Russie – Kaliningrad, le nouveau défi de Poutine
II menace de rattacher par la force l’exclave de Kaliningrad à la Russie, distante de 370 km. Un territoire pourtant au cœur de l’histoire prussienne.
Mikhaïl Ivanovitch Kalinine, bolchevik de la première heure et président du Présidium du Soviet suprême de 1919 à 1946, ne savait sans doute pas qu’il donnerait son nom à une ville célèbre de la Prusse orientale, l’ancienne Königsberg, autrefois lieu sacré de la culture allemande. Il ne reste aujourd’hui de son passé germanique prestigieux qu’une cité et un territoire de la taille d’un grand département français (15 000 km²), bourré d’armes (dont des missiles nucléaires) et de troupes russes. Cette base avancée sur la mer Baltique est coincée entre la Pologne et la Lituanie. Sa situation est cruciale géostratégiquement pour les Russes depuis l’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède, qui font de cette mer un lac « otanien » aux rives hostiles.
En avril 1945, Königsberg est le théâtre d’une effroyable bataille. La ville a été fortifiée par trois enceintes. Rasée par des bombardements anglo-américains en août, elle recèle des dépôts de munitions et des arsenaux enterrés. Au quatrième jour des combats terribles, les Allemands se rendent. Ils ont perdu 42 000 hommes. 92 000 sont faits prisonniers. 60 000 hommes de l’Armée rouge sont tombés. « Le bastion de l’âme allemande », comme Hitler appelait la vieille cité, est désormais soviétique. Il reste 120 000 habitants. 100 000 mourront des mauvais traitements infligés par leurs nouveaux maîtres. Les 20 000 survivants seront expulsés. Toutes les rues, places et quartiers sont rebaptisés.
En 1967, les Soviétiques rasent le château de brique rouge, siège de l’ordre des chevaliers teutoniques, où régnait le grand maître. Dans sa chapelle ont été couronnés les rois de Prusse. C’est là que la célèbre chambre d’ambre volée par les nazis a été vue pour la dernière fois. L’ordre des chevaliers teutoniques, présents en Terre sainte à la fin du XIIe siècle, est envoyé par le pape combattre les peuples païens prussiens et baltes. Peu à peu, il crée un véritable État qui s’étend jusqu’à la Lettonie. Ils ne se contentent pas, sous leur bannière à la croix noire, de se battre et d’évangéliser. Ils installent des colons allemands, fondent 93 villes, cultivent, assainissent, commercent.
L’ordre commence à décliner après la défaite contre les Polonais et les Lituaniens à Tannenberg, en 1410. Le dernier grand maître, Albrecht de Brandebourg, introduit la Réforme et transforme l’État religieux en un duché laïc. Il fonde également l’université. En 1525, l’ordre est sécularisé. La Prusse teutonique devient le duché héréditaire de Prusse. Un ordre militaire et religieux, dont Königsberg a été une des capitales, a donc participé à la fondation de ce qui deviendra le noyau de l’Empire allemand. Mais ce n’est pas le seul titre de gloire de la ville.
En 1724 y naît Emmanuel Kant. Il y vivra toute sa vie, soit 80 ans. Il aimait se promener tous les jours sur les rives de la Pregel. Il est inutile de rappeler ce que cet immense philosophe, qui dans la lignée des Lumières exalte la réflexion libre de chaque individu et la nécessité de penser par soi-même, a apporté à la pensée occidentale. Enterré près de la cathédrale, imaginait-il que sa ville serait un jour soumise à un pouvoir qui fait tout pour empêcher les êtres humains de penser justement par eux-mêmes ?L’autre enfant de Königsberg a, elle aussi, quelque chose à voir avec la pensée. Hannah Arendt est certes née à Hanovre, en 1906, mais dès l’âge de 3 ans, elle a grandi dans la ville de Prusse orientale. Elle est élevée par une mère progressiste et reçoit une éducation religieuse d’un rabbin social-démocrate. Elle y fait des études de théologie, de philosophie et de philologie. Dès 1933, à l’avènement d’Hitler, elle quitte l’Allemagne. Elle a dénoncé dans ses œuvres avec vigueur le système totalitaire, celui-là même qu’un Poutine met peu à peu en œuvre en Russie.
En fait, la russification de Königsberg est comme le symbole d’une volonté d’éradiquer la pensée critique occidentale. L’un des premiers éditeurs de l’œuvre complète de Kant, Karl Rosenkrantz, estimait que « le trait essentiel de Königsberg tenait à une universalité gouvernée par la raison la plus lucide ». Ce qui expliquait, selon lui, « que la philosophie critique soit née à Königsberg ». À Kaliningrad, il ne reste rien de cet esprit.