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Retour sur l’assassinat d’un poète.

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Un beau film d’Abdelkrim Bahloul ressuscite la figure de ce grand poète engagé, provocateur, homosexuel, négligé en France et rejeté en Algérie, et dont le meurtre mystérieux symbolisa le naufrage d’une révolution à laquelle il s’était identifié


C’était un fou d’Algérie et il en est mort. On a retrouvé Jean Sénac le 30 août 1973, allongé entre deux lits, dans une cave sordide d’Alger, celle qu’il habitait au 2 rue Elisée-Reclus, étrange adresse qui sonne comme prince captif ou poète emmuré. Ce mur contre lequel on lui a fracassé la tête, avant de lui porter 23 coups de couteau post mortem, histoire d’accréditer la thèse d’un crime crapuleux. Il l’avait prévu: «Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c’est une affaire de moeurs…» Le journal «El Moudjahid» traite sa mort en quelques lignes, le reste de la presse se tait, on arrête un petit délinquant, il «avoue» et reconnaît le vol avant d’être discrètement libéré. Le ministre de l’Information refuse qu’on publie l’annonce de ses funérailles et il est enterré – contre sa volonté – dans un cimetière chrétien à Guyotville et non en terre musulmane. Exit le poète. Il faut dire qu’il ne servait plus à rien au nouveau régime, qu’il était même devenu très irritant avec son idéalisme révolutionnaire et sa naïveté intacte, voire franchement gênant, lui l’homosexuel, pied-noir, français, chrétien, à force de dénoncer le naufrage d’une Algérie nouvelle: «J’ai vu ce pays se défaire/ Avant même de s’être fait/ Pays de zombies, de fantômes…/ Cet immense cloaque, c’est quoi?»
Face au dévoiement des anciens militants devenus potentats, il écrit: «Non, mon frère, ce ne sont plus les monstres colonialistes, c’est le napalm de nos bourgeois, des profiteurs, des « militants » sans base/ […] Camarades, les ordures envahissent le sang!/ Il y a corruption et crime/ […] Le sang de Ben M’Hidi, c’est leur Coca-Cola!» Lui qui avait rêvé d’une terre de soleil, méditerranéenne et mélangée, arabe, berbère, juive et latine, belle et sensuelle, contemple une capitale «libérée du colonialisme» mais étriquée, dogmatique et brutale: «Dans cette ville, la jeunesse est un crime, l’intelligence est un crime, la beauté est un crime.» Jean Sénac en crève parce qu’il est algérien, de naissance, de ventre, de coeur, d’esprit. Il est né pauvre et bâtard à Beni-Saf et a grandi dans un faubourg d’Oran. Camus, qui sera longtemps son protecteur, reconnaît en lui ce pied-noir misérable, le métèque espagnol, l’orphelin et même l’homme fragile relégué un temps dans un sanatorium d’Algérie. Il est petit, moche, devient prématurément chauve, efflanqué, porte les épaules en dedans mais signe ses lettres d’un soleil et séduit tous ceux qui l’approchent. Il est fou de culture, de lecture, de peinture – «la peinture, ça reste, ça saigne, ça éclabousse…» -, fou d’ambition aussi, de vanité souvent, de désir et de sexualité débridée. Le poète écrit ses vers sur une carte postale, au coin d’un journal ou d’un carton d’invitation, drague tous les jeunes Algériens qui lui plaisent, court toujours après trois sous pour manger et une chambre pour aimer.
A l’heure de la guerre d’indépendance, il choisit son camp naturel, présente des étudiants algériens indépendantistes à Camus, aide le journal «El Moudjahid» à trouver une imprimerie clandestine et joue, à défaut de valises, les porteurs d’idées du FLN, écrivain engagé mais contradictoire qui passe la guerre à Paris et confesse: «Je suis ici inutile, complice et lâche. J’ai honte…» Quand Camus dénonce les «crimes du FLN», Sénac l’interpelle: «N’êtes-vous plus désormais que le prix Nobel de la pacification?» Mais celui qui l’appelait «mi hijo» («mon fils») le qualifie désormais en souriant de «petit égorgeur».
A l’heure de l’indépendance en 1962, l’Algérie accueille à bras ouverts un poète capable de commettre des vers ridicules: «O Révolution/ Tu es belle comme un comité de gestion…» Nommé conseiller d’un ministre de Ben Bella, Sénac crée une galerie de peinture, fonde l’Union des Ecrivains algériens et anime une émission de radio: «Poésie sur tous les fronts». Mieux, il vit désormais dans son élément, à Pointe-Pescade, près d’Alger, à la villa Venezia, face à la mer, en plein soleil. Courtes années de gloire. Un coup d’Etat chasse Ben Bella remplacé par l’austère Boumediene, ennemi du «rouge à lèvres» et de la francophonie. Déjà, une loi interdit à toute musulmane le mariage avec un non-musulman. Quand on lui annonce l’imminence d’une campagne anti-homosexuelle, le «fou à lier, poète, bâtard, pédéraste…» éclate d’un grand rire: «Il faudrait débaptiser la moitié des rues d’Alger!»
«La poésie de Sénac affronte le feu», a écrit un de ses amis militants. Lui n’a pas changé, écrit des articles à l’étranger et donne des conférences qui font salle comble, plus sûrement que celles des ministres du régime qui boudent sa volonté d’avoir la nationalité algérienne. C’en est trop. Le ministre de l’Information, Ahmed Taleb Ibrahimi, lui retire son émission à la radio; il perd son poste à l’Union des Ecrivains et sa belle villa Venezia pour se retrouver dans une cave d’Alger, 2 rue Elisée-Reclus. Le régime l’a assassiné politiquement. Ne reste plus qu’à en finir avec l’homme, poète obstiné, qui écrivait: «Quand je serai mort, jeunes gens, vous mettrez mon corps sur la mer… Vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste…»

Jean-Paul Mari


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