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Rwanda: Voyage au bout de l’horreur

publié le 29/10/2006 par Jean-Paul Mari

Reportage au Rwanda pendant les massacres à la machette qui ont causé la mort de cinq cents à huit cents mille hommes, femmes, bébés, enfants, vieillards. Essentiellement des Tutsis.
De Kibagabaga à Kigali…Voyage au coeur du génocide rwandais.

La première rafale fait éclater l’asphalte de la route. Du haut de la colline, à moins de 800 mètres, on nous tire dessus. Une embuscade. Le convoi de l’ONU hésite, ralentit. Déjà ce matin, au même endroit, il a fallu se jeter hors du véhicule pour trouver un abri provisoire. Surtout ne pas s’arrêter, ne pas devenir une cible immobile. Quelqu’un lance un ordre sec au chauffeur: «Accélère! A fond!» Trop tard, une deuxième rafale s’abat sur la colonne.

Les premiers véhicules passent, les autres sont cloués sur place. Nous sommes à 2 kilomètres au sud de Kigali, la capitale, à la hauteur des abattoirs. Il y a là trois Land Rover et un transport de troupes blindé, tous peints en blanc, clairement identifiés par le sigle des Nations unies et de grands drapeaux bleus.

A l’intérieur, des casques bleus, une poignée de journalistes et Bernard Kouchner, qui a passé la journée au siège du gouvernement rwandais pour tenter de négocier l’évacuation d’une centaine d’orphelins prisonniers de la capitale. Des enfants tutsis. De la même ethnie que le combattant du FPR, là-haut sur la colline, penché sur le viseur de sa mitrailleuse lourde. Mais lui ne le sait pas. Son travail est d’interdire le passage. Et derrière nous, les Hutus des troupes gouvernementales cherchent à le forcer.

Nouvelle rafale. Le bruit et la force des explosions sur le sol ne laissent aucun doute sur l’arme utilisée: une mitrailleuse antiaérienne, calibre 12.7, capable de percer 10 centimètres de blindage à 300 mètres de distance, mortel jusqu’à2 kilomètres. Les impacts hachent les branches d’arbres alentour, font éclater un petit mur d’argile et nous plaquent dans le fossé, le nez dans la boue. Avec son poste radio, un officier fidjien demande au QG de négocier d’urgence un cessez-le-feu. Un major tunisien, debout sous le feu, fait approcher son transport de troupes, à 2 mètres du fossé. Aussitôt, venu de la colline, le coup de massue d’un tir direct entame le blindage au-dessus de la roue avant. C’est clair, on vise l’ONU.

Loin derrière nous partent quelques obus de mortier gouvernementaux en direction de la colline rebelle. La réplique immédiate fait voler la terre du fossé et un ricochet blesse légèrement un fonctionnaire onusien à l’oeil gauche. Des véhicules chargés de militaires rwandais profitent de la confusion pour passer à toute allure. Volée de balles. Le temps passe et l’obscurité menace. La mitrailleuse continue à nous interdire tout mouvement.

Au bord de cette route, avec la nuit et les combats, la situation risque de devenir intenable. Des maisons environnantes sortent alors trois femmes africaines, la pipe à la bouche et un énorme ballot sur la tête. Avec une lenteur qui donne le frisson, elles prennent, en pleine bataille, le chemin de l’exode. Il faudra quarante-cinq minutes et quelques impacts de plus avant d’obtenir un arrêt du feu, s’engouffrer dans le blindé… pour se faire arrêter et fouiller, quelques instants plus tard, en plein centre-ville, par des miliciens hutus, de l’autre camp, casquette sur la tête, regard haineux et machette à la main, toujours à la recherche de civils tutsis à massacrer.

Le lendemain, l’ONU recevra un message expliquant que les tirs n’étaient pas intentionnels. Sans doute une «erreur». Comme l’expliquent tour à tour les deux camps. Quand les obus de mortier tombent avec une belle régularité sur le quartier général des Nations unies, quand ils blessent deux soldats ghanéens obligés de s’enterrer comme des rats à l’aéroport, quand ils en tuent un autre en plein milieu d’un stade bourré de réfugiés ou quand les balles ont touché neuf fois en une semaine le minibus d’un fonctionnaire canadien qui fait la navette sur la ligne de front, son grand drapeau bleu troué flottant à la fenêtre.

Pour arriver de Nairobi à Kigali, il a d’ailleurs fallu monter dans plusieurs avions de l’ONU. L’un a fait demi-tour en plein vol, à cause des combats, et l’autre a eu à peine le temps de se poser en bout de piste, d’ouvrir ses portes arrière, de décharger une caisse, de recevoir une volée de balles dont plusieurs ont touché la carlingue, et de redécoller en catastrophe. Deux minutes plus tard, un obus de mortier s’est écrasé sur la piste à la place de l’appareil. Une «erreur» de plus. A bord, les hommes étaient blêmes de peur et de rage. Etre casque bleu à Kigali ressemble souvent au vol du pigeon dans un champ de tir. Ils le savent et n’y peuvent rien.

La Minuar, Mission des Nations unies pour l’Assistance au Rwanda, porte un joli nom, mais son mandat a été conçu pour maintenir la paix et favoriser l’application d’accords signés par les deux camps: le gouvernement, à forte majorité hutu, et les rebelles du FPR, à forte majorité tutsi. Depuis, la paix a volé en éclats, mais le mandat onusien est resté le même. Au plus fort des massacres, la communauté internationale a pris deux grandes décisions: évacuer les étrangers et réduire le nombre des casques bleus! Ne restent que 400 soldats et observateurs, ghanéens, tunisiens, sénégalais, canadiens, polonais, maliens… Disciplinés, solidaires, courageux, stoïques. Et impuissants.

«L’ONU fait trop peu et trop tard, grince un Nigérian. Ici, les milices ne respectent que la force. Si on a peur de l’utiliser, alors il faut rester chez soi!» L’Africain est écoeuré: «A l’heure où tout le continent devrait célébrer la victoire de Mandela, nous devons rester là à suivre deux bandes de connards qui s’acharnent à s’entre-tuer.» Sur place, le général Romeo Dallaire a demandé au moins 5500 hommes, des blindés et un mandat qui ne ressemble pas à une paire de menottes. De quoi faire autre chose que baisser la tête en attendant de voir tuer ses hommes. De quoi essayer de ravitailler et de protéger les civils, ceux qui n’ont pas encore été massacrés. Depuis il attend.

Dans le grand stade de Kigali, entassés sous les tribunes et sur la pelouse, dans l’église des Saintes-Familles, serrés contre l’autel, dans les orphelinats bourrés de la ville, dans l’hôtel des Mille-Collines, des milliers de réfugiés tutsis, prisonniers en zone hutu, attendent la mort. Autour d’eux il y a des meutes d’assassins qui piaffent et un mince cordon de casques bleus qui essaient de former un fragile rempart. Ces réfugiés tremblent de peur? Et ils ont raison. Tout autour d’eux, ils le savent, le pays ressemble déjà à un immense charnier.

Il suffit de prendre une des pistes de terre qui mènent dans la campagne autour de Kigali. D’abord, on respire en laissant enfin derrière soi le bruit des armes automatiques et des obus de mortier qui torturent la ville. Puis, progressivement, un autre malaise vous saisit, l’impression de quelque chose d’anormal dans le décor. Pourtant, tout est là: la piste défoncée, les plantations, les fermes… Tout? Non. Il n’y a pas un être humain, pas un animal, pas un chant d’oiseau. Rien. Sinon ce silence, dense, malsain. Encore quelques centaines de mètres et on déouvre les maisons ouvertes, pillées. Soudain, l’air sent la mort.

Là, à l’entrée d’une ferme, sur le pas de la porte, le corps d’un enfant, décapité. Un autre corps d’adulte est couché contre la clôture. Plus loin, encore un enfant, 8 ans tout au plus, crâne fracassé. Au bout du chemin, il y a deux ou trois bâtiments, des tables et des chaises posées dans un champ: une école catholique. Dans le champ, on marche à côté d’une tête et d’un morceau de corps, dévoré par les chiens. A une dizaine de mètres, l’autre bâtiment est fermé par une porte de fer. On tourne la poignée, on ouvre et on recule, suffoqué.

Sur un mètre de hauteur, les corps s’entassent, à moitié décomposés. Plusieurs dizaines de femmes, de vieillards, d’enfants, mêlés, serrés les uns contre les autres, allongés ouaccroupis, genoux fléchis, mains sur la tête, dans la position où la mortles a trouvés. Dehors, quelqu’un ramasse un chapelet de métal blanc: «Les gens ont dû beaucoup prier», dit un rebelle tutsi du FPR.

Il explique qu’il leur a fallu une semaine pour prendre ce village, le temps pour les forces gouvernementales deregrouper tous les vil-lageois. De tuer les hommes et d’abattre les animaux. Il vous guide vers une parcelle de terre retournée, montre une fosse commune: «Ici,il y a plus de mille personnes, dit le soldat. Mais avec les combats, on n’a pas pu enterrer tout le monde.» Kibagabaga était un village tutsi. Kibagabaga n’existe plus.

Au Rwanda, il y a des dizaines, des centaines de Kibagabaga. Vers le sud-est, tout au long des 150 kilomètres qui mènent à la frontière tanzanienne, l’air empeste la mort. Vers le nord et la frontière de l’Ouganda. Vers le sud-ouest et la frontière du Burundi. Sur les routes principales, les chemins, partout où il y a des Tutsis mêlés à des Hutus. Le Rwanda pue la mort. A Kigali, il y avait 350000 habitants. Les extrémistes hutus sont sortis, armés de machettes, de gourdins, de casse-tête, de lances, de couteaux ou de piquets de tente. La chasse à l’homme a duré des semaines, aux barrages sur les routes, au coin de chaque rue, dans chaque maison, chaque villa.

Les miliciens, fous de haine, de violence et de sang, ont poursuivi, rattrapé, blessé et achevé indifféremment hommes, femmes et enfants, sur un coin de trottoir, un lit ou une table de cuisine. Une partie de la population hutu s’est cachée ou a fui cette horreur; l’autre a participé à la tuerie. Les casques bleus n’oublieront jamais ces deux femmes rwandaises, deux femmes africaines identiques, chacune avec un bébé enroulé sur son dos. Sauf que l’une poursuivait l’autre avec une machette à la main, qu’elle a rattrapé la femme et son bébé. Et qu’elle les a tués tous les deux.

A Kigali, quand les bennes à ordures municipales ont fini par ramasser les corps, ceux qui ont eu le courage de les compter en secret ont dénombré 60000 cadavres; 60000 victimes sur 350000 habitants d’une capitale. Combien dans tout le pays? Certains parlent de 500000 victimes. Un demi-million d’êtres humains. Le chiffre paraît démesuré. Au début, on hausse les épaules. Au début seulement. Après, on essaie en vain de chasser ce chiffre de son esprit. Et on essaie de comprendre.

Bien sûr, on peut d’un revers de la main balayer les raisons d’une guerre civile pour la ranger au rayon des «massacres interethniques», une façon rapide de dire que deux tribus de nègres s’entre-tuent dans un coin de l’Afrique centrale, comme ils l’ont toujours fait et comme ils le feront toujours. Une façon de dire que nous n’y pouvons rien, que l’essentiel est d’évacuer les expatriés, entendez les Blancs, et d’attendre que la mare de sang sèche au soleil. Fermez le ban. Et penchons-nous sur d’autres massacres plus civilisés.

Sauf que la chose est un peu plus compliquée. Parce que les premières victimes des sinistres Interhamwa, les extrémistes hutus, celles que les hommes à la machette sont venus chercher dans leurs maisons, une liste de noms et d’adresses à la main, étaient des ministres, des fonctionnaires, des militants, tous opposés au gouvernement, des modérés, partisans d’un gouvernement de conciliation. Et pour la plupart ils étaient eux-mêmes des Hutus. Alors?

En réalité, trois lignes de force expliquent cette très sale guerre. D’abord, bien sûr, il y a le conflit entre deux ethnies. Les Hutus, 90% de la population, contre les Tutsis, un peu moins de 10%. La caricature veut que les Tutsis soient les éleveurs, grands et minces, les «aristocrates» du pays, ceux que la colonisation belge a en tout cas choisis comme l’élite du pays. Les autres, les Hutus, sont des paysans – hutu veut dire serf -, majoritaires et autrefois dominés.

Le temps et la cohabitation ont mélangé les ethnies et confondu les types. Ils ont la même langue, les mêmes églises, les mêmes champs à travailler. Reste qu’un Hutu ne mange pas à la table d’un Tutsi. Et réciproquement.

Plusieurs conflits ont éclaté après l’indépendance, et les soldats tutsis qui se battent ici aujourd’hui viennent souvent d’Ouganda, là où ils ont été formés, là où leurs pères se sont réfugiés pendant la guerre en 1959. Reste, enfin, qu’au Burundi, pays voisin dominé par les Tutsis, on a massacré, il y a quelques mois à peine, près de 100000 Hutus. Tout cela laisse des traces sanglantes dans la mémoire ethnique.

Mais la fracture est aussi régionale: entre les Hutus du Sud, écartés du pouvoir par ceux du Nord, qui tiennent le gouvernement. Elle est enfin politique: entre les extrémistes hutus qui noyautent le pouvoir et les modérés, partisans d’un gouvernement uni. Compliqué? Sûrement. Mais pas plus que la problématique yougoslave où personne n’oserait parler de «tribus» serbe, croate et musulmane bosniaque.

Ici, les accords d’Arusha prévoyaient un règlement politique avec un gouvernement de transition à base élargie, l’intégration des deux armées et des élections nationales. Déjà, plusieurs ministres modérés étaient en place au sein du gouvernement. Le président traînait les pieds, mais il semblait contraint au compromis. Et l’on sait que les extrémistes n’aiment pas les compromis.

Au retour d’une séance de négociations, au-dessus de l’aéroport de Kigali deux missiles ont fait exploser l’avion du président dont le corps, projeté du ciel, a été découvert par sa femme dans le jardin familial. Aussitôt les massacres commençaient.

On savait depuis longtemps que les partis extrémistes distribuaient des armes dans tout le pays, que certains bourgmestres traçaient des plans, qu’ils avaient sous la main la liste, maison par maison, des habitants, de leur appartenance ethnique, d’ailleurs portée sur la carte d’identité.

Mais on n’avait pas imaginé qu’en quelques heures seulement partout, dans tout le pays, des groupes de miliciens haineux, ivres, impitoyables tueraient d’abord les opposants et ensuite tout ce qui ressemble à un Tutsi. Comme si tout avait été planifié depuis longtemps pour faire avorter dans le sang tout règlement démocratique de la crise.

Et pendant ce temps-là, la radio du Rwanda ne lançait qu’un seul message: «Tue! Tue! Tue!» Tout ce qui ressemble à un Tutsi, ces soldats venus de l’Ouganda, ces étrangers accompagnés par des mercenaires blancs, les Belges surtout: «Tuez les Belges!» Message reçu. Les groupes organisés vont directement au domicile du ministre de l’Information, de l’Agriculture, du Travail, et chez le président de la Cour constitutionnelle. Ils en ressortent les machettes tachées de sang.

Le Premier ministre, une femme, est protégée par dix casques bleus belges. Ils sont submergés, elle s’enfuit, on la rattrape, on la tue. Les soldats belges doivent rendre leurs armes à des hommes de la garde présidentielle. On les amène au Camp Kigali, dans une caserne. Coups de crosse, insultes. Quatre casques bleus africains présents sont chassés de la caserne. Ils entendent les cris, les gémissements et les supplications. Puis des coups de feu.

On retrouvera les cadavres des soldats belges tellement mutilés que la Minuar dénoncera ces «méthodes d’une barbarie que la conscience universelle croyait à jamais révolue».

Personne n’est épargné. Nulle part. Kigali, tout le Rwanda à portée des milices devient un pays de cauchemar. Et aujourd’hui, quand entre deux embuscades on réussit à aller voir à Gitarama les représentants d’un gouvernement hier encore soutenu par la France, c’est pour s’entendre dire que «ce que les gens ont appelé des massacres est dû au fait que… la population s’est fâchée».

Quant au nouveau Premier ministre, celui qui a pris la place d’une femme achevée à coups de machette, il vous regarde droit dans les yeux en expliquant d’une voix posée: «Il n’y a qu’un seul moyen de faire cesser la guerre, c’est de régler le problème ethnique. Vous m’entendez? La solution est… ethnique.» Par la purification? Peut-être.

Sauf que la guerre est en train d’emporter tout le Rwanda sur son passage. Deux millions de réfugiés ont déjà pris la route de l’exode. A 160 kilomètres de là, à la frontière tanzanienne, il y a un pont au-dessus des chutes de Rusumo. D’abord, il n’y a que le bruit de l’eau, cette vapeur qui vous mouille le visage. En bas, la rivière, lourde de boue ocre, épaisse, grasse, écoeurante. Coincés dans un tourbillon, trois corps gonflés et blanchis tournent depuis des jours.

Plus loin, posé sur un rocher, contre un arbre ou noyé dans la masse des feuilles vertes qui flottent, on découvre une quinzaine d’autres cadavres informes. Il y a quelques jours, les gardes frontière en comptaient plusieurs dizaines par heure, mutilés, mains liées dans le dos, portés par la crue, sur plusieurs centaines de kilomètres, de la frontière du Burundi jusque vers le lac Victoria qu’ils commencent à empester, trop nombreux, même pour les crocodiles de la région.

On voudrait s’arrêter là. Ne plus rien voir. Mais il y a encore ces 18 kilomètres en terre tanzanienne, ces files de femmes qui marchent, à deux mètres l’une de l’autre, avec un chargement de deux mètres cubes de bois arrachés à la forêt et, tout au bout du chemin, 50000 feux de bois, 200000 réfugiés et une montagne qui fume.

Benako est le plus grand camp de réfugiés au monde. Toutes les organisations humanitaires de la terre sont là pour tenter d’éviter le pire. Il y a ce lac d’eau boueuse qui commence à s’épuiser, ces gosses qui toussent de plus en plus fort, ceux qui meurent de pneumonie, ces cinquante tonnes d’excréments par jour qui commencent à empoisonner l’air et bientôt l’eau du camp.

Derrière eux, le Rwanda pue la mort; ici, le camp sent l’excrément. Ils sont tous là: les assassins qui ont jeté leur machette pleine de sang à la frontière et ont fui les représailles; leurs victimes, ceux qui ont vu leur femme, leurs parents ou leurs enfants abattus d’un grand coup de hache à la base du cou, comme un animal qu’on immole; ceux qui ont fui les balles et les obus des combats; ceux qui ont suivi; les Tutsis à côté des Hutus. 200000 personnes que la voiture fend comme une vague lourde, épaisse, comme si on fendait un seul corps, sa fatigue, son épuisement, la maladie de ce corps douloureux, le poids de ce qu’il porte en lui, la chaleur, la soif, la faim et surtout la mémoire de tous ces morts derrière eux, cette présence obsédante d’un peuple de noyés.

On ne roule pas, on nage dans cette masse liquide de réfugiés, à travers toute la viscosité du malheur, à petites brasses douloureuses, en essayant soi-même de garder la tête hors de l’eau. On fuit.

Pour retrouver Kigali, ses explosions et ses balles traçantes entre les collines. On ouvre un oeil vers cinq heures du matin, sans avoir vraiment dormi. Les deux camps se sont battus toute la nuit. Cette fois, ni la nuit ni la pluie ne les a arrêtés. La radio annonce que les Etats-Unis aimeraient une action progressive et l’envoi de quelques dizaines d’observateurs…

On pense aux morts de Kibagabaga, aux réfugiés de Benako, à ces pauvres 400 casques bleus qui demandent du renfort et aux milliers d’otages coincés au stade, dans un hôtel ou dans une église de Kigali ou d’ailleurs, ces milliers de personnes qui attendent d’être massacrées.
On regarde la pluie tomber et on se dit que toute l’eau du monde n’arrivera pas à laver ce qui se passe ici.

A voir absolument: le reportage photo de Christophe Calais sur le génocide


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