résister et contrôlent 80% de la ville. C’est au milieu des décombres que les combattants volontaires se battent les armes à la main.


Il est deux heures du matin. La camionnette remplie d’une vingtaine de combattants kurdes s’approche tous phares éteints de la frontière syrienne. Les téléphones sont rassemblés dans un sac. La lumière d’un écran pourrait être repérée par les patrouilles turques. Le groupe continu son avancée à pied à travers les champs d’oliviers enneigés. Le départ est lancé entre deux passages de blindés. Une palette de bois permet de franchir les deux lignes de barbelés. Les soldats turcs effectuent des tirs de sommation. Le groupe continue. Reste un profond fossé à franchir. Une frappe aérienne brise soudain le calme apparent d’un bruit sourd. « Welcome to Kobani » s’enthousiasme Moustapha, jeune combattant volontaire âgé d’à peine 18 ans.

Un pick-up embarque les combattants et les dépose dans une pièce enfumée. Un jeune homme sert le thé, insiste pour offrir une cigarette. Nurhak, combattant kurde âgé de 49 ans se présente en français, « Je vis en France depuis 24 ans, je suis venu pour libérer mon peuple. Je suis prêt à payer de ma vie cette lutte car je ne peux pas regarder mes frères mourir sans rien faire » explique-t-il. Kurde de Turquie, Nurhak a laissé sa femme et ses quatre enfants derrière lui. « Un de mes fils âgé de 22 ans a voulu venir combattre à mes côtés mais j’ai refusé ». Il y a encore un mois, Nurhak était maçon à Toulouse. « Je n’accepte pas l’attaque de Daech contre notre village. Cette lutte, c’est celle de la liberté. Nous voulons installer la démocratie pour que les arabes, les kurdes et les juifs puissent vivre ensemble en paix. Je resterai ici le temps qu’il faudra jusqu’à la victoire ».

Le thé est fini. Les cigarettes terminées. Chacun s’endort et dans le ciel, le bourdonnement des avions de la coalition berce le sommeil. Il est trois heures du matin. La guerre ne s’arrête jamais.

Des allures de Stalingrad

Le jour se lève sur Kobane. Le cri des coqs alterne avec celui des mortiers et des kalachnikovs. Sur la place de la liberté qui fait face au poste frontière de Mutsipinar, les frappes de la coalition ont fait table rase des bâtiments. Un paysage lunaire qui rappelle celui de Stalingrad. Il y a trois semaines, l’Etat islamique contrôlait toujours cette partie de la ville. Ici et là, des corps de djihadistes en décomposition jonchent le sol. L’odeur, insupportable, colle aux vêtements. Dans une maison bourgeoise entièrement détruite, un calendrier affiche la date du 21 septembre rappelant qu’ici, la vie s’est arrêtée il y a quatre mois. Des vestes sont accrochées sur le porte manteau. Sur le sol, un lapin poussiéreux. C’est dans l’urgence que les habitants ont fui emportant ce qu’ils pouvaient avec eux.

Au coin d’une rue, une famille profite des quelques rayons de soleil. Fawziya rassemble ses quatre enfants et nous interpelle. « Regardez ! Nos enfants ont été brûlés. Quand Daech est entré dans la ville, ils nous ont tirés dessus. Un gaz étrange s’est propagé près de chez nous. C’est ce qui a brûlé mon fils au visage. Vous savez, certains enfants ont perdu leurs yeux. Nous avons bien essayé de franchir la frontière mais les turcs ne nous ont pas laissé passer ».


« Il faut mettre en place un couloir humanitaire »

A l’hôpital, le docteur Alif est submergé de travail. Ses yeux cernés parlent d’eux même. « Aujourd’hui, il y a eu trois voitures suicides. Ce sont elles qui font le plus de dégât. Nous avons perdu cinq combattants et comptons huit blessés ». Alif vit en Tunisie et s’exprime dans un français parfait. « Je suis originaire de Kobane. Je suis revenu car mon peuple a besoin de moi. Je suis le seul radiologue de la ville. Nous manquons de tout, de médicaments, de matériels. Je fais ce que je peux et j’essaye de faire au mieux ». L’hôpital a changé trois fois d’emplacement à cause des mortiers de l’Etat islamique. « Actuellement nous avons installé l’hôpital dans un sous-sol pour nous protéger des mortiers. J’appelle la communauté internationale à nous venir en aide. Il faut mettre en place un couloir humanitaire pour l’évacuation des blessés, le ravitaillement en médicaments et en nourriture » insiste-t-il.

Aux alentours de l’hôpital de fortune, de grandes tranchées ont été creusées afin d’empêcher le passage des voitures piégées. Des draps sont étendus à travers les rues pour couper la vue des snipers.
Terré dans un sous-sol, Shavin Mahmoud, la ministre de la communication de Kobane a créé une école. Les moyens sont modestes mais l’essentiel y est. Un tableau, des cahiers, et tout autour de la pièce, des coussins sont posés sur le sol. Aujourd’hui les élèves planchent sur l’alphabet Kurmanji. Les enfants ravis de s’occuper épèlent les lettres une à une en hurlant.

La récitation est interrompue par le bruit d’une frappe de la coalition. Le souffle fait trembler la pièce mais aussitôt les enfants continuent à la lettre suivante. « Les premiers jours de la guerre, les enfants pleuraient dès qu’un mortier ou une bombe explosaient. Mais maintenant, ils sont habitués. Même en ce moment, les enfants apprennent rapidement » explique fièrement la jeune enseignante. « Nous sommes deux professeurs pour six groupes. Chaque groupe a trois classes par semaine. Je suis ingénieur en communication et l’autre professeur est économiste. Avant, personne ne pouvait apprendre à écrire le kurmanji à l’école. Le kurmanji s’est mélangé avec d’autres langues, le turque, l’arabe et le perse alors nous devons corriger notre langue afin de la préserver » explique l’enseignante.


Une guérilla urbaine

Sur la ligne de front est, les combattants des unités de protection du peuple YPG et YPJ se terrent dans les décombres. Pour ne pas se déplacer à découvert, des passages sont percés entre les bâtiments. Kawa, un jeune combattant YPG arbore fièrement son lance-roquette et tient à s’exprimer. « Ici nous sommes sur la première ligne de front. Nous souffrons de l’hiver mais nous tenons notre position. Nous avançons maison par maison afin de ne pas mettre en danger nos combattants. Parfois nous avançons de 100 mètres, parfois nous restons cinq jours au même endroit ». Tout en cuisinant des œufs sur un poêle à pétrole, il lance : « le moral des djihadistes est au plus bas. Leur stratégie repose sur les attaques suicides et les snipers».

Avec son épaisse moustache parfaitement taillée et du haut de ses 26 ans, Kawa a 10 hommes sous ses ordres. Il assure que la Turquie apporte un soutien logistique à l’Etat islamique et leur donne des informations. « Il y a des photos sur lesquelles on voit les soldats turcs discuter avec les djihadistes. Toute leur nourriture arrive de Turquie » affirme le jeune homme. La cuisine est interrompue par cinq tirs de mortier. Les murs vibrent. De la poussière tombe dans l’omelette. Chacun retourne à sa position derrière des sacs de sable. Les jeunes combattants tirent des rafales de kalachnikov en direction d’un bâtiment occupé par les djihadistes situé à 50 mètres. Le calme revient. L’omelette a brûlé.


« Cette lutte n’est pas celle des Kurdes, c’est celle de l’humanité »

La nuit tombée, Enwer Muslim, le premier ministre de Kobane reçoit dans sa maison. « Le plus important pour nous est de montrer que la résistance des kurdes contre l’Etat islamique concerne le monde entier. L’attaque contre Charlie Hebdo à Paris en est la preuve. C’est votre devoir en tant que journaliste de montrer notre lutte au monde » dit-il avant d’ajouter, « nos combattants sont prêts à tout pour la victoire. Le danger est encore présent mais je suis sûr que nous libérerons notre ville pour le nouvel an Kurde du 21 mars. Kobane sera la ville qui aura résisté au terrorisme. Nous appelons toutes les nations à nous venir en aide pour lutter contre l’Etat islamique qui tue nos enfants et réduit nos femmes en esclavage. Cette lutte n’est pas celle des kurdes. C’est celle de l’humanité».

Il est 17 heures. Une tempête de neige s’abat sur Kobane et c’est autour d’un poêle à pétrole que les combattants se réchauffent. Le soleil se couche. Demain ça recommence.


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