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Russie : comment Moscou façonne sa jeunesse par sa littérature Z

publié le 24/06/2025 par grands-reporters

Des récits historiques et violents glorifiant la guerre en Ukraine envahissent les bibliothèques russes et gagnent les salles de classe

Photo : La couverture de l’ouvrage « Storm Z. Vous n’avez pas d’autres nous » de Daniil Toulenkov, éditions Yauza. Éditions Yauza

Des héros virils, des ennemis déshumanisés, des scènes de violence.

De la fiction militariste à la bande dessinée patriotique, une production idéologique s’adresse directement aux jeunes lecteurs. En Russie, « un nouveau courant culturel est apparu et s’est déjà enraciné », observe la chaîne indépendante russe Current Time . Il s’agit de la « littérature Z », en référence au symbole de soutien à l’offensive militaire russe , ce genre littéraire, signé pour la plupart par « des auteurs ayant combattu en Ukraine, trouvant là leur inspiration pour se lancer dans l’écriture ».

Ces ouvrages, poursuivent la chaîne basée à Prague, empreints d’ « agressivité, [d’]humour brutal et [de] haine envers des Ukrainiens », sont largement mis en avant dans les librairies et leurs auteurs sont régulièrement invités dans les établissements scolaires.

Ces fictions n’émanent pas néanmoins de l’ « appareil de propagande officiel du régime », rappelle The Guardian . Selon le professeur en communication à l’université Queen Mary de Londres, Nicholas O’Shaughnessy, il s’agit plutôt d’ « un ensemble de projets individuels » qui propose « une vision binaire d’un monde fait d’étrangers hostiles et de Russes merveilleux, du moins pour ceux qui ont fait leurs classes ».

Le roman Storm Z. de Daniil Toulenkov, vétéran russe, rafle la deuxième placedes ventes de non-fiction

Bien que la demande de ce type d’ouvrages reste marginale, comme l’admet Alexandre Brytchkin, directeur du plus grand réseau de bibliothèques russes, dans RBK , site économique russe, certains titres parviennent à « faire un carton ». Le roman Storm Z. Vous n’avez pas d’autres nous (publié en 2024, non traduit en français), de Daniil Toulenkov, vétéran russe, s’est vendu à plus de 2 900 exemplaires entre juin et août 2024, selon le site économique Vedomosti , se sifflant à la deuxième place des ventes de non-fiction sur Litres, la principale plateforme des livres numériques en Russie.

Les jeunes en première ligne

C’est sur la jeunesse que cette littérature exerce l’influence la plus marquée. Le Daily Telegraph parle d’un « nouveau genre glaçant de fiction fantaisiste nationaliste » destiné à inculquer aux adolescents et jeunes hommes l’idée qu’ « un bon citoyen russe, un bon patriote, et surtout, un homme digne de ce nom, se doit d’aller à la guerre pour défendre son pays, assailli de toutes parts ».

La guerre y devient alors un moyen de « devenir un homme capable de subvenir aux besoins de sa famille, un homme qui défend son pays et sa communauté », la mort pour la patrie un aboutissement héroïque, selon Ian Garner, professeur sur le totalitarisme à l’Institut Pilecki de Varsovie, évoqué par le Daily Telegraph . Dans Le Colonel personne d’Alexeï Soukonkin (publié en 2024, non traduit en français), un jeune ex-détenu trouve la « rédemption » en rejoignant le groupe paramilitaire russe Wagner .

Cette normalisation du discours guerrier passe aussi par l’école. Si la littérature Z n’a pas encore été intégrée aux programmes scolaires, certains professeurs, raconte le média indépendant russe Verstka , prennent les devants, en proposant l’enseignement de ce qu’ils appellent la « poésie patriotique contemporaine ».

« Il n’y a plus de bons ou de mauvais textes, seulement des textes idéologiques« 

Le pédagogue Dima Zitser dénonce une instrumentalisation de la littérature : « Il n’y a plus de bons ou de mauvais textes, seulement des textes idéologiques. » La littérature, confiée-t-il à Verstka , devient un « outil d’endoctrinement ». Et le plus tôt cet endoctrinement commence, « plus il est efficace ».

« Le cerveau adolescent est plus sensible »

Car c’est bien dès l’enfance que se construit ce nouvel imaginaire patriotique. VotTak, média indépendant affilié à la chaîne biélorusse Belsat , fait un focus sur le succès d’une bande dessinée, Armée. La forge des hommes, destinée aux enfants de 7 à 12 ans, où deux collégiens découvrent avec enthousiasme l’univers militaire. Son auteur, Ruslan Boïssov, assume créer une « Russie alternative presque identique à la nôtre », dans laquelle « les héros n’ont pas pu rester à l’écart » dès l’annonce de l’ « opération militaire spéciale ».

Pour la psychologue Anna Tomilina, interviewée par le média, ces récits visuels peuvent « créer des modèles de comportement simplistes, centrés sur l’agression comme solution ». D’autant plus que « le cerveau adolescent est plus sensible aux déclenchements émotionnels et moins critique face à l’information », ce qui fait des jeunes des cibles idéales pour la propagande.

« Le Kremlin n’essaie pas d’apaiser les tensions, il les nourrit. « 

Autant de récits qui, sous couvert de fiction, tracent déjà les contours d’un guerrier imaginaire destiné à façonner les soldats de demain. « Dans cinq ans, les lecteurs de la littérature Z seront des soldats , prédit la chercheuse en politique étrangère russe et affaires post-soviétiques à l’université de Birmingham, Jaroslava Barbieri, citée par le Daily Telegraph . Le Kremlin n’essaie pas d’apaiser les tensions, il les nourrit. « 

Par Aruzhan Yeraliyeva

Cet article a été republié dans Courrier International


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