Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Rome:le labyrinthe de la paix.

publié le 01/04/2007 par Jean-Paul Mari

Les dirigeants des partis les plus importants de l’opposition algérienne se sont mis d’accord, dans la capitale italienne, sur une plate-forme commune. Ce n’est pas encore la paix, mais c’est le début d’un espoir

Ils sont tous là, ou presque. Ceux de la vieille génération d’abord. Abdelhamid Mehri, farouche nationaliste, chantre de l’arabisation, secrétaire général du FLN, ex-parti du pouvoir entré depuis trois ans en cure d’opposition; Hocine Aït Ahmed, leader du FFS, lui-même cofondateur du FLN des origines, profondément arraché à la démocratie, entré très vite en dissidence, arrêté, condamné à mort par le président alors au pouvoir : Ben Bella. Il est là, lui aussi, solide malgré ses 78 ans, dont quinze passés dans les prisons de son successeur, Houari Boumediene. Et Abdennour Ali Yahia, président de la Ligue des Droits de l’Homme, vieillard à l’apparence timide qui cache une volonté en acier trempé, capable de grande courtoisie et de terribles colères, un irréductible du barreau qui a successivement défendu les berbéristes, les communistes et les islamistes. Tout un pan de l’histoire d’une Algérie révoltée, indépendante et toujours déchirée. A côté d’eux, la nouvelle génération. Anouar Haddam, responsable islamiste installé à Washington, physicien, bourru, difficile à cerner, qui souffle le chaud et le froid, promu chef de la délégation du FIS pour remplacer Rabah Kébir, bloqué en Allemagne par les autorités. Et Louisa Hannoun, porte-parole du petit Parti des Travailleurs mais forte personnalité, une femme grave, aux yeux très noirs, opposée au FIS, qui pourtant la respecte et dont Ali Benhadj a dit qu’«elle était le seul homme politique courageux d’Algérie».
Ils sont tous ivres de fatigue après six jours de négociations, deux nuits blanches et une dernière séance de quatorze heures de travail. Devant eux, un document qu’ils ont tous ratifié : «Plate-forme pour une solution politique et pacifique de la crise algérienne», cinq feuillets qui font le bilan de l’état du pays, des valeurs et des principes à respecter, tracent le chemin vers le rétablissement de la paix et le retour aux élections. Un contrat national qui se veut à la fois un «smic démocratique» et une «offre de paix». Nationalistes, démocrates islamistes : ils ont chacun leur projet de société, parfois radicalement différent. Il ne s’agit pas de l’imposer ni de former un front unique de l’opposition au pouvoir algérien, mais seulement de définir un dénominateur commun minimum sur les moyens de sortir de la crise. C’est déjà énorme. Et terriblement difficile. Chaque ligne et, souvent, chaque mot du texte va être âprement discuté. Tout se passe là, à deux pas de la communauté de Sant’Egidio, derrière des murs anonymes, une porte austère qui ouvre sur une villa de style mauresque, un hall et une salle immenses, plantée d’une table en U. «D’emblée, la première journée a été très dure», avoue un des participants. C’est l’heure du non-dit, le ton est froid et officiel. Chacun s’observe, le coude résolument appuyé sur son texte, tout ce qui les sépare. En commun ils ont une formidable volonté d’aboutir et un constat que personne ici n’a contesté: la violence en Algérie est devenue le fait politique majeur. Au rythme hallucinant de mille morts en moyenne par semaine, victimes de combats mais aussi, et surtout, dit le préambule, des «séquestrations, disparitions, torture systématisée, mutilations et représailles qui sont devenus le lot quotidien…», la population baigne dans le sang et «vit un climat de terreur jamais égalé», écrivent ceux qui ont pourtant connu la guerre d’Algérie. Sortir de cette mécanique infernale de l’affrontement de deux blocs, mettre fin à cette guerre cachée, sans images, dont tout le monde est en train de comprendre que c’est une très sale guerre, briser le huis clos entre les militaires et les islamistes armés, bref, renoncer à tuer pour finir par voter, voilà l’urgence et une grande part de l’esprit de Rome. Mais qui parle au nom de qui? FLN, FFS, FIS… Les trois fronts représentent à eux seuls 78,7% des voix du premier tour des élections législatives de décembre 1991, balayé par l’intervention de l’armée. Et le FIS est présent, même si son représentant est une figure contestée, Anouar Haddam, habitué à alterner le propos politique et les discours militaires au nom des «moudjahidine». Accusé souvent de double langage, il incarne les contradictions de la nébuleuse islamiste. «Ne vous y trompez pas… Ce n’est pas Haddam qui discute ici mais bien le FIS qui lui a tracé le but et les limites de son action», explique un des négociateurs. Quelques jours avant le voyage à Rome, Abdelhamid Mehri, l’homme du FLN, a pu rencontrer pendant deux heures les chouyoukh, Abbassi Madani et Ali Benhadj, leaders historiques du FIS, dans leur résidence surveillée à Alger. «J’ai été stupéfait par l’évolution politique d’un homme comme Benhadj», confie Mehri. Trois ans plus tôt, Benhadj l’intraitable soulevait les foules de jeunes Algériens par ses prêches enflammés au nom de la charia. Aujourd’hui, dernier responsable du FIS à avoir su garder le coeur et l’oreille des «moudjahidine», il explique que l’arrêt des élections a causé un tort considérable aux islamistes algériens en donnant raison aux extrémistes qui ne croyaient pas aux urnes. Le vide politique a conduit à une prolifération des groupes armés qui échapperont bientôt à tout contrôle. «En trois ans, nous avons perdu 27 000 hommes, dont 7 000 armés», confie une personnalité islamiste. Si le pouvoir accepte les conditions d’un vrai dialogue, Ali Benhadj se dit prêt à «aller dans la montagne parler lui-même aux moudjahidine» pour leur demander de cesser le combat. Le FIS accepte donc de ne plus s’accrocher au résultat du premier tour des législatives de 1991 qui lui donnait la suprématie électorale; mieux, il accepte de faire partie d’une opposition et de reconnaître l’alternance, bref, de se banaliser au sein d’une démocratie qu’il traitait il y a peu de «kofr», d’impie! «Les chouyoukh ne sont pas des fantômes, ils ont encore une audience, explique un des négociateurs. Mais ce sont des politiques et ils ont besoin de grain à moudre.» En clair: emprisonnés, ils sont impuissants, écartés d’un débat essentiellement militaire; mais libres et autorisés à réorganiser leur parti, ils peuvent peser sur les choses. Il ne sert à rien de leur demander d’appeler, de leur résidence surveillée, à l’arrêt de la violence : «Comment voulez-vous qu’ils dénoncent ceux qui ont pris les armes après l’arrêt brutal des élections? reconnaît Mehri, du FLN. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour arrêter la violence.» Les chouyoukh risqueraient d’y perdre leur crédibilité. Les jeunes des groupes armés ont la légitimité du sang, celle du djihad. Pour convaincre les combattants, il faut d’abord obtenir que les politiques retrouvent leur liberté d’action et d’expression. Ensuite ils devront faire la preuve qu’ils veulent et peuvent agir sur les durs du GIA. On en est loin. Reste que pour la première fois Ali Benhadj et Abbassi Madani ont apposé leurs deux signatures au bas d’une lettre, envoyée à Rome, pour guider la négociation. De son côté, Rabah Kébir a dépêché deux émissaires pour encadrer les discussions, et le téléphone n’a cessé de fonctionner entre l’Italie et l’Allemagne. Pris dans un triangle Alger-Bonn-Rome, Anouar Haddam a suivi la ligne imposée, mais il s’est battu pied à pied. Premier grand combat : l’étiologie, et donc la légitimité de la lutte armée. «Le FIS voulait se voir consacré comme une victime qui n’aurait pris les armes que parce que le pouvoir l’a spolié d’une victoire électorale», explique un des négociateurs. Pas question, répondent les démocrates. «On leur a rappelé l’attentat de Guemmar – avant les élections! – et leurs interventions musclées dans des centres culturels contre les femmes. Et plus tard les attentats contre les civils, les étrangers… Nous aussi avons été volés de nos sièges de députés. Et on n’a pas pris les armes!», explique un responsable du FFS. La violence est bien le fait de deux protagonistes, le pouvoir et le FIS, qui le font payer à une population silencieuse mais pacifique. Les islamistes doivent s’incliner: il n’y aura pas de distinguo entre le «terrorisme» condamnable et la «juste lutte armée». On ne concède qu’une phrase sur «le droit du peuple à défendre ses institutions élues», les prochaines. Tout est ainsi disputé, puis accepté : rejet de la violence pour accéder au pouvoir et de toute dictature, laïque ou théocratique, alternance, multipartisme, liberté individuelle. «Vous voulez qu’on arrête la violence? Alors, cessez de nous diaboliser», proteste le FIS. «Vous voulez être politiquement crédibles? C’est possible, mais cela se paie !», répondent les démocrates. La délégation du FFS est intraitable. D’accord pour considérer que la révolution a été dévoyée; pas d’accord pour justifer ce qui se passe aujourd’hui au nom de novembre 54! Il y a parfois des moments d’émotion, des fous rires entre Algériens, ou de terribles affrontements, imprévus. Comme sur l’acceptation du tamazight, la langue berbère, comme élément de la personnalité algérienne. Ben Bella s’y oppose résolument, Aït Ahmed le Kabyle quitte la table, on le retient. Après cinq heures de discussions, Ben Bella finit par s’incliner.
Restait le plus délicat : dessiner une transition vers le retour à la paix et un processus électoral offrant des garanties. «L’offre de paix» refuse de mettre de côté le pouvoir actuel. Sans lui, sans son accord, le processus du dialogue est voué à l’échec. On lui demande donc de participer, de jouer le jeu. Tout peut se faire en trois temps. D’abord, avant les négociations, on donne des preuves de sa bonne foi en prenant des mesures d’apaisement : le pouvoir libère les dirigeants emprisonnés et autorise le FIS ; les islamistes, eux, renoncent aux attentats contre les civils, les étrangers et les militaires qui ne sont pas directement engagés dans l’action répressive. Puis la consolidation de ce processus: d’un côté, le gouvernement lève l’état d’urgence et les mesures d’exception; de l’autre, toutes les forces politiques lancent un appel urgent à l’arrêt des affrontements. Enfin, on fixe au sein d’une «conférence nationale» les modalités de la période transitoire qui conduit à des élections libres. Voilà pour le schéma qui se veut idéal. «Un texte raisonnable et faisable», disent les hommes de Rome. C’est aussi un compromis politique qui nécessite la bonne foi de toutes les parties prenantes. On imagine les obstacles. D’abord, la haine et le sang accumulés depuis trois ans en Algérie et qui brouillent tout regard politique. Ensuite, un triple manque de confiance: «Envers les islamistes, envers le pouvoir, et entre les islamistes et le pouvoir», confie un négociateur. Comment, par exemple, empêcher que le FIS n’utilise pas cette remise en selle politique pour écraser ses partenaires de Rome: «Nous ne sommes pas des boy-scouts ou de simples compagnons de route, explique Aït Ahmed, leader du FFS. La transition est un garde-fou, l’apaisement du champ politique est un passage obligé! Voilà pour les islamistes. Pour le reste, la balle est maintenant dans le camp du pouvoir.»
A Alger, où l’heure est à la lutte sans merci pour éradiquer les groupes armés, le silence officiel cache mal la colère des autorités. La presse proche du pouvoir dénonce déjà «les charognards» de Rome, balaie le texte d’un revers de la main et parle de «complot de mafieux» et de «traîtres à la patrie». Le ton est donné. Alger ne peut pas accepter cet accord issu d’un dialogue qui semble ouvert à Rome mais impossible sur le sol natal. D’autant que les diplomates occidentaux étaient nombreux, le carnet à la main, à suivre les débats à Sant’Egidio, et les premiers échos positifs, à l’heure où Alger a besoin du FMI et du soutien des capitales occidentales pour mener sa guerre aux islamistes. Quant à l’appel du GIA proposant une trève aussitôt la rencontre terminée, il a laissé perplexes les responsables du FIS eux-mêmes qui attendaient d’en vérifier l’authenticité. Ici, pourtant, personne ne se fait d’illusions :la réunion de Rome ne va pas, à court terme, bouleverser la situation algérienne. Mais le texte existe, il est signé et prend date. Et c’est un événement. En cela l’esprit de Rome est aussi une nouvelle donne.

J.-P.M.


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES