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Saddam Hussein : Un procès sans conviction

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Son père a érigé la brutalité en religion d’Etat. Elle a essayé de le fuir à l’étranger avec l’homme qu’elle aimait. Il les a retrouvés, leur a accordé son pardon et promis l’impunité, avant de faire abattre son mari, le traître. Puis il l’a forcée à demander le divorce posthume et l’a envoyée vivre, silencieuse, dans une villa entourée d’hommes armés. Raghad, fille et victime de Saddam Hussein, a toutes les raisons de maudire son père, de jouir de la chute du tyran et de vivre son procès comme une vengeance.
Tout commence dans le désert d’Irak, une nuit du 8 août 1995, dans un convoi officiel qui roule vers la Jordanie, protégé par une escorte du régime. Dans une voiture, Raghad Hussein tremble d’être arrêtée avant la frontière. A ses côtés, Hussein Kamel, 37 ans, son mari, ministre de l’Industrie et des Minéraux, patron des programmes militaires interdits, l’homme qui a construit pour Saddam un arsenal de mort fait de missiles à longue portée, d’armes chimiques, bactériologiques, et qui a cherché à obtenir la bombe nucléaire. Vingt ans plus tôt, on le voyait, simple garde du corps de Saddam, courir à côté de la voiture présidentielle. Après son mariage avec Raghad, son ascension est fulgurante. Il est brillant, discipliné, ambitieux. Son efficacité dans la répression des chiites après la guerre du Golfe lui vaut d’être nommé ministre de la Défense. Au sommet de l’Etat, il se heurte à Oudaï, le fils de Saddam, un psychopathe qui fait enlever les femmes qu’il remarque dans la rue pour les violer, adore assister aux séances de torture et abat tous ceux qui l’irritent.
Quelques jours avant la fuite, sur un parking de Bagdad, Oudaï, jaloux de Hussein Kamel, a sorti son arme et ouvert le feu, blessant un témoin à la jambe. Hussein Kamel a compris le danger. Dans sa fuite, il entraîne son propre frère Hassan, un officier supérieur de la garde nationale marié à Rana, l’autre fille de Saddam Hussein. Officiellement, les deux gendres et leurs épouses partent pour une conférence en Bulgarie. A la frontière, personne n’ose leur demander leur passeport. A Amman, ils quittent leur escorte, trouvent un taxi et se font conduire dans un hôtel où les attendent les conseillers de la CIA. La défection est un énorme scandale. Saddam Hussein veut la mort des traîtres et lance Oudaï à leur poursuite. Echec. Hussein Kamel parle et il connaît tous les secrets des armes que l’Irak dissimule.
Six mois plus tard, convenablement débriefé, l’ex-dignitaire du régime a perdu son intérêt pour les services occidentaux. De Bagdad, Saddam, tout miel, implore le retour des siens en leur jurant pardon, amour et protection. Le 20 février 1996, les fugitifs prennent la décision insensée de repasser la frontière. Dès leur arrivée à Bagdad, Raghad et sa soeur sont isolées et placées en résidence surveillée. Quatre jours plus tard, c’est Ali Hassan al-Majid, oncle d’Hussein Kamel et parrain de son clan, qui est mis en demeure de prouver sa loyauté envers Saddam. L’homme, surnommé « Ali le chimique », a dirigé le bombardement au gaz moutarde d’Halabja au nord et le massacre des chiites au sud. Les traîtres, Hussein Kamel et son frère, sont sauvagement assassinés : l’honneur est sauf. Et Raghad, veuve de l’homme dont elle était follement amoureuse, ne réapparaît plus en public. Jusqu’à la chute de Bagdad où elle reprend, seule, la route vers Amman.
Oui, Raghad la veuve a toutes les raisons de haïr son tyran de père. Aujourd’hui, pourtant, c’est elle qui lui envoie des cigares cubains par la Croix-Rouge, choisit les avocats et dirige le comité de défense de Saddam Hussein ! Entre la chute et le procès, la figure de Saddam, « héros et prisonnier des envahisseurs américains », est restée populaire dans le monde arabe. Les fils de Saddam, Oudaï le psychopathe et Qoussaï le dauphin, sont morts l’arme au poing dans l’assaut donné par les forces américaines. Et Raghad reçoit la visite de nombreux baassistes, exilés irakiens qui viennent saluer celle qui porte toujours son nom. Du coup, ce n’est plus la femme blessée, veuve d’Hussein Kamel, qui parle mais la fille de Saddam, l’héritière politique, qui a décidé, à 37 ans, « d’épouser une carrière politique » et qui affirme : « C’est mon destin. Je dois lui succéder. » Le reste ne relève que du bon usage politique d’un étrange procès.
Les Etats-Unis rêvaient d’un grand tribunal, façon Nuremberg, avec une procédure longue et parfaitement maîtrisée. Sur le banc des accusés, un des tyrans les plus sanglants de l’histoire, au bilan impressionnant : 180000 Kurdes assassinés, 450 villages rasés, le gazage d’une population civile à Halabja, 200000 chiites massacrés après la guerre du Golfe, 200000 disparus, près de 700000 soldats sacrifiés pendant la guerre contre l’Iran, 900000 personnes déplacées, la découverte des chambres de torture et la mise au jour depuis 2003 de plus de 300 charniers dans le pays. Génocide, crimes de guerre et crime contre l’humanité, du sang, du sang et encore du sang : la cause était entendue.
Un procès de ce genre, suivi et reconnu par la communauté internationale, aurait pu légitimer une guerre qui, faute de mandat de l’ONU et d’armes de destruction massive, a mis fin aux massacres du dictateur. Dès le 10 décembre 2003, Paul Bremer, administrateur provisoire, crée le Tribunal spécial irakien (TSI) après avoir aboli la peine de mort. Le procès aura lieu en Irak mais il est financé par Washington, les procureurs sont aidés par des hommes de loi américains et ce sont des enquêteurs du FBI qui collectent les preuves. Sur place, personne en dehors des Américains n’a l’expertise pour recueillir les données médico-légales ou transporter par hélicoptère des tonnes de dossiers d’instruction. Quant aux 49 magistrats, ce sont d’anciens juges de province habitués à juger des vols ou des crimes ordinaires. La plupart n’ont pas l’envergure pour affronter un tel dossier et il a fallu les envoyer en stage en Grande-Bretagne pour leur apprendre la différence entre « génocide » et « crime de guerre ».
Très vite, Kofi Annan et l’ONU se démarquent du TSI, que Chérif Bassiouni, expert en droit de réputation mondiale, qualifie de… « tribunal domestique internationalisé ». Entre-temps, le nouveau gouvernement irakien a rétabli la peine de mort, ce qui met un terme à tout espoir de reconnaissance internationale. Si les Américains voulaient prendre leur temps, les Irakiens, eux, sont pressés d’en finir. Et c’est le gouvernement, pas les magistrats, qui annoncera la date du procès, juste après le vote du référendum. Il s’agit de répondre aux chiites et aux Kurdes, principales victimes de Saddam Hussein, qui s’étonnent de la lenteur du processus dans un pays où l’on n’a pas l’habitude de voir un président renversé rester vivant. Mais il faut aussi éviter d’exaspérer les partisans de Saddam, la communauté sunnite essentiellement, à l’approche d’échéances politiques capitales, entre un référendum sur le projet de Constitution irakienne et les élections générales de décembre prochain. Juger Saddam pour « génocide » ou « crimes contre l’humanité », le condamner et l’exécuter, c’est courir le risque de soulever les siens et de faire capoter par le boycott et la violence tout le processus de « reconstruction démocratique » de l’Irak.
En réalité, ce procès embarrasse tout le monde. Sur quoi inculper Saddam ? Sept, douze, quatorze charges ? Rien n’a vraiment été établi. Il faut satisfaire les uns et les autres, à commencer par les Américains pour qui il n’est pas question d’un procès qui poserait la question de la complicité des Occidentaux, ses anciens alliés. Aller au fond du dossier de la guerre Iran-Irak, c’est rappeler que Washington a donné son feu vert à Saddam, l’a aidé à préparer son plan de bataille, lui a offert ses satellites et désigné les cibles à frapper en sachant que Saddam utilisait des gaz de combat. C’est reconnaître que l’Amérique et l’Europe, tétanisées par la peur de la révolution de Khomeyni, ont encouragé une guerre de tranchées contre l’Iran : une boucherie. Evoquer le massacre des civils d’Halabja, c’est révéler que les gaz mortels, moutarde ou neurotoxiques, provenaient d’Allemagne ou étaient fabriqués sur place dans des usines équipées par la France et l’Amérique. Ouvrir le dossier de l’écrasement de l’insurrection chiite au lendemain de la guerre du Golfe, c’est se demander pourquoi, après avoir lancé un appel à la révolte, le président Bush père a laissé les hélicoptères de la Garde républicaine massacrer les insurgés du Sud.
Fourniture d’armes, soutien politique, aveuglement volontaire et realpolitik… chaque chapitre des crimes met en cause ceux qui ont permis à Saddam de se maintenir au pouvoir, d’être ce qu’il est devenu. Restait un crime, presque « mineur » comparé aux autres, le massacre des habitants du village de Doujail. Un jour de juillet 1982, le convoi présidentiel y essuie des coups de feu. Saddam réplique avec sa brutalité habituelle : 143 morts. Le dossier est circonscrit, il ne risque pas de mettre en cause un pays tiers et la peine prévue est la peine de mort, c’est donc pour ce crime précis que Saddam Hussein est jugé ce 19 octobre.
Un dernier point inquiétait les Américains et les Irakiens : le comportement de Saddam Hussein lui-même. Lors de sa première comparution devant le juge, six mois après sa capture, on a découvert un homme droit, regard noir et sourcils épais, sûr de lui et au charisme intact. Dès les premières questions de routine posées par le jeune magistrat, Saddam attaque : « – Profession : ex-président de la République ? – Je le suis toujours ! Par la volonté du peuple. – Lieu de résidence : Irak ? – Chaque maison irakienne peut être la mienne. » Et quand le juge parle de loi, Saddam le coupe : « – La loi ? Quelle loi ? Rappelle-toi que tu juges au nom du peuple. Ne te réfère pas à ces forces que ton peuple qualifie de forces d’occupation ! » Soudain, apparaît le spectre d’un dictateur capable – façon Milosevic – de prendre en main son procès, de renverser les rôles et de se faire accusateur devant les caméras du monde entier. Au point que les conseillers juridiques américains insistent pour que Saddam ne s’exprime à la barre que par l’intermédiaire d’un avocat.
La précaution ne semble plus nécessaire aujourd’hui. Lors de sa dernière comparution, le 21 juillet, c’est un détenu pâle, au regard absent, parlant d’une voix lente et décousue qui répond à ses juges. La barbe a blanchi, le corps est penché, la démarche lente et fatiguée : un homme brisé par l’isolement, en pleine dépression. Dans la lettre qu’il fait parvenir à ses proches (voir encadré), il apparaît résigné, incapable de se battre. Tout est prêt : un procès étouffoir, un criminel vaincu, un dossier d’accusation balisé, un verdict garanti. Avant d’autres procès, plus tard, pour les autres charges, et un processus juridique qui risque de se perdre dans les sables de l’Irak. Et tant pis pour les victimes, pour ceux qui rêvaient d’un grand tribunal, avec des témoins en chair et en os, un procès qui aurait fait avancer les pays qui ont trop souffert de la dictature. Il s’agit seulement de procéder à un rituel, un procès qui condamne l’accusé, épargne l’occupant et mette un terme à l’embarras du nouveau gouvernement irakien. Un arrangement.

JEAN-PAUL MARI


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