Russie : envoyer les conscrits au front, le dernier tabou ?
Le Kremlin a toujours affirmé que les conscrits ne seront envoyés sur le front ukrainien. La ligne rouge va t-elle être franchie…
Des milliers de jeunes Soviétiques et Russes effectuant leur service militaire sont morts dans les guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie. La société s’en était émue, considérant que la guerre devait être l’affaire de soldats professionnels et non pas de jeunes à peine sortis de l’adolescence et peu formés. Depuis le début de l’attaque à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, le Kremlin affirme de façon répétée que les conscrits n’ont pas à craindre d’être envoyés sur le front ukrainien. La société est-elle toujours aussi sensible au sacrifice des jeunes conscrits dans la guerre, et la ligne rouge de l’envoi de conscrits en Ukraine va-t-elle être franchie ?
Le 8 mars 2022, deux semaines après le déclenchement d’une guerre de haute intensité contre l’Ukraine, Vladimir Poutine a diffusé une vidéo destinée aux femmes russes à l’occasion de la Journée internationale de la femme.
« J’insiste, affirmait le président russe dans son allocution, les soldats effectuant leur service militaire ne participent pas et ne participeront pas aux actions armées. »
Quinze mois plus tard, en juin 2023, il réitérait la même déclaration, affirmant que les conscrits n’étaient toujours pas envoyés dans la zone de « l’opération militaire spéciale ». Il concédait cependant que le service militaire pouvait se dérouler dans les régions russes frontalières de l’Ukraine, à proximité des territoires en guerre.
Ce qui étonne dans cette volonté de rassurer de Vladimir Poutine, ce n’est pas tant le mensonge, devenu coutumier. Depuis début 2022, plus de 170 conscrits russes sont morts dans la guerre contre l’Ukraine, avant même l’extension du front à la région russe de Koursk début août 2024. Il est plus étonnant de constater que l’envoi des conscrits au combat reste un sujet tabou pour le Kremlin, alors que la législation l’y autorise.
Pourquoi cette question, plus politique que juridique, reste-t-elle si sensible ?
Les douloureux précédents des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie
La question de l’envoi d’appelés – jeunes hommes âgés de 18 à 27 ans effectuant leur service militaire obligatoire – dans des guerres conduites par leur pays n’est pas nouvelle en Russie. Elle s’est posée à des moments charnières où la légitimité du pouvoir politique et le consentement de la société à la guerre étaient remis en question.
C’est l’intervention soviétique en Afghanistan qui a fait émerger la question de l’envoi des conscrits à la guerre, pour la faire rentrer dans le débat politique. Entre 1979 et 1989, environ 15 000 combattants soviétiques ont perdu la vie en Afghanistan ; parmi eux, un nombre considérable de conscrits du contingent, souvent envoyés dès la fin de leur formation initiale de six mois prendre les armes dans ce pays lointain pour soutenir un régime ami de Moscou. Si cette guerre n’était pas la première conduite par l’URSS en dehors de ses frontières, l’ouverture de la parole à partir de 1985 et l’échec des forces russes en Afghanistan ont créé un contexte favorable à la condamnation d’une guerre qualifiée par ses détracteurs d’inutile.
La critique a pu notamment être portée par les premiers groupes de mères de soldats, réunis en 1989, qui ont pris appui sur l’expérience afghane de leurs fils pour exiger des réformes du service militaire et de l’armée russe. Le rapatriement des cercueils et des blessés, les problèmes psychologiques et les difficultés de retour à la vie civile de ceux qu’on a commencé à appeler les « Afgantsy », les Afghans, ont fait la une des médias. Des associations organisées par les vétérans eux-mêmes ont aussi œuvré à diffuser le récit d’une jeunesse injustement sacrifiée. L’implication de ces groupes de vétérans dans les activités criminelles violentes dans les années 1990 a été souvent interprétée comme l’une des conséquences d’un retour de guerre traumatique.
Afghanistan : 40 ans après l’intervention militaire soviétique, des vétérans russes témoignent.
En dépit de cette expérience, cinq ans seulement après le retour des derniers soldats d’Afghanistan le pouvoir politique russe a de nouveau fait le choix d’envoyer à la guerre de jeunes hommes à peine sortis de l’enfance, sans véritable préparation militaire.
Cette fois-ci, il s’agissait d’une guerre meurtrière sur le territoire de leur propre pays, destinée à écraser le mouvement séparatiste en Tchétchénie. 14 000 conscrits ont été tués dans la première guerre en Tchétchénie (1994-1996), selon l’Union des comités des mères de soldats. Une nouvelle génération de jeunes vétérans est rentrée du front, accueillie par un État continuellement indifférent à leurs problèmes. Après le « syndrome afghan », on a commencé à parler en Russie du « syndrome tchétchène », conséquence néfaste d’une expérience traumatique non prise en charge par les institutions russes.
Le court intermède du principe du volontariat des conscrits
Dès la guerre en Afghanistan, l’image du conscrit dans l’imaginaire russe a été celle d’une victime de l’État, un être vulnérable envoyé de force à la mort.
La culture populaire a relayé cette image, comme l’illustre le groupe de rock DDT qui chante des « gamins qui mouraient terriblement, qui mouraient simplement » en Tchétchénie. Ce discours victimaire a très rarement évoqué les violences potentiellement commises par ces conscrits contre leurs adversaires ou contre les civils en Afghanistan ou en Tchétchénie.
Ce sont les mouvements de mères de soldats qui ont placé sur l’agenda politique la question de l’envoi des appelés du contingent au combat. Dans le contexte de liberté de parole des années 1990, les médias, mais aussi certaines personnalités politiques, se sont largement fait le relais des demandes des Mères.
Grâce à cette médiatisation du problème des conscrits vétérans de la guerre en Tchétchénie, le président Boris Eltsine a ordonné par un décret du 16 mai 1996, que les conscrits ne pouvaient pas être envoyés au front s’ils n’avaient pas signé au préalable un contrat avec l’armée. Même si ce principe était parfois de façade, car les conscrits subissaient souvent des pressions pour signer un tel contrat avec l’institution militaire, il instaurait un cadre juridique plus protecteur que les soldats et leurs familles pouvaient utiliser.
Le principe juridique du volontariat des conscrits n’a duré que trois ans : il a été abrogé par le président Eltsine le 15 octobre 1999, dans le contexte du début de la seconde guerre en Tchétchénie. Même si l’armée russe commençait à développer l’engagement militaire sous contrat – en principe volontaire –, les conscrits ont été massivement envoyés au front au début des années 2000. Selon les chiffres de l’Union des comités des mères de soldats, largement supérieurs aux bilans officiels, plus de 11 000 soldats russes ont été tués et près de 25 000 blessés à la date de début 2003.
L’évolution du rapport des Russes à leur armée
On le voit : dans les années 1980, 1990 et 2000, le Kremlin ne s’est pas privé d’envoyer les conscrits à la guerre. Cependant, les évolutions des temps de la vie et des valeurs de la société russe ont rendu cette pratique de moins en moins acceptable.
Si la majorité est fixée à 18 ans en Russie, les jeunes hommes de cet âge-là sont désormais souvent en situation de dépendance de leurs parents, et sont perçus par la société comme des quasi-enfants. Comme dans d’autres pays, le service militaire a cessé de jouer, dans les années 1990 et 2000, le rôle central de rite de masculinité et de rite de passage à l’âge adulte.
Par ailleurs, les conditions réelles du service militaire, peu formateur et violent, ont amené les Russes à éviter massivement la conscription. Ainsi, en 2004, 70 % des Russes interrogés par le centre Levada/WCIOM répondaient qu’ils ne souhaitaient pas qu’un de leurs proches fasse son service militaire.
Les mouvements des mères de soldats, actifs et visibles dans la société russe, tendaient un miroir à l’institution militaire, dénonçant tout au long des trois décennies postsoviétiques les violences, le non-droit et les dérives subies par les soldats au cours du service militaire. Si certaines organisations de mères étaient favorables au maintien de la conscription, toutes militaient contre l’envoi forcé de conscrits en zone de combat.
Les réformes de l’institution militaire, notamment la dynamique de professionnalisation du recrutement et la réduction de la durée du service militaire de deux à un an en 2008, ont un peu redoré l’image de l’armée dans la décennie 2010. La communication des forces armées s’attachait à montrer une institution moderne où la conduite d’opérations militaires, par exemple en Syrie, était réservée à des combattants professionnels. Le nombre de Russes considérant que le service militaire était inutile et dangereux et qu’il fallait à tout prix l’éviter est ainsi tombé de 23 % en 2000 à 12 % en 2021.
La mobilisation, un moyen d’éviter l’utilisation des conscrits ?
Vladimir Poutine a lancé l’agression contre l’Ukraine en février 2022 avec des corps armés uniquement composés de militaires sous contrat.
Quelques mois plus tard, lorsque la guerre n’a pas pris le tournant que le Kremlin espérait, et que l’armée russe avait besoin de plus d’hommes, le pouvoir a fait le choix de ne pas envoyer les conscrits en renfort, mais de déclarer une mobilisation militaire obligatoire de civils. Définie très largement, la mobilisation pouvait concerner des hommes jusqu’à l’âge 60 ans, avec ou sans expérience et préparation militaire, intégrant juste quelques exceptions liées à la santé ou à la situation familiale.
Cette initiative, inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, a été plus impopulaire aux yeux de la population russe que le déclenchement même de la guerre, provoquant une vague d’exil de centaines de milliers de personnes. À partir de fin 2022, c’est le recrutement de civils sous contrat, plutôt que l’utilisation de conscrits ou la mobilisation, qui a été privilégié pour renflouer les forces armées combattant en Ukraine, mais aussi pour augmenter les effectifs par vagues successives, dont la dernière a été annoncée en septembre 2024.
https://youtu.be/8T31dfZR4oo
Mobilisation : Poutine recrute 180 000 soldats.
Si les conscrits se sont retrouvés en zone de front ou à proximité, le pouvoir n’a pour l’heure jamais assumé l’utilisation d’appelés du contingent dans la guerre. Le Kremlin connaît l’impopularité de cette mesure. Ainsi, une enquête conduite par Russian Field montre qu’un tiers des Russes interrogés approuveraient une seconde vague de mobilisation, mais que plus de 80 % d’entre eux jugent inacceptable l’usage potentiel des conscrits dans la guerre. Le conscrit a bien une place spécifique, distincte de celle des autres combattants, dans l’imaginaire de la population russe, et le pouvoir semble en avoir conscience.
Le pouvoir craint-il une protestation des mères de soldats ? Ces dernières ne disposent plus de relais dans les médias ou dans la classe politique, ni de possibilité de manifester publiquement leur désaccord, au risque d’être pénalement poursuivies. Il craint davantage, semble-t-il, la diffusion dans la population d’une perception des soldats comme étant des victimes des choix politiques de leur État.
Alors que la sympathie et la compassion de la société russe pour ses combattants sur le front ukrainien semble s’éroder proportionnellement à l’augmentation de leur solde, l’image du conscrit est toujours celle d’un post-adolescent aux mains de l’État, envoyé sans préparation vers une mort certaine. L’armée russe dispose d’ailleurs d’une pirouette légale, testée dès la seconde guerre en Tchétchénie, coupant court à toute critique. Un appelé peut signer un contrat avec l’armée au cours du service militaire ; depuis quelques mois, il peut même le faire dès le début de son service. Une fois le papier signé, même sous pression ou par la force, il n’est plus un enfant vulnérable que l’on doit protéger, mais un soldat professionnel généreusement rémunéré, dont la participation aux actions armées est présumée volontaire. La signature du contrat change le statut juridique, mais aussi le statut symbolique du soldat aux yeux de la société.
Envoyer les conscrits au front, une ligne rouge en train de céder
Si tabou de l’envoi des conscrits au front est toujours présent, il semble s’éroder petit à petit. Ainsi, le cas d’appelés du contingent tués et faits prisonniers des Ukrainiens dans la région de Koursk n’a pas suscité d’indignation massive de la population russe. Plus exactement, aucun média ni aucune ONG n’ont pu relayer l’inquiétude des mères, ni s’interroger sur le déroulé des événements. Tout au plus a-t-on communiqué sur les échanges de prisonniers dans lesquels des conscrits ont été libérés. Au contraire, cette actualité a été l’occasion pour certaines personnalités russes – hauts gradés militaires, commentateurs, politiques – de faire sauter le verrou, appelant publiquement à l’envoi de conscrits à la guerre.
Si le Kremlin le jugeait opportun, la dernière ligne rouge de l’envoi des conscrits au front pourrait donc être prochainement franchie. Il est cependant difficile d’estimer l’étendue du risque que prendrait le pouvoir politique en imposant cette décision à la population russe.
Anna Colin-Lebedev Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
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