Jean-Paul Mari présente :
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ROMAN : « LA PREMIÈRE PIERRE »

Livres publié le 19/10/2017 | par grands-reporters

Dédicace

Quand les Russes occupaient encore l’Afghanistan, j’ai rencontré Shah Wali dans un camp de moudjahidine. C’était une vallée de l’Arghestan, en 1988. Je l’ai tout de suite remarqué : ses traits d’enfant étaient constamment déformés par des tics que l’on ne voit chez nous que sur le visage d’hommes beaucoup plus âgés et traumatisés. Les moudjahidine m’ont raconté que Shah Wali avait reçu une formation de tireur d’élite. A seulement douze ans, il avait déjà assassiné six personnes.

Ce livre est dédié à Shah Wali et à tous les autres dont la vie a été volée par une guerre qui ne finit jamais.

Manuel prenait conscience que, la guerre, c’est faire l’impossible
pour que des morceaux de fer entrent dans la chair vivante…
ANDRE MALRAUX, L’Espoir


Prologue

Je marche entre des tombes pleines et des tombes vides. Qui pour contrôler le contenu des cercueils ? Pour vérifier les inscriptions sur les pierres tombales ? Pour dire qui ils étaient quand ils vivaient ? Et qui ils sont, maintenant qu’ils sont morts ?

PREMIÈRE PARTIE

3e section

Zone blanche

Le ciel blanc-bleu d’août est bas comme un plafond. De l’autre côté du mur d’enceinte, le désert qu’ils ne peuvent pas voir — dont l’infinité dépasse leur imagination. Guetter un ennemi qui les guette : un jeu de cache-cache dans le vide les attend et ils le savent.

Pas de tapis roulant pour les emmener vers leur destin, ici, ni d’orage grondant sans cesse pour leur annoncer la proximité du front, ni de tambours assourdissants qui menacent de les engloutir. Rien. Dans quatre mois, ils seront en permission. Dans six, ils seront ailleurs. Dans leur vie, la guerre n’est tout simplement qu’un épisode.

Le commandant de la section dévisage ses hommes les uns après les autres. « Vous êtes ici parce que vous l’avez choisi, personne ne vous a forcé. Ne l’oubliez jamais, vous êtes venus librement. Mais souvenez-vous aussi qu’un jour, ce choix vous sera compté comme une gloire ou comme une infamie. »
Un vacarme les enveloppe soudain, mais il vient de leurs propres lignes.

C’est un grondement de l’air qui trahit la présence d’un important aérodrome aux alentours, les avions cargos qui décollent et qui atterrissent, les hélicoptères qui font tourner mollement les pales de leurs rotors, les avions de chasse qui quittent avec fracas leurs lignes de départ. C’est un grand va-et-vient, à l’image de cette guerre : rien ne reste en place.

« Tu ne peux pas choisir si tu transpires ou pas », continue le commandant. « Ni d’avoir la chiasse ou d’être constipé. Ton corps est comme une voiture sans direction. Pas de levier de vitesses, ni d’embrayage, ni de frein, ni d’accélérateur. Tu es un passager dans un véhicule que tu ne contrôles pas. »

Les yeux bleu clair de Rasmus Schrøder, lorsque l’on se rapproche, semblent révéler une couleur plus sombre, bleu marine ou pourpre. Ses lèvres sont d’un rouge flamboyant avec un arc de cupidon parfait qu’enlaidit une petite cicatrice. Il ne s’est pas rasé ce matin. À l’instar de beaucoup d’autres, il a prévu de se laisser pousser une longue barbe, comme si le désert leur commandait de ressembler à ces ennemis qu’ils ont tant de mal à trouver.

Le Danemark, Rasmus Schrøder l’appelle la « Zone Blanche », un endroit où ton cœur bat trois à quatre fois par minute dans une harmonie molle, cadencée, un endroit où la vie file dans un demi-sommeil satisfait et sans défense. Là-bas, en face d’un homme armé, tu te mets à genoux pour qu’il te laisse la vie sauve. Au lieu de lui sauter à la gorge et de lui tordre le cou. La Zone Blanche est une zone dangereuse.

Ils ont quitté un continent pour atterrir à mi-chemin d’un autre. Des montagnes, des déserts, des fleuves et des mers. Des points dans le désert signalent un village. Le Danemark pourrait tenir tout entier ici, enclos entre deux chaînes de montagnes. Ils n’ont pas remarqué qu’ils quittaient l’espace aérien iranien pour franchir la frontière afghane — mais qu’est-ce qu’une frontière à dix kilomètres d’altitude ?

– Vous êtes des soldats. La Zone Orange est votre seconde maison — là où le cœur bat à cent pulsations minutes, une zone d’extrême vigilance. Dans la Zone Rouge, vous lutterez pour votre vie. Dans la Zone Grise, vous serez dos au mur.
Schrøder fait toujours une pause à ce moment-là.

– Dans la Zone Noire, la panique vous envahira. Quand la plupart d’entre vous crieront qu’ils n’en peuvent plus, ils n’auront encore rien vu. Vous serez sur le point de vous écrouler. C’est comme ça, c’est dur. Et quand vous aurez le goût du sang dans la bouche et que votre cœur cognera dans vos oreilles —, ce sera le signe que maintenant, tout est sur le point de commencer.

Camp Bastion s’étend dans toutes les directions. Des chemins poussiéreux se croisent à angle droit, en croisent d’autres, puis d’autres encore, mais toujours à angle droit. Il y a des baraquements, des conteneurs et des tentes dont la toile se confond avec la poussière. Beaucoup plus loin, des murs d’enceinte construits en Hesco bastions — des piles de sacs de gravier retenus par du fil de fer galvanisé, rapides à monter, rapides à démonter. Rien n’accroche ni n’enflamme le regard des hommes. L’air tremble dans cette chaleur comme un présage de mirage.

Lorsque la troisième section est prête à partir dans le désert pour rejoindre Camp Price, ils enfilent leurs vestes anti-fragmentations, se munissent de leurs fusils et de leurs sacs à dos remplis d’équipements. Une gravité nouvelle les envahit, qu’ils n’ont pas connue pendant leur entraînement.
Maintenant, c’est pour de vrai, pensent-ils. Et pleins d’espoir, ils écoutent les battements de leurs cœurs.


Zone orange 

1

Hannah porte un débardeur militaire vert, quand tous les soldats de la troisième division sont torse nu. Au Danemark, ils ont peaufiné leur bronzage tout l’été, et le soleil de la province de Helmand, d’une blancheur douloureuse, ne les gêne pas.

Certains arborent des tatouages. Le ventre, le torse et les bras vierges des autres n’attendent que d’être remplis de croix, de drapeaux danois, de têtes de morts ou de déclarations d’amour (à une communauté en particulier ou à des principes abstraits) — souvent en latin et mis en valeur par une typographie fantaisie. Les serments de fidélité à un absolu ou à ce qui l’incarne ont besoin d’espaces vides. Ces corps sont une galerie de peinture en marche, des toiles qui attendent leur pinceau.

Ce sont tous des gagnants. C’est ainsi qu’ils se considèrent, mais pas parce qu’ils comptent gagner une guerre qui a déjà duré de longues années. Ce sont des gagnants parce qu’ils sont là. Parce qu’ils étaient les meilleurs pendant leur formation, ils sont là. D’autres ont dû abandonner en chemin parce qu’ils n’avaient pas assez d’endurance, ou tout simplement parce qu’ils ne comprenaient pas la discipline : ce sont des perdants. Ils savent peut-être manier un fusil automatique, mais cela ne suffit pas. Il faut comprendre que tu es aussi responsable de tes camarades.

La troisième section laisse Camp Bastion derrière elle et met le cap vers Camp Price, une base avancée qui, comme beaucoup, porte le nom d’un soldat tué au combat. Les tentes et les conteneurs de Camp Price peuvent accueillir jusqu’à cinq cents personnes. Trois cent cinquante sont de nationalité danoise, le reste est britannique. Derrière une clôture, au milieu du camp, un détachement des forces spéciales américaines.

En pratique, les Américains se montrent à la cantine mais il n’y a pas de circulation en sens inverse : il est interdit de pénétrer dans cette mini-Amérique. Seule exception, la tour de guet qui se dresse au milieu des tentes des forces spéciales et qui permet d’observer les chaînes de montagnes au loin. Les baraques de Camp Bastion seront remplacées par des tentes spacieuses, d’un brun sombre, recouvertes par la poussière des pistes, équipées de l’air conditionné et reliées entre elles par un grillage en plastique noir.

Ils ont effectué leurs premières patrouilles mais n’ont pas encore été au feu. Autour d’eux, le paysage est monotone, à l’exception des berges du fleuve, où ils trouvent de larges zones vertes et peuplées qu’on dirait pensées pour le combat — avec leurs cours fermées et entourées de murs, leurs champs de maïs et leurs haies qui coupent le vent : un labyrinthe de torchis propice à toutes les embuscades possibles.

Les bouches à feu semblent faire partie de cette architecture tranchante de l’âge de pierre, de la même manière que les bruits de fusillade, à l’instar du bêlement des chèvres et des cris des enfants, appartiennent à la rumeur continue d’ici. Les soldats danois s’y sont habitués. Le vacarme de la guerre participe du bruit de la vie.

Lorsqu’ils patrouillent, ils roulent au beau milieu de la Highway 1. Tout le trafic se range sur le côté et s’arrête. Au besoin, des roquettes éclairantes sont tirées en guise d’avertissement. Le convoi de véhicules blindés fait grand bruit en avançant entre les deux rangées de véhicules immobiles. La peur des bombes lancées du bord de la route et des voitures piégées explique cette procédure.

« En Irak, on ne pouvait pas arrêter la circulation », relève Robert, l’un des trois sergents de la section. Il a été en Irak, mais pas dans les bacs à sable du Sud, Camp Eden ou Camp Danevang. Robert était employé par une entreprise de sécurité basée à Bagdad. Garde du corps, escorte, transporteur, ce genre de boulot. La boîte s’appelait « Darksky ». Aucun d’entre eux n’en a jamais entendu parler, ici. « Contractor », comme il se désigne lui-même. « Soldat à louer », sourit Schrøder.

En Irak, dans leur Mitsubishi Pajero argentée, ils circulaient toujours sur la voie de gauche. Car les attaques venaient de derrière, et visaient les chauffeurs, le point faible du convoi. Rouler à gauche contraignait les assaillants à passer par le côté passager. Le coffre restait toujours ouvert, une mitrailleuse prête à tirer.

– Un bouclier humain, précise Robert, rapidement surnommé par les autres Irak-Robert — il parle comme un homme expérimenté. Tout le monde avait besoin d’un bouclier humain. Nous aussi. Quand on se rapprochait d’une intersection où l’on savait qu’il pouvait y avoir une embuscade ou qu’une bombe pouvait être lancée du bord de la route, on faisait toujours signe aux véhicules d’avancer. Des voitures chargées de familles, de femmes, de gosses, la totale. De sorte qu’ils prennent la merde en pleine gueule, s’il y en avait. C’était une procédure standard, une question de survie. Être un porc ou être mort, tu as vite fait de choisir.

À ce moment-là, le visage de Robert aurait dû se durcir, mais c’était sans compter son regard qui louchait légèrement, comme s’il ne faisait pas le point, ce qui lui donnait une expression vulnérable. Plus il se concentrait, plus son strabisme était prononcé. « Au moins, je suis un porc honnête. » Et de passer la main sur les poils drus qui hérissaient son menton.
La première fois qu’il avait entendu Robert se confier sur la guerre en Irak, Schrøder avait réagi : « On ne fait pas comme ça, ici. »
« Je sais bien, avait dit Irak-Robert. L’Afghanistan, c’est la bonne guerre. »

Ils traversent un paysage auquel ils ne s’habituent pas. Les hommes ont des visages pesants, desquels émergent seulement un nez et un flot de barbe, des yeux enfoncés dans leurs orbites, tantôt indifférents, tantôt accusateurs. Des vêtements plissés, des turbans, des tuniques, des châles, des pantalons amples, des mètres de tissu qui dissimulent tout ce qu’ils transportent et qui leur donnent aussi un certain poids. On dirait qu’ils ont poussé sur ce paysage, exactement comme leurs récoltes. Les Danois croient que ce vêtement s’appelle la « dishdasha ». Mais la dishdasha est la tunique longue des Saoudiens qui tombe jusqu’aux pieds. « Shalwar kameez », corrige Schrøder.

Comme ils n’ont pas encore de mot danois pour désigner les fermes fortifiées de la campagne afghane, ils utilisent le mot anglais « compound ». « Qalat », dit Schrøder, qui, en tant qu’officier interprète parle également le pachto. « Cela s’appelle un “qalat”. » Il leur enseigne deux autres mots importants : badal, la « vengeance », et nang, l’« honneur ». Mais les apprendront-ils jamais ?

Les Afghans ne bougent pas. D’ailleurs, ils n’ont pas de mot pour cela, pour dire qu’ils s’en vont. Ces hommes-là irradient. Ils ont quelque chose de biblique quand on les observe, rescapés d’un autre âge, dotés d’une persévérance qui se confond avec de l’animosité.

Quand ils sont assis à l’arrière de leurs Toyota Corolla laquées blanc et cabossées, ou lorsqu’ils plaquent un téléphone portable contre leur oreille, ils n’ont pas l’air si différent. De temps à autre, les Danois en grillent une avec eux. On leur a donné un petit livre avec une centaine de mots et de formules courantes. Comment ça va ? Je vais bien. Tu es armé ? Ouvre le coffre. Mains en l’air. À plat ventre. Rendez-vous.

Les Anglais appellent les talibans « ragheads » ou « shitheads ». Les Danois disent « enturbannés » ou « tali-bob ». Les locaux, ils les appellent « LN », un acronyme de Local Nationals. Pour parler d’eux, ils disent « ferangi ». Cela veut dire « ceux qui viennent de l’ouest ». Ils ne parlent jamais avec un Afghan sans avoir une main fermement serrée sur leur fusil automatique. Jusqu’à présent, personne dans la section n’a officiellement tué qui que ce soit.
– Schrøder, dis-nous la vérité. Pourquoi t’es ici ?

Le ton de Jakob est moqueur. On ne s’adresse pas comme ça à un officier supérieur. Mais les soldats se sont rapprochés pendant les huit mois d’entraînement, alors ils pensent qu’ils savent tout de leur commandant — ou qu’ils peuvent tout savoir. Il a fait une carrière dans l’armée qui, même si elle n’est pas tout à fait classique, n’a rien de particulièrement remarquable. Il a déjà été en Afghanistan. Mais c’est son métier dans le civil qui les intéresse. Jakob est le plus jeune de la section, dix-neuf ans. Les autres se moquent de lui à cause de son âge.

Jakob dit tout haut ce qu’il pense et sa curiosité est sans limite. Il est roux, avec des tâches de rousseur sur le nez. Il est le seul à prendre le soleil en T-shirt bien qu’on soit déjà en septembre. La plupart a le haut du corps cramé au soleil afghan. Jakob, avec sa peau laiteuse n’est bronzé que dans le cou et sur les bras. Son visage reste à l’ombre d’une casquette de base-ball rouge vif.

– Ils t’ont viré ? T’avais pris la caisse ?
Jakob ne lâche rien.

– Je suis ici pour faire la différence.

Il y a tellement d’ironie dans la voix de Schrøder qu’il est impossible de prendre sa réponse trop au sérieux.

– On n’y croit pas.

Michael a quatre ou cinq ans de plus que Jakob. Tireur, dans les vingt-cinq ans, il est comme un grand frère pour Jakob. C’est toujours lui qui prend sa défense et qui fait en sorte que la plaisanterie n’aille pas trop loin. Il ricane ostensiblement à l’attention de Jakob, assis sur une chaise avec son fusil sur les genoux. Ils sont en train de nettoyer leurs armes. Sur les larges épaules de Michael, un léopard montre des dents sanguinolentes. En dessous, on a tatoué cette phrase en latin : In omnia Paratus, « prêt à tout ».

– Okay, dit Schrøder. Pour avoir de la terre sous les ongles. Faire quelque chose. C’est pour cela que je suis ici — il hésite un instant. Une inspiration.
Dans le civil, Schrøder a travaillé pour une société de jeu vidéo. Il a imaginé beaucoup de jeux auxquels ils jouent, des jeux qu’ils connaissent par cœur. Le plus souvent, il s’agit d’un assassin au crâne rasé avec un code-barres tatoué dans le cou et un visage aussi expressif que la pulpe d’un pouce.

Pour cette raison précise, il est le sujet de conversation préféré des soldats de la section. Ils en ont débattu pendant des heures, encore et encore : « Si tu étais Schrøder, tu lâcherais tout pour venir ici ? Quand tu penses que tu peux rester derrière ton écran à jouer aux meilleurs jeux du monde, et en plus être payé pour ça ? »

La discussion achoppe toujours à cet endroit, sur un aveu unanime et indécis. Oui, ils lâcheraient tout. Mais ils ne savent pas ce que c’est que d’être Schrøder. Ils savent ce que c’est que d’être ici. Et, si à cet instant ils s’ennuient, ils sont certains qu’il va se passer quelque chose. Jakob le sent quand ils ont leurs armes en main. Ce n’est pas un joystick qu’il serre. Ça, c’est the real thing.

Jakob serait le mieux placé pour dire ce que c’est que d’être Schrøder, cependant. Car en classe de seconde, il avait effectué un stage dans une société spécialisée dans le graphisme pour les jeux vidéo, à Kalvebod Brygge, à Copenhague. Il avait dû signer une clause de confidentialité qui stipulait qu’il n’avait le droit de rien raconter. Rien de ce qu’il voyait sur les écrans où les nouveaux jeux vidéo étaient en cours de développement, en tout cas. Mais la déclaration ne mentionnait pas les fresques de la cantine où deux filles posaient en cuissardes et sous-vêtements de cuir, chacune son fouet serré dans une main gantée de cuir.

– Ces strings étaient si serrés, dit Jakob. On pouvait sentir l’odeur de la mouille.

Il n’évoque ce détail qu’une seule fois. Mads, la fossette sur le menton, dont tout le monde sait qu’il est le plus grand baiseur de la section, le regarde alors, et fronce ses puissants sourcils bruns de manière interrogative. Mads se rase tous les jours. Car la fossette l’emporte sur la barbe.

– La mouille, dit-il, tu as parlé de la mouille ?

Jakob acquiesce, déjà plus très sûr de lui.

– Écoute l’expert, dit Mads d’une voix pleine de mépris, tu me dis ce que ça sent, exactement, la mouille ? Oui, parce que je n’en sais rien, moi, même si j’ai souvent mis mon nez dedans. Mais ce détail-là, je ne vois pas.

– Vas-y, Mads — le ton de Jakob est quasiment suppliant. Tout le monde connaît l’odeur de la mouille.

– Ouais, tout le monde mais pas moi. Ça sent la cannelle ? Le poisson ? Les œufs de cabillaud bouillis, peut-être ?

– Hey, mec, arrête. Il y a des femmes, ici

— Hannah le coupe et se tourne vers Jakob. À l’évidence, c’est toi qui as fait ces captures d’écrans sur l’ordinateur de la section : tetonmignon.com, fessesbrulantes.com, epicboobs.dk. On est vraiment tous obligés de subir tes fantasmes de pervers ?

À chaque fois que Hannah se connecte dans le conteneur du camp où la Défense nationale a mis à disposition des soldats des ordinateurs reliés à Internet, les mêmes images lui sautent à la figure — celles qu’elle soupçonne Jakob d’avoir téléchargées : une longue litanie de femmes à genoux, aux fesses imposantes pointées vers le ciel, découvrant des vulves humides, rasées et brillantes.

Hannah est bâtie comme une athlète professionnelle, les cheveux blonds attachés par un élastique dans la nuque. Là où les filles ont normalement des rondeurs féminines, elle a du muscle. En son for intérieur, elle pense qu’un corps trop bien entraîné révèle surtout une profonde solitude. C’est ainsi qu’elle voyait le sien, en tout cas, avant de devenir soldate, quand elle était toute seule sur sa rampe d’élan trop raide, avec ses gros patins à roulettes rutilants d’un bon demi-kilo à chaque pied.

Toute seule, en équilibre sur le bord de la rampe, une seconde avant de sauter de cinq mètres de haut. Seule avec ses ligaments étirés, ses genoux douloureux, ses chevilles tordues, seule aussi avec son triomphe quand la victoire était au rendez-vous.

Ici, ils s’entraînent tous ensemble. Ce ne sont pas des monstres de body-building, mais leurs corps doivent pouvoir supporter les lourdes charges qu’ils traînent lorsqu’ils sont en patrouille. Il faut être capable d’appuyer sur la gâchette et de détaler ensuite, avec quarante kilos sur le dos. Impossible sans avoir régulièrement recours à des haltères et des presses à cuisses.

Viktor est le sergent-chef et le commandant en second de Schrøder. Il a dans les trente-cinq ans et un passé de travailleur social. Il a aussi œuvré comme entraîneur de CrossFit un peu partout dans le pays, dans des salles de sport qui portent des noms comme la Chaufferie, l’Imprimerie, la Forge ou la Laiterie, des bâtiments en mauvais état, avec des sols en béton non traité et des murs qui s’effritent — ils avaient été blancs, un jour. Viktor a un tatouage au beau milieu de la cage thoracique, un dé à jouer, le six pointé vers le haut. Il sait que le CrossFit est aussi une histoire de sentiments. Ce n’est pas qu’un effort physique qui fait crier, gémir et haleter un homme en train de répéter des exercices difficiles, où chaque muscle du visage est tendu par la concentration et où le pouls bat comme un tambour.

Parfois on avance avec une douleur à l’intérieur de soi. Mettre des mots dessus n’aide pas. Au contraire. Pourtant, il faut que ça sorte — dans un cri. Et quand la section pratique le CrossFit, les soldats poussent des gémissements en cœur.
Qu’est-ce que Hannah était allée chercher, en se mêlant ainsi aux soldats ? C’est une question qu’elle se pose souvent. Pourquoi s’engager dans les troupes de combat plutôt que dans la communication, par exemple ?

Elle s’était rendue à la « journée découverte » organisée pour les jeunes filles par la caserne d’Antvorskov. On leur avait prêté des uniformes trop grands, puis on leur avait demandé de se grimer le visage pour que la peau arbore le même motif camouflage que leurs nouveaux habits — mais ce camouflage-là avait été pensé pour une forêt de hêtres, rien à voir avec le désert de sable d’ici. Elle avait regardé les autres filles. Plusieurs étaient aussi grandes qu’elle, beaucoup, étonnamment, avait-elle songé. Puis elles s’étaient pliées en deux pour entrer et sortir des véhicules de transport de troupes blindés, et à la fin, on leur avait collé une arme dans les mains.

Certaines s’étaient montrées particulièrement maladroites. D’autres s’en étaient saisies de manière parfaitement naturelle. Comme Hannah. Elle avait l’impression que le métal dans ses mains faisait la différence, que sa consistance, d’une compacité mortelle, faisait un contrepoids à son propre corps et lui donnait un équilibre qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps.

Elle avait bien aimé l’entraînement, en particulier les huit derniers mois, quand leurs exercices s’étaient tournés vers un but précis. C’était difficile, mais elle s’était habituée. La discipline était dure, mais tant qu’elle en comprenait le besoin, elle n’avait rien contre.

Encore aujourd’hui, elle pense souvent au skateur Danny Way quand il a risqué sa vie pour sauter au-dessus de la Muraille de Chine. Elle n’imagine pas seulement la difficulté de l’entraînement par lequel il a dû passer. Elle voit aussi la rampe énorme qu’on a dressée de chaque côté de la muraille. Sans elle, il n’y aurait pas eu de saut. C’est ainsi qu’elle voit l’armée : comme la méga-rampe qui doit lui permettre, grâce à un saut d’anthologie, de passer au-dessus de la Muraille de Chine et d’entrer dans une nouvelle existence.

Un instant, Jakob rougit quand Hannah formule son accusation. Il rougit ! Ce gosse n’a-t-il à ce point aucun contrôle sur lui-même ? « C’est pas moi », dit-il, évasivement. Du coin de l’œil, il avise un autre soldat de la section, un garçon maigre avec un long cou et une tête étonnamment petite. « C’était Personnage Secondaire. »

Personnage Secondaire est un sobriquet, bien sûr. Son vrai nom est Andreas, et il est le nerd de la section. Personnage Secondaire secoue sa tête d’oiseau, résigné, et ne daigne même pas répondre.
– Trop classe — un sourire se dessine sur la bouche d’Hannah. Et vous avez une happy hour réservée aux mecs dans le conteneur ? Vous vous branlez tous en rythme, aussi ?
– Ta gueule, Hannah. Vous aussi, les meufs, vous vous mettez des doigts dans la fente.

Mads est le seul qui n’a pas l’air embarrassé.
Årslev crache un jet brun de tabac dans le sable. Il est le patriote régionaliste de la section, rebaptisé du nom de son village de naissance — dont il n’est jamais fatigué de parler, et notamment de sa célèbre brasserie, Midtfyns Bryghus. Il est tout particulièrement tombé amoureux de l’une de ses bières, la Rough Snuff, une skipper ale transpirante pleine de notes de tabac et d’algues. Årslev est également un grand amateur de tabac à priser. À la suédoise, il coince le morceau de tabac sous sa lèvre supérieure. Et crache fréquemment son jet de salive brunâtre, une expression satisfaite sur le visage.

– Vous vous demandez pourquoi je suis ici — Schrøder les interrompt. J’étais fatigué des jeux de massacre et des psychopathes au crâne rasé. Je voulais faire quelque chose de grand, comme World of Warcraft ou Halo. Jouer à un jeu qui donne le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand que soi. Vous comprenez ce que je veux dire ?
– Oui, bien sûr — Jakob fait à nouveau le fanfaron. En dégommer le plus possible ? Trop bien.
Michael enfouit son visage dans ses mains. Le petit frère a encore merdé. Les autres ricanent. Jakob les regarde, ahuri.
– Pas du tout — Schrøder secoue la tête en souriant. Dis-moi, Jakob — crois-tu vraiment que cette mission à laquelle tu participes en ce moment a pour but d’en dégommer le plus possible ? C’est cela, Helmand, pour toi ? The Helmand Killing Games ? Tu crois que c’est quoi, ce désert ? Une PlayStation ? Tu devrais y repenser, je te le dis – tant que je suis ton chef de section en tout cas.
– Ici, on doit aussi faire attention les uns aux autres.
C’est Simon, le secouriste de combat de la section, un type fluet dont les cheveux noirs contrastent avec les yeux bleus. Quand il ne s’est pas rasé depuis quelques jours, un duvet épars germe à la pointe de son menton. Jamais plus.
– Vous pigez ? Qui surveille vos arrières à Call of Duty ? Personne, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez compter que sur vous-même, mais celui qui ne compte que sur lui-même, ici, il ne rentre pas entier au camp, le soir. Compris ? Je sais bien que je dis quelque chose que vous avez déjà entendu des milliers de fois. Mais le plus important, ici, ce n’est pas d’en tuer ou d’en dégommer le plus possible. Non, ici, on fait d’abord attention les uns aux autres. Et puis, nous ne sommes pas là seulement pour nous. Nous sommes là pour les Afghans. Essayez de penser à eux comme s’ils faisaient partie de la section, comme s’ils étaient vos frères d’armes. Quoi encore ?
– Tu parles de ces soldats afghans désespérés que nous sommes supposés entraîner ?
Michael hausse ses larges épaules avec une expression fatiguée sur le visage. Jakob ricane.
– Non, je parle de la population. Les civils. Les paysans. Les enfants. Les femmes.
– Ça commence à être compliqué, putain !
– Exactement. Mais la vie est compliquée, bordel. Ça ne veut pas dire que tout ça n’est pas formidable. C’est d’autant plus formidable. C’est très bien de considérer votre boulot ici comme un jeu vidéo. Mais souvenez-vous que c’est un jeu qui ne demande pas seulement des bons réflexes. Cela réclame aussi un cerveau et un cœur. Hearts and Minds ! Vous pigez ? Voilà, maintenant, on se comprend !
– Tu as été au Groenland, mec.
Michael lance un coup d’œil à Adam.
– Pas au Groenland, quelque part au Groenland. Dans le Nord-Est. Là où personne n’habite. C’est pourquoi je n’ai pas été au Groenland. Je suis juste parti me promener sur la glace.

Adam est un autre sergent de la section. Presque deux mètres de haut, avec une crinière raide et châtain, et une barbe drue d’une couleur plus sombre. Il a passé deux ans au sein de la patrouille Sirius dans le nord-est du Groenland. Il ressemble à un explorateur polaire d’un autre siècle, l’un de ces visages encadrés par une capuche en peau de phoque reproduits sur les couvertures des livres qu’il empile à côté de son lit de camp. Il a quelque chose d’impénétrable, comme s’il portait en lui le silence du désert de glace.

– Si c’était un jeu, ici, tu serais déjà passé au niveau supérieur. Tu serais déjà en train de choisir tes nouveaux pouvoirs : voir dans le noir ou suivre une piste à l’odeur. Améliorer ton arme.
– Je vois déjà dans le noir, connard, dit Adam, sèchement. T’as jamais entendu parler des lunettes infrarouge ? Tu crois que les talibans ont une odeur différente des autres Afghans ? Moi pas. Et l’arme ? Ce n’est pas ça qui manque, ici.
– Non, il manque juste l’occasion de te servir de celles que tu as.
Michael jette un coup d’œil à Schrøder, comme s’il voulait défier le chef de section.
Schrøder relève le défi.
– Vous n’entendrez jamais ce genre d’ordre de ma part quand vous aurez un taliban en joue. Je ne dirai jamais que vous devez imaginer avec un joystick à la main. Ce ne sera jamais quelques pixels sur un écran. Ce que vous réduisez en bouillie, c’est un être humain.
– Oui, oui, dit Michael. Un être humain qui n’a qu’une seule chose en tête : nous tirer dans les couilles.
– Un être humain qui a un père, des frères, des cousins, peut-être même une femme et des fils, toute une liste d’attente pour les représailles. Flingue un taliban et tu coupes juste l’une des têtes de l’Hydre : trois nouvelles vont pousser à sa place.
– Et c’est quoi, le mieux, en vrai ? Travailler dans le jeu vidéo ou dans l’armée ?

Jakob retourne à son sujet de conversation favori.
– La différence n’est pas si grande. Dans les deux, on apprend à travailler en équipe. Imaginez-vous le travail de malade qu’il faut pour faire juste une image toute simple sur un écran.

Imaginez-vous les mille façons qu’une histoire peut avoir de se développer. On est deux cent cinquante à travailler là-bas, à peine moins que dans ce camp. Il y a des réalisateurs, des dessinateurs, certains se concentrent sur le personnage principal, d’autre sur les personnages secondaires. Certains dessinent les arrière-plans. D’autres sont des spécialistes du mouvement. Est-ce que vous savez combien c’est difficile de faire en sorte qu’un personnage monte naturellement un escalier ?

Il y a des directeurs de casting, des directeurs d’étude, des directeurs techniques, des directeurs artistiques, et on fait faire plein de choses à l’extérieur. Il y a des boîtes qui ne font rien d’autre que des halls d’usine, des commissariats de police, des bureaux en bordel, des chaises rembourrées. Et puis, il y a les experts en kinésie. En « mouvements avancés », comme ils disent — bref, c’est Hollywood, tout ça. Et au milieu de ce bordel, il y a nous.

Nous sommes les experts, chacun d’entre nous. Deux cent cinquante personnes, ensemble pendant trois ans.

– Ta gueule, putain ! Heureusement qu’on ne prend pas le même temps pour se préparer !
Personnage Secondaire soupire comme s’il se rendait soudain compte qu’il était coincé au mauvais endroit.
– Ouais, on n’irait jamais au feu ! le coupe Mads.
– Oh merde !
Michael se tourne vers Jakob.
– Quoi encore ?
Jakob est assis, la veste anti-fragmentation sur les genoux, le garrot tourniquet à la main.
– C’est quoi, ce truc ?
Il jette un regard autour de lui, comme si, d’une manière ou d’une autre, c’était une question que tous se posaient.
– Tu n’écoutes jamais quand on te parle ?
Michael le considère avec résignation. Le nez de Jakob est tout rouge. « Et t’as encore oublié de mettre de la crème solaire, putain !
Jakob l’ignore.
– Quelqu’un peut m’expliquer l’utilité de cette merde ? — il brandit la bande velcro noire avec la petite baguette en plastique.
– Tu es allongé sur le champ de bataille. Tu es touché. Tu saignes. Tu as besoin du garrot tourniquet pour arrêter l’hémorragie. Tu mets la bande velcro autour du bras ou de jambe, juste au-dessus de la blessure, et tu serres à l’aide de la baguette — Hannah s’est approchée de lui et a placé la bande sur son bras. Comme ça.
Jakob la fixe en souriant.
– Tu sens bon, dit-il.
– Ta gueule et écoute — Hannah donne un tour de baguette supplémentaire.
– Aïe ! dit Jakob, taquin. Pourquoi faut-il que je fasse ça moi-même ? Pourquoi ce n’est pas Hannah qui le fait ?
– Parce que maman n’est pas toujours à côté de toi, dit Mads du ton fatigué qu’il emploie toujours quand il parle à Jakob.
– Parce que selon toute probabilité, tu as été blessé au beau milieu d’un échange de tirs, dit Simon, patiemment. Tu es au milieu d’un champ de mines, et les balles sifflent à tes oreilles. Si quelqu’un te vient en aide, tu mets sa vie en danger, et d’un coup il y a deux candidats à la mort au lieu d’un. On doit d’abord régler son compte à l’ennemi. Puis Sørensen et Sylvester doivent nettoyer la zone avant que je n’y pénètre. Tu peux compter une heure. Dans l’intervalle, tu es donc mort d’une hémorragie parce que tu n’as pas écouté comme il fallait pendant le stage de secourisme.

Schrøder lance un regard à Simon en faisant un geste reconnaissant de la tête.

– J’ai bien peur que tu n’aies besoin de donner à notre cancre un cours supplémentaire de premiers secours.
– Pourquoi ne pas juste lui payer un billet retour ? — Mads, encore une fois.
– Arrête, maintenant.
Michael se tourne vers Mads, l’œil furieux. Le léopard sur ses épaules se tourne avec lui et semble entrouvrir la gueule dans un grognement.
Mads hausse les épaules.
– Raconte-lui au moins la sucette.
– La sucette ? Tu veux parler de la sucette à morphine ? Je l’ai déjà terminée. Je peux en avoir une autre ?
Simon se prend la tête à deux mains.
– C’est pas vrai ! T’es con ou quoi ? Elle est destinée à une putain de situation extrême : toi, tout seul avec les entrailles à l’air, tu peux juste pas bouger tellement ça fait un mal de chien. Tu crois que c’est pour rire ? Alors rigole, je ne t’en donnerais pas une autre !
– Calme-toi. Je l’ai juste un peu léchouillée.
Jakob jette un œil autour de lui.
– On devrait faire un film sur notre expérience ici. On pourrait se filmer, non ?
– Oui, pourquoi pas ! Mais pour cela il faudrait qu’on fasse l’expérience de quelque chose quand même. Qu’il se passe quelque chose !

Mads semble se ranimer à cette idée. C’est d’ailleurs bizarre qu’il soutienne Jakob. Le visage de Jakob s’illumine à nouveau. Sa manœuvre d’évitement est couronnée de succès.`

– Ça ne marchera jamais.
Le regard de Jakob, perplexe, passe de l’un à l’autre. Maintenant, c’est Michael, qui est soudain contre lui.
Mads se tourne vers Michael.
– Pourquoi faut-il toujours que tu fasses le rabat-joie ?
– À part rester assis sur notre cul, la plupart du temps, on ne tire pas une balle. Assis sur leur cul ! Un bon titre. Qui aura envie de voir ce film, tu crois ? Le plus grand danger de mort, ici ? L’ennui ! — Michael joint les mains et lève les yeux vers le ciel d’Helmand. Cher Dieu, donne-nous un peu d’action, putain ! — il regarde les autres en ricanant. J’ai prié tous les Dieux ensemble. Il devrait se passer un truc !
– Je ne prierai pas pour ça si j’étais toi.
Le ton de Schrøder est inhabituellement grave.
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